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Afrique du Sud : Quand la France armait l’apartheid

Le déluge de louanges et contritions ayant accueilli, dans les médias et les milieux de droite français, le décès de Nelson Mandela, relève de ce que l’on pourrait appeler par euphémisme une mémoire plus que courte. Oubliées les anciennes diatribes faisant alternativement de l’ANC un pion de Moscou ou de Pékin et présentant ses responsables comme autant de terroristes fanatisés. Oublié de façon générale le refus français de prendre à son compte les mesures d’embargo préconisées par les Nations unies contre le régime de l’apartheid, comme l’attestait le formidable bond en avant des échanges de notre pays avec celui de Pieter Botha, tout particulièrement pour ce qui concerne les livraisons d’armes.

Le rôle de la France pompidolienne puis giscardienne, aux côtés notamment de la RFA et d’Israël, dans l’accession du pays à l’arme nucléaire ne peut être minimisé, mais il est loin d’épuiser à lui seul la question. Dès 1960, année du massacre de Sharpeville (une soixantaine de morts), de Gaulle s’était opposé au texte de condamnation débattu au Conseil de sécurité ; il récidivait en août 1963 en s’abstenant lors du vote de la résolution demandant aux Etats de « mettre fin immédiatement » aux ventes d’armes à l’Afrique du Sud. Les deux fois, la France était rejointe dans son attitude par la Grande-Bretagne de Harold Mac Millan ; mais un an plus tard (juin 1964), le gouvernement Harold Wilson mettait fin à ce compagnonnage en se déclarant partisan de l’embargo sur les armes prôné par le Conseil de sécurité.

Durant toute la période suivante, la Vème République devint de ce fait et de loin le premier fournisseur du régime d’apartheid en ce domaine1. Les tueries ultérieures de Soweto (1976) furent perpétrées essentiellement avec des armes « made in » ou conçues en France…

On distingue deux phases dans l’évolution de ce très juteux commerce, notait alors la revue Economie et Politique, l’un des rares titres français à s’être à cette période préoccupé du problème2 : dans un premier temps, les livraisons d’armes proprement dites ; auxquelles succédèrent, dans les années 70, des fournitures de catégories de produits industriels et d’apports technologiques connexes au domaine militaire ou dont le caractère stratégique et l’usage militaire ne font aucun doute. Cela en autorisant l’Afrique du Sud à acheter de nombreuses licences de fabrication à des groupes comme Dassault ou Panhard ; lui permettant éventuellement de fabriquer ainsi ses propres hélicoptères, avions, missiles et automitrailleuses…                                                                      Fin 1968, l’aviation sud-africaine disposait de 36 Mirage, d’une cinquantaine d’hélicoptères Alouette et de 16 hélicoptères Super-Frelon. Les chantiers navals Dubigeon-Normandie, à Nantes, avaient reçu commande de trois sous-marins type Daphné. L’armée de terre était équipée de chars AML-60 et AML-90 fabriqués en Afrique du Sud sous licence. De même que le missile air-sol Cactus, appellation locale du Crotale de Thomson-CSF…Des engins de mort qui ne servaient bien sûr pas qu’à la répression interne, mais aussi à de nombreuses opérations contre les pays voisins de la « ligne de front » (Mozambique, Angola, Zambie, Botswana, Zimbabwe, Tanzanie), c’est-à-dire ceux abritant des sièges locaux ou des camps de l’ANC et de ses alliés. Un seul exemple parmi beaucoup d’autres possibles : en 1978, les Mirages vendus à l’Afrique du Sud font quelque 600 morts en pilonnant un camp de réfugiés de la SWAPO, le mouvement de libération de la Namibie, à Cassinga en Angola…                                                                                              Revenons à 1968. L’ANC publiait une brochure accusatrice L’apartheid et la France et, fin de l’année, un éditorial du Financial Mail de Johannesburg avait ce jugement catégorique : « tout bien considéré, la France, parmi les grandes puissances, est vue comme la seule amie de l’Afrique du Sud »… Peu de temps après que le quotidien progouvernemental Die Vaderland ait, lui, publié la lettre d’un lecteur au racisme enthousiaste et reconnaissant : « Lors des revues, le public contemple avec fierté le déploiement de notre armée. Parfois ce sont des chars d’assaut Panhard, construits en Afrique du Sud sous licence, qui ouvrent la marche du défilé. Je ne parlerai pas des autres achats de matériel militaire à la France qui nous permettent de renforcer notre capacité de défense. Cela m’entraînerait trop loin3"         

Et, en l’occurrence, jusqu’à l’arme nucléaire. Dans la deuxième partie des années 60, la France n’avait cessé de s’approvisionner en uranium sud-africain, faisant bénéficier (à partir de 1964) le pays fournisseur de sa technologie en ce domaine. Toutes les accusations exprimées à ce sujet tant par l’OUA que les nations de la « ligne de front » se heurtaient régulièrement à un double démenti – de Pretoria et de Paris – le monde occidental dans son ensemble se contentant d’une réprobation formelle devant la perspective ainsi ouverte, sans chercher à pousser plus avant ses investigations. Même lorsque (en septembre 1979) une première rumeur d’essai dans une île de l’Atlantique Sud, celle du Prince-Edouard, bouleversa le continent. Ce sera seulement en 1993 que le président Frédérik De Klerk reconnaîtra que l’Afrique du Sud disposait bel et bien d’un arsenal de bombes atomiques (six engins à l’en croire), annulant ainsi les démentis réitérés de ses prédécesseurs. Un an à peine avant la disparition officielle du régime de l’apartheid et l’émergence du premier gouvernement de la « nation arc en ciel »…1.Cf Claude Wauthier : Quatre présidents et l’Afrique (Seuil, 1995)

2.Jacques Louis Fath : « Les monopoles français en Afrique du Sud », Economie et Politique n°278, septembre 1977.

3.Texte reproduit dans l’ouvrage cité de Claude Wauthier. Avec cette conclusion que l’on s’en voudrait de ne pas évoquer : « c’est pourquoi toute l’Afrique du Sud peut crier du fond du cœur : vive de Gaulle ! »…

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