Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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A propos du "Prix Nobel" de Fama

Le « prix Nobel » 2013 attribué à Eugène Fama a de quoi étonner – quel que soit le bord auquel on appartient. Car, comme tous les commentateurs n’ont pas manqué de le remarquer, Fama est connu comme étant le père de l’ « hypothèse des marchés efficients », alors que cette « hypothèse » n’a apporté que confusion et faux débats. Quand Fama l’a avancée pour la première fois, il s’est contenté d’une formulation vague : « un marché dans lequel les prix ‘reflètent pleinement’ et toujours l’information disponible est appelé ‘efficient’ ».

L’utilisation de guillemets pour les mots clé « reflètent pleinement » a de quoi surprendre dans une définition. Celle-ci devrait être précise alors que les guillemets signalent une imprécision ! Avec le temps, les guillemets ont disparu, tout le monde ayant l’air de croire que l’on sait – ou que certains savent – ce qu’on entend par là. Il n’en est rien, comme nous le verrons, mais l’expression « marchés efficients » est restée et, avec elle, l’idée selon laquelle il lui est associé une « hypothèse » susceptible d’être testée empiriquement. Le vieux dilemme de l’économie politique – les marchés sont-ils efficaces (le mot français pour « efficient ») ou pas ? – pourrait ainsi être réglée, une fois les données récoltées et les tests mis au point par les statisticiens. Ce qui finalement arrangerait tout le monde : ceux qui pensent que les marchés sont efficaces (disons, pour simplifier, les orthodoxes) et ceux qui ne le pensent pas (les hétérodoxes), chaque camp étant convaincu qu’il a raison – et donc que cela se retrouvera au niveau des données. On ne voit pas d’autre explication au fait que l’expression « marchés efficients » ait pu être si facilement acceptée par l’ensemble de la profession, alors que le bon sens le plus élémentaire aurait dû la récuser dès le départ : tout étudiant de première année en économie sait que le mot « efficient » (efficace) se réfère à un optimum de Pareto, une affectation des ressources idéale, impossible à réaliser dans des économies de marché telles que nous les connaissons (ou imaginons).

L’usage idéologique d’une confusion

Le recours à l’expression « marchés efficients » est donc, dès le départ, une source de confusion. Pourquoi alors avoir attribué le prix à son malencontreux inventeur ? Il est difficile de répondre à cette question. On peut y voir une sorte de reconnaissance de la profession – surtout celle qui opère dans la finance, dont le poids a beaucoup augmenté ces dernières décennies – à l’homme qui a donné une sorte de légitimité académique à l’idée que la finance permet une affectation optimale des capitaux (et donc des ressources), idée qui a servi dans les années 1980-90 à justifier la dérèglementation des marchés financiers et les nombreuses « innovations » qui ont suivi, jusqu’à ce que l’effondrement de 2008 y mette (provisoirement ?) le holà.

C’est seulement après cet effondrement qu’on a pu voir de ci de là quelques articles – le plus connu étant la tribune de Richard Thaler dans le Financial Times du 4 août 2009[1] – attirant l’attention sur le fait que le contenu de l’ « hypothèse des marchés efficients » prend diverses formes dès qu’on cherche à la préciser (pour effectuer des tests, par exemple). Ainsi, pour certains elle n’est qu’une reprise de la thèse déjà ancienne selon laquelle « on ne peut battre le marché » – les gains en Bourse ne sont dus, pour l’essentiel, qu’à la chance –, alors que pour d’autres elle signifie que le cours boursier d’un titre est un bon indicateur, aux aléas près, de la « valeur fondamentale » (ou « intrinsèque ») de l’entité réelle (une entreprise, par exemple) dont il est l’émanation. La première version est largement reconnue comme étant vraie (vérifiée). La seconde est en revanche problématique, dans la mesure où elle fait appel à une « valeur » sous-jacente, qui est donc inobservable : comment tester alors l’existence d’écarts significatifs entre le prix observé du titre et cette valeur a priori  inconnue ? Cette seconde version est pourtant la plus importante d’un point de vue idéologique, puisqu’elle est en rapport avec la thèse selon laquelle les cours des titres en Bourse permettent un fonctionnement optimal de l’économie réelle (production, consommation, etc.) – la seule qui compte, finalement.   

Le malaise que suscite l’hypothèse des marchés efficients dès qu’on essaie de l’expliquer – au-delà de la formule rituelle « les prix reflètent pleinement toute l’information disponible » – transparaît chez beaucoup d’auteurs qui, sans récuser l’expression « marchés efficients », se sentent obligés de l’affubler d’un adjectif : certains parlent de l’« efficience informationnelle », opposée parfois à l’« efficience allocative », d’autres distinguant une « version faible » d’une version « forte » de l’hypothèse. Fama, et le comité Nobel, ne font pas toutefois ce genre de distinguo. Chez Fama, c’est manifestement pour des raisons idéologiques : il se sert de la validité empirique de la première, sur laquelle portent la plupart de ses études, pour suggérer qu’il en est de même pour la deuxième – ce qui est en phase avec ses convictions ultra libérales. 

De la tautologie aux hypothèses jointes

L’article « fondateur » de Fama de 1970 est en soi un objet fascinant. Outre le fait qu’il y donne sa pseudo définition des marchés efficients avec les guillemets pour « reflète pleinement », il se présente comme un revue de travaux, théoriques et empiriques. Il reprend donc les théories existantes (dont Paul Samuelson a donné la version la plus élaborée … et la plus claire), tout en les affublant d’un nom nouveau. Cet article se divise en deux parties, l’une théorique, l’autre empirique –  cette dernière posant moins problème. Fama y montre ainsi comment une nouvelle information concernant un titre se traduit en général par une variation brusque de son prix, prix qui reprend rapidement sa « marche au hasard », à partir de son nouveau niveau. Rien n’empêche de dire alors que le prix du titre « reflète » la nouvelle information. Mais il n’y a aucune raison pour que ce « reflet » traduise ce qui se passe dans la seule « économie réelle » ou « fondamentale » (disons, goûts des consommateurs et structure des coûts des entreprises). Ainsi, les croyances des agents sur les conséquences de la nouvelle information – croyances qui peuvent tout autant porter sur ses effets sur les profits « réels » des entreprises que  sur la façon de réagir des autres investisseurs – jouent un rôle tout aussi essentiel dans la détermination du prix des titres. Elles peuvent être à l’origine de bulles ou de chutes brusques des prix des titres, les unes et les autres « reflétant pleinement » ces croyances, sur la base de « toute l’information disponible ».

Dans la partie théorique de son article, Fama évite en fait la question de l’interférence des croyances et, plus grave, base son analyse – sommaire – sur une équation concernant l’évolution du rendement d’un titre en fonction de sa valeur anticipée qui n’est rien d’autre qu’une tautologie (elle découle de la façon dont on est défini le taux de rendement) ! Un comble pour un article « fondateur ». Il a fallu attendre six ans pour que quelqu’un (Stephen Le Roy) relève cette bévue – alors que l’article était déjà très connu. Reconnaissant tout au plus s’être « mal exprimé », Fama explique alors qu’il va  « présenter le modèle d’une façon différente » - en fait, il propose un modèle, le précédant n’en étant pas un. La principale nouveauté dans cette présentation « différente » est qu’elle  suppose l’existence d’un « modèle d’équilibre », qui engendre des prix pour les titres, prix théoriques qui peuvent être comparés avec les valeurs observées en bourse[2] (). Les tests concernant l’efficience porteront alors sur les écarts entre prix théoriques et prix observés – il y aura efficience si ces écarts ne sont pas significatifs, au sens statistique. Sommé d’être plus précis, Fama est donc obligé de mettre en avant l’existence de ce « modèle d’équilibre » sous-jacent, auquel il va bien falloir donner une forme pour pouvoir effectuer les tests sur l’ « efficience » – c’est-à-dire, sur les écarts entre les prix donnés par le « modèle d’équilibre » et les prix observés. Ces tests vont donc porter, en fait, sur deux hypothèses (l’une sur le modèle sous-jacent, l’autre sur les écarts) : c’est ce qu’on appelle le test sur « les hypothèses jointes » – une horreur pour le théoricien et le statisticien, puisqu’un tel test ne permet pas de trancher sur chacune des hypothèses séparément. Quel que soit le sens qu’on donne au mot « efficience » – en dehors du trivial « on ne peut battre le marché » – l’affaire est donc mal engagée. Le Comité Nobel l’a bien senti, en cherchant à contourner la difficulté pour s’attarder sur les problèmes relatifs au traitement statistique, tout en évitant soigneusement toute allusion aux « marchés efficients » !

Comment le Comité Nobel évite de parler des « marchés efficients »

L’article « fondateur » de Fama remonte à 1970. Sa production la plus importante s’est faite, en gros, les deux décennies suivantes. Pourtant le jury a attendu longtemps pour lui attribuer le prix, alors qu’il l’avait déjà donné à d’autres théoriciens de la finance – Scholes, pour la formule de Black et Scholes, Merton, Miller – plus jeunes que Fama et bien moins connus que lui. Pourtant le contexte lui était alors plus favorable – celui d’avant l’orage de 2008. Il semble n’y avoir qu’une seule explication à cette réticence : les membres du jury sont loin d’être idiots, ils connaissent les écrits de Fama sur le bout des doigts, et ne peuvent manquer de connaître ses bourdes et la faiblesse de ses quelques formulations théoriques. Ainsi, dans les raisons de l’attribution du prix donné par l’Economic Sciences Prize Committee[3], nulle part il n’est fait référence à l’ « hypothèse sur les marchés efficients ». On peut aussi voir une autre preuve de leurs réserves sur Fama dans l’attribution conjointe du prix à un de ses adversaires déclarés, Robert Shiller qui a consacré l’essentiel de ses travaux à contester l’idée que les marchés sont « efficients » – en se plaçant sur le même terrain que Fama mais en choisissant des « modèles d’équilibre » qui conduisent à rejeter sans ambiguïté l’efficience (dans le sens « écarts à la valeur d’‘équilibre’ »). On est en présence d’une sorte de remake du prix attribué à Hayek – gourou ultralibéral dont l’œuvre en économie, outre ses diatribes contre les « constructivistes », se réduit à la portion congrue – mais aussi, en contrepoids, à Myrdal, idéologiquement d’un autre bord que lui.

Evitant soigneusement toute référence à l’efficience[4] – et aux « marchés efficients –, le  comité Nobel prend pour fil conducteur la « prévisibilité » des cours boursiers, en opérant une subtile distinction entre prévisibilité « à court terme » et prévisibilité « à long terme » (celle-ci ne voulant en fait pas dire grand-chose). En gros, Fama s’est essentiellement concentré sur le premier cas – montrant que la plupart des « anomalies » observées permettant une certaine prévisibilité n’en sont pas vraiment ou disparaissent rapidement – tandis que Shiller accorde toute son attention au second. Il utilisant comme prix du « modèle d’équilibre » soit la valeur actuelle des dividendes des entreprises, soit ceux associés au choix d’un « agent représentatif » doté d’une fonction d’utilité ad hoc, il montre que les cours boursiers sont soumis à des oscillations (irrégulières) bien plus fortes que ces prix, les écarts ne pouvant venir du seul « bruit de fond » ou de chocs passagers. L’existence de ces oscillations des indices boursiers permettrait une certaine prédictivité : quand les cours sont à un niveau plutôt bas relativement aux valeurs du « modèle d’équilibre », on peut prévoir qu’ils vont remonter, dans les mois ou les années qui suivent. De même lorsqu’ils sont à un niveau plutôt élevé. Ce qui, toutefois, ne suffit pas pour pouvoir prétendre « battre le marché ».

En se gardant de toute allusion aux « marchés efficients », le comité Nobel efface le plus possible les différences entre Fama et Shiller, en faisant croire qu’ils ont l’un et l’autre, si ce n’est ensemble, permis la progression des connaissances – donc de la science … Il passe très rapidement sur la question essentielle de l’hypothèse jointe – l’expression n’apparaît que dans une note de bas de page –, et ne fait qu’évoquer en passant la « valeur fondamentale » ou les prix « corrects ». En fait, il privilégie les problèmes posés par le traitement statistique – non linéarité, autocorrélations, biais, données à « démêler » - et les solutions plus ou moins satisfaisantes que nos auteurs leur ont apportés.

Les financiers prennent-ils au sérieux tous ces « travaux » qui cherchent à « comprendre le prix des actifs » (titre du compte rendu du comité Nobel) ? On peut en douter. Surtout que Fama et Shiller sont d’accord sur le fait que l’évolution de ces prix dépend d’un tel nombre de facteurs, et d’impondérables, qu’il est illusoire de vouloir la « comprendre ». Là où ils ne sont pas d’accord, c’est que Fama pense qu’il faut laisser faire – les cours boursiers indiquent comment affecter au mieux les ressources – alors que pour Shiller il faut réglementer et contrôler les marchés financiers, pour éviter qu’ils nous envoient dans le mur. Mais cela laisse le comité Nobel indifférent, comme si les travaux des uns et des autres n’avaient aucun rapport avec leurs a priori idéologiques.

 



[1] Article reproduit en annexe de http://bernardguerrien.com/Marcheefficient.doc

[4] Deux ou trois fois il est fait allusion à « l’efficience informationnelle », les auteurs précisant qu’ils entendent par la modification « brusque » du prix d’un titre suite à une information nouvelle le concernant, puis un retour à la normale (marche au hasard).

 

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