Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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L’originalité des crises systémiques (partie II)

Qu’est-ce qui fait système ?

La notion de « crise systémique » renvoie évidemment à l’idée de crise d’un système. Mais derrière cette tautologie se cache tout un mode de pensée en grande partie méconnu ou sous-estimé au sein de la pensée économique hétérodoxe. Dans l’expression « crise systémique », la crise ne peut être considérée comme le seul objet de problématique ; le concept de système mérite lui aussi d’être interpellé. C’est notamment ce qu’a effectué dans les domaines économique et anthroponomique depuis le milieu des années soixante, et plus particulièrement sur le concept de système au début des années quatre-vingt-dix, l’économiste et historien néo-marxiste Paul Boccara. Avec le souci de poursuivre et de développer la pensée de Marx, il a travaillé de manière critique les catégories élaborées par les premiers concepteurs de la théorie des systèmes et de l’information.

Au sens de la pensée moderne, en économie, en physique, en biologie, en linguistique… qu’est-ce qu’un système ? C’est davantage qu’un ensemble structuré composé d’éléments. C’est une entité complexe qui justifie en tant que tel de faire l’objet d’une théorisation. C’est ce que s’est efforcée de faire la théorie des systèmes. Élaborée conjointement par des chercheurs de différentes disciplines, elle s’est particulièrement développée avec l’apparition de l’informatique et de la cybernétique, un peu avant et surtout après la Seconde Guerre mondiale.

Ludwig von Bertalanffy (1901-1972), biologiste d’origine autrichienne est celui qui lui a donné le plus d’ampleur. Dans sa préface à l’édition Penguin de sa « Théorie générale des systèmes », il définit celle-ci comme « une étude scientifique des “tout” et des “totalités” » (1). Pour lui, les systèmes sont « partout autour de nous ». Aussi se donne-t-il pour ambition d’élaborer une « théorie générale des systèmes » rendue possible par le fait « que des aspects généraux, des correspondances et des isomorphismes sont communs aux systèmes » des différentes disciplines scientifiques.

Bertalanffy a commencé à élaborer sa conception des systèmes à partir de ses recherches en biologie. Il considère qu’« il ne suffit pas d’étudier les constituants et les processus de façon isolée, il faut encore résoudre les problèmes décisifs que posent l’organisation et l’ordre qui les unissent; ils résultent de l’interaction dynamique des parties et rendent leur comportement différent selon qu’on les étudie isolément ou comme appartenant à un tout » (2).Cette approche est selon lui également valable dans le domaine des sciences sociales au sein desquelles « le concept de société considérée comme une somme d’individus, d’atomes sociaux (par exemple, le modèle de “l’Homo economicus”), fut remplacé par celui qui considère la société, l’économie, la nation, comme des ensembles organisés au-dessus des parties » (3).

Pour Bertalanffy, la seule différence candidate au titre de différence constitutive du système est celle qui à la fois le rattache et le démarque de son environnement. En somme, le système n’est et ne reste système, il ne se structure et ne se reconstruit sans cesse que parce qu’il a su se différencier d’un environnement qui lui est propre. C’est donc la relation à l’environnement qui est constitutive de la formation du système. Un système est plus que la simple somme de ses parties, c’est un tout constitué de l’ensemble de ses éléments plus l’ensemble des relations qui relient ces éléments entre eux. Un homme, c’est davantage que l’addition de jambes, d’une tête, de bras… Toutefois, il faudra désormais ne pas perdre de vue que la cohérence interne du système n’est que le reflet, la répétition de ce qui différencie l’ensemble de son environnement externe.

D’autres chercheurs, dans d’autres disciplines, parviennent à ce même constat. C’est le cas de Norbert Wiener, le fondateur de la cybernétique, théorie du contrôle des mécanismes technologiques et naturels. Dans nombre de sciences, particulièrement en biologie et en physique, des démarches convergentes se sont affirmées en faveur d’une approche systémique des phénomènes, en rupture avec leur période « classique ». Là où la science classique essayait d’isoler les éléments du domaine observé (composés chimiques, cellules, enzymes, individus…) et pensait pouvoir retrouver l’ensemble ou le système en les additionnant, la science moderne considère que «pour comprendre ces ensembles, il faut connaître leurs éléments mais aussi leurs relations: par exemple le jeu des enzymes dans une cellule, celui des processus mentaux conscients ou non, la structure et la dynamique des systèmes sociaux, etc. » (4).

Établissant une différence entre la machine, au stade technologique actuel, et l’organisme vivant, Bertalanffy définit ce dernier comme un « système ouvert », c’est-à-dire un système « défini par son échange continuel de matière avec son environnement; on constate une entrée et une sortie, une construction et une destruction de ses composants matériels » (5). Bertalanffy fait en outre une remarque tirée de son expérience de biologiste mais qui est certainement valable dans d’autres domaines : « La vie, écrit-il, ne consiste pas en le maintien ou la restauration d’un équilibre, mais essentiellement au maintien de déséquilibres, ainsi que le révèle la doctrine de l’organisme-système ouvert. La recherche de l’équilibre signifie la mort et la décadence. Psychologiquement, le comportement ne cherche pas seulement à atténuer les tensions mais aussi à en construire […] » (6). Mais jusqu’à quel point ces tensions sont-elles susceptibles, par exemple dans le domaine économique et social, de transformer le système jusqu’à changer sa finalité ? Cela Bertalanffy ne l’aborde pas.

De la structure au système : itinéraire de Marx

Dans le domaine économique, Marx s’est, avant la lettre, affirmé comme un penseur systémique. Mais il ne l’a été d’emblée. Il n’y est parvenu qu’à la suite d’un long mûrissement. Il a d’abord pensé le capitalisme en termes de rapports entre structures et forces productives.

Dans un texte appelé à une grande postérité, tiré de la préface à la  Critique de l’économie politique (1859), Marx, prenant en compte l’évolution de sa réflexion depuis ses travaux de jeunesse, résume en ces termes « le résultat général » auquel il est parvenu et qui aurait servi de « fil conducteur » à ses études : « Dans la production sociale de leur existence », écrit-il, « les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées ». Marx explique ensuite, qu’« à un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. […] Alors s’ouvre une époque de révolution sociale » (7) et de crise.

L’apologie simplificatrice de ce texte a conduit à bien des malentendus, son élévation au rang de quintessence de l’analyse marxiste des sociétés en a fait l’aboutissement des recherches de Marx alors qu’il ne s’agit à notre sens que d’un « moment », certes important, d’une pensée qui, essentiellement avec Le Capital, ira au-delà. Marx va procéder progressivement à une refondation de son analyse du capitalisme et de ses crises et commencer à concevoir celui-ci comme un système complexe et celles-là, implicitement et sans aucun doute de manière encore très partielle, comme bien plus que de simples crises des structures. Certes, Marx, au début de cette préface à la Critique de l’économie politique, affirme d’emblée examiner « le système de l’économie bourgeoise » mais il n’en est que sur le chemin. Même s’il a beaucoup travaillé, beaucoup progressé depuis, il en est encore en grande partie à la problématique qui était la sienne en 1848, celle du Manifeste.

Dans le  Manifeste du Parti communiste, Marx et Engels traitent de « la société bourgeoise moderne», de «l’époque bourgeoise », des « rapports bourgeois de production et de circulation », des « rapports bourgeois de propriété ». Ils définissent déjà « l’histoire de l’industrie et du commerce » comme celle de « la révolte des forces productives modernes contre les rapports modernes de production, contre les rapports de propriété qui conditionnent et l’existence de la bourgeoisie et sa domination » (8). À ce titre, ils évoquent « les crises commerciales qui, par leur retour périodique, remettent en question, d’une manière de plus en plus menaçante, l’existence de toute la société bourgeoise » (9). Ils n’identifient bourgeoisie et capital que fort brièvement en affirmant : « La bourgeoisie, c’est-à-dire le capital » (10). Plus loin, ils précisent cependant : « L’existence et la domination de la classe bourgeoise ont pour conditions essentielles l’accumulation de la richesse entre les mains de particuliers, la formation et l’accroissement du capital. La condition du capital, c’est le salariat » (11). Abordant « la position des communistes par rapport aux prolétaires en général », Marx et Engels traitent à nouveau du capital mais du point de vue de sa propriété ; pas de son mode de développement. C’est essentiellement dans  Le Capital, particulièrement dans le Livre troisième, que la rupture sera effectuée.

L’importance du mode opératoire et de la régulation dans l’approche d’un système

Dans cette dernière partie de l’ouvrage, Marx reprend l’idée déjà présente dans le Manifeste et dans la préface de la Critique de l’économie politique que « la contradiction de ce mode de production capitaliste réside dans sa tendance à développer absolument les forces productives, qui entrent sans cesse en conflit avec les conditions effectives de production, dans lesquelles se meut le capital, les seules dans lesquelles il puisse se mouvoir » (12). Plus loin, il note que « le développement des forces productives du travail social est la tâche historique et la justification du capital. Ce faisant, il crée précisément, sans le savoir, les conditions matérielles d’un mode de production supérieur » (13). Mais entre-temps, il s’est efforcé de démontrer que « le taux de profit est la force motrice de la production capitaliste », c’est lui qui imprime une dynamique au capitalisme. En affirmant cela, Marx montre que le rapport entre forces productives et rapports de production est régi par un régulateur: le taux de profit, qui en la matière n’est pas le seul même s’il est le plus essentiel.

Dans ce travail que Paul Boccara qualifiera comme un acte de refondation de son analyse du capitalisme (14), Marx ajoute donc aux structures tous les éléments de régulation : le taux de profit mais aussi les prix de production, la concurrence… Il est en outre un élément régulateur non négligeable, qui ne fait pas que contredire le système mais qui dans certaines limites l’entretient et contribue à le renouveler : ce sont les crises périodiques elles-mêmes. Cela permet à Marx notamment d’éclaircir leur mystère.

Toujours dans ce tome I du Livre troisième du Capital, abordant le développement des contradictions de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, il montre que c’est la «sur-accumulation de capital» (15), conséquence de la surexploitation du travail, qui fait baisser le taux de profit et provoque des crises de surproduction, l’augmentation de la population au chômage. La « solution » à cela, c’est la « mise en sommeil et même [la] destruction de capital ». Dans cette situation « une partie des moyens de production, capital fixe et circulant, ne serait plus en fonction, n’agirait plus comme capital; une partie des entreprises en cours d’installation serait fermée […] Il se produirait une destruction effective de moyens de production bien plus considérable » qu’à l’habitude (16).

La force du capitalisme est d’être à même de tirer parti de ses difficultés, de ses « tensions », comme le dirait Bertalanffy, de ses crises pour se maintenir et même se développer encore. L’arrêt de production, la crise survenus, le recours à de nouvelles technologies, de nouvelles machines, d’autres formes d’organisation du travail préparent un nouvel élargissement de la production. Marx introduit donc ici un troisième élément, ce que Paul Boccara appelle le « mode opératoire technique et social » qui fait référence aux technologies mises en œuvre, au type de productivité, aux formes d’organisation du travail… Il faut noter d’ailleurs que tout de suite après avoir montré les effets contradictoires d’une part de la sur-accumulation de capitaux et de la baisse tendancielle du taux de profit et d’autre part de la dépréciation de capital, Marx consacre tout un point de ce chapitre XV à un addenda traitant du mode capitaliste de développement de la productivité du travail. La mise en œuvre de technologies nouvelles sous contrainte d’un relèvement du taux de profit, permettant à la fois d’économiser du travail vivant et du travail mort par rapport au produit réalisé, favorise d’ailleurs la sur-accumulation des capitaux notamment des capitaux financiers et spéculatifs et provoque un chômage de masse.

Si l’on récapitule, on peut considérer qu’un système est un tout constitué de structures, d’un mode opératoire technique et social et d’un type de régulation (17) et qu’une crise systémique est à la fois une crise des éléments du système et de leur totalité. Marx n’a certes pas théorisé sur l’originalité de sa démarche systémique, mais celle-ci est en grande partie implicite dans ses derniers travaux. C’est ainsi qu’il conçoit le capitalisme comme un « système spécifique […] avec ses interdépendances internes » (18). Et comme un système qui, au travers de ses contradictions et jusqu’à un certain point, se boucle lui-même dans un mouvement en spirale verticale. « Et ainsi, écrit-il, la boucle serait de nouveau bouclée. Une partie du capital dévalué pour avoir cessé de fonctionner retrouverait son ancienne valeur. Pour le reste, les choses décriraient de nouveau le même cercle vicieux sur la base de conditions de production élargies, d’un marché plus vaste, d’une force productive augmentée. » (19)

Au final, une interprétation de Marx réduite au seul jeu des rapports de production et des forces productives, aveugle à l’importance de la question de la régulation et à celle des modes opératoires techniques et sociaux, conduit le plus souvent à privilégier le Livre I et à négliger ses suites. On ne peut pas pourtant réduire l’apport de Marx à la découverte de la plus-value, si décisive soit-elle. Cela d’autant que les crises du capitalisme chez Marx sont conçues comme une forme de développement de l’antagonisme entre le travail et le capital. Le rabougrissement de son œuvre permet à certains de ramener leur ambition transformatrice à une simple répartition plus équitable des richesses créées. Or, Marx est allé bien au-delà, traitant des cycles, des crises, des mécanismes de dévalorisation du capital… commençant à discerner des issues au système, si partielles soient-elles. 

(1) Ludwig von Bertalanffy, Théorie générale des systèmes, Dunod, 2002, réédition de l’ouvrage publié en 1968, page XV.

(2) Idem, p. 30.

(3) Idem, p. 30.

(4) Idem, « préface à l’édition Penguin », p. XV.

(5) Idem, p. 145.

(6) Idem, p. 196.

(7) Contribution à la critique de l’économie politique, préface de la « Critique de l’économie politique », p. 4.

(8) Manifeste du Parti communiste de Karl Marx et Friedrich Engels, éditions de l’Humanité, 2008, p. 10.

(9) Idem, p. 10 et 11.

(10) Idem, p. 11.

(11) Idem, p. 17.

(12) Le Capital, Livre troisième, tome I, chapitre XV, éditions sociales, 1971, p. 270.

(13) Idem, p. 271.

(14) Cf. les revues Issues et Économie et Politique.

(15) Idem, p. 264.

(16) Idem, p. 266.

(17) Cf. « En deçà ou au-delà de Marx ? Pour des systémiques ouvertes en économie et en anthroponomie », La Pensée », n° 303, 1995.

(18) Le Capital , Livre troisième, tome 1, chapitre XV, Éditions sociales, 1971, p. 269.

(19) Idem, p. 267-268.

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