Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Programme de stabilité 2013 : quelle alternative pour l’emploi et les services publics ?

Le programme de stabilité de la France pour la période 2013-2017 a été présenté à l’Assemblée le 23 avril et au Sénat le 24 puis transmis à la Commission européenne. Conforme au nouveau cadre mis en place par le « traité sur la stabilité, la convergence et la gouvernance européenne », il constitue une sorte de synthèse de la politique économique du gouvernement français. Reposant sur un scénario conjoncturel dépourvu de crédibilité, il enferme l’économie et les finances publiques elles-mêmes dans les cercles vicieux de l’austérité et de la récession. Les voix de plus en plus nombreuses qui s’élèvent pour critiquer les excès de l’austérité budgétaire gagneraient à prendre en compte l’exigence d’une réorientation radicale des politiques économiques, reposant sur la sécurisation de l’emploi et de la formation, le développement de nouveaux services publics et la réorientation du crédit bancaire contre la dictature des marchés financiers.

Le programme de stabilité du gouvernement français pour 2013

Un cadre institutionnel alourdi par les crises successives de l’euro

Au commencement étaient les critères de convergence de Maastricht, limitant le déficit des administrations publiques (1) à 3 % du PIB et la dette publique à 60 % du PIB. Dès ce moment, la Commission européenne avait mis en avant un critère supplémentaire qui n’avait pas encore force de loi dans les traités : l’équilibre « structurel » des comptes, avec une limite du déficit à 0,5 % en moyenne sur un cycle économique.

Après le passage à l’euro, ces critères sont devenus ceux du Pacte de stabilité pour les pays membres de l’Union monétaire. La crise de l’euro, manifeste depuis 2010, a conduit à multiplier les directives venant durcir les restrictions aux politiques budgétaires. En effet, à chaque renforcement des mécanismes de soutien aux dettes publiques des pays attaqués, l’Allemagne a réclamé en contrepartie un contrôle plus sévère des politiques budgétaires de l’ensemble des pays de l’UE.

Ce processus a conduit à la signature, en mars 2012, du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) par 25 États de l’UE sur 27 (tous sauf le Royaume-Uni et la République tchèque). La principale innovation de ce traité est d’instaurer dans tous les pays signataires une « règle d’or » qui les contraint à engager automatiquement une politique d’ajustement lorsque le déficit « structurel » dépasse 0,5 % du PIB sur une année donnée ou 0,25 % sur deux années consécutives. En outre, en cas d’excès de dette par rapport à la référence des 60 % du PIB, l’écart doit se réduire au rythme moyen d’un vingtième par an.

En outre, un « paquet » de deux règlements européens, dit two-pack, qui n’est pas encore formellement adopté mais a fait l’objet d’un accord politique à l’échelon européen, stipule que chaque État doit soumettre chaque année à la Commission, au plus tard le 15 octobre, son projet de plan budgétaire pour l’exercice suivant, et que la Commission a le pouvoir d’en demander une révision.

Après avoir ratifié le TSCG, le 22 octobre 2012, la France en a transposé les dispositions dans son droit national en adoptant une loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques et une loi de programmation des finances publiques pour la période 2012-2017. C’est dans ce cadre que se situe la présentation du programme de stabilité.

Un objectif : réduire le « déficit structurel » en taillant dans les dépenses

Le programme de stabilité est entièrement présenté sous l’angle de la réduction du « déficit structurel », c’est-à-dire d’un déficit que l’on suppose corrigé des fluctuations de la conjoncture (voir encadré).

Cette réduction serait de 1,2 point de PIB en 2012, de 1,8 point en 2013 puis elle se modérerait à partir de 2014 de façon à maintenir un solde « structurel » équilibré à partir de 2016.

Cette présentation des choses permet de justifier le maintien d’un solde des finances publiques au sens de Maastricht supérieur à 3 % en 2013, et encore légèrement négatif (-0,7 %) en 2017. La France sortirait ainsi de la procédure de « déficit public excessif » en 2015… pour entrer dans la procédure « préventive » du PSC : « taux de croissance de la dépense nette des mesures nouvelles en recettes inférieur à la croissance potentielle ».

Dans une logique typiquement « néolibérale », les mesures prévues par le programme de stabilité reposent pour 70 %, sur une restriction des dépenses publiques : «Le respect de la trajectoire de solde structurel reposera sur des efforts de tous les acteurs concernés. Le Gouvernement a lancé un exercice ambitieux de modernisation de l’action publique (MAP) dont l’objectif est d’évaluer d’ici 2017 l’intégralité des politiques publiques menées par les différentes administrations publiques, en associant étroitement les usagers, les agents et les acteurs de ces politiques au diagnostic porté sur l’efficacité de la politique concernée, ce qui favorisera l’appropriation et le succès de la démarche et concourra à une évolution maîtrisée de la dépense publique. Ainsi, les dépenses de l’État hors dette et pensions baisseront de 1,5 milliards d’euros en 2014, les priorités du Gouvernement en faveur de l’emploi et de la lutte contre la pauvreté étant financées par redéploiements. Les concours financiers aux collectivités locales seront réduits de 1,5 milliards d’euros en 2014 puis de 1,5 milliards d’euros supplémentaire en 2015. Les administrations de sécurité sociale participeront à l’effort de maîtrise de la dépense publique. Outre les efforts déjà programmés sur l’assurance maladie, les partenaires sociaux ont conclu un accord sur les régimes complémentaires de retraites qui contribuera au redressement des comptes publics, et renégocieront la convention de l’assurance chômage fin 2013. Des travaux sont par ailleurs engagés pour assurer l’équilibre à moyen terme des branches vieillesse et famille de la Sécurité sociale (mission confiée à M. Fragonard et commission présidée par MmeMoreau)».

Les mesures portant sur les recettes fiscales restent, quant à elles, de portée relativement modeste : « En prélèvements obligatoires, des mesures seront prises pour contrebalancer la baisse de rendement en 2014 de mesures prises pour 2013 (éléments déjà anticipés dans la trajectoire de la loi de programmation), compenser les rendements inférieurs aux prévisions (taxe sur les transactions financières principalement) et les mesures censurées par le Conseil constitutionnel, réduire les niches fiscales notamment pour respecter l’objectif de stabilisation des niches fiscales en valeur fixé dans la loi de programmation des finances publiques, et intensifier la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale».

L’objectif est bien, non seulement de commencer à faire baisser le ratio dette / PIB à partir de 2015, mais surtout de réduire dès 2014 la part des dépenses publiques dans le PIB. Tout cela est cohérent avec la volonté de montrer que le gouvernement français est un « bon élève » des politiques d’austérité, même si les critères du Pacte de stabilité sont loin d’être atteints.

La réaction de la Commission européenne est révélatrice du piège où cette stratégie enferme les politiques économiques en Europe. Bien qu’elle ait révisé à la baisse ses prévisions de croissance, avec un déficit public supérieur à 4 % en 2014 en France, la Commission a accepté de repousser de deux ans l’échéance du retour à la norme des 3 %... mais avec une « contrepartie » : encore plus de restrictions dans les dépenses publiques et encore plus de flexibilité du marché du travail ! Comme l’a dit Pierre Laurent à la marche du 5 mai, il ne s’agit pas là de deux ans de répit mais de deux ans de chantage.

Une stratégie vouée à l’échec

Le refus d’affronter les marchés financiers

La présentation du programme de stabilité signe la poursuite de la stratégie choisie par le gouvernement depuis son installation.

Participent de cette stratégie le ralliement à l’objectif de retour à l’équilibre des finances publiques en 2017, la faiblesse des initiatives présentées comme visant à modifier les politiques européennes en faveur de la « croissance », le maintien du tabou de la politique monétaire et de la BCE lors de la création de la Banque publique d’investissement et dans la « loi de séparation et de régulation bancaire ».

Et bien sûr dans la transposition législative de l’accord interprofessionnel sur la flexibilisation du marché du travail. Rendre plus précaire la situation de tous les salariés pour faire baisser le coût du travail fait partie de ce que les partisans de l’austérité budgétaire appellent les « réformes structurelles » destinées, selon les théories néolibérales, à renforcer la compétitivité et à rendre possible la réduction des dépenses publiques via un redémarrage, à terme, de la croissance.

Tétanisés par les exemples espagnol et italien, les dirigeants socialistes ont fait le choix de tout faire pour essayer d’éviter une spéculation financière contre la dette publique française – donc, non seulement de se présenter en « bons élèves » de l’austérité budgétaire mais aussi de poursuivre la libéralisation de l’économie commencée il y a trente ans. Ils comptent ensuite sur le retour de la croissance pour retrouver des marges de manœuvre qui leur permettront, espèrent-ils, de répondre aux attentes de l’électorat à temps pour les échéances électorales de 2017. On peut déjà constater que le pari du redressement de l’emploi dès 2013 est perdu. Mais c’est l’ensemble de la perspective conjoncturelle sous-jacente à la politique actuelle – et au programme de stabilité – qui est extrêmement peu crédible.

Un pari conjoncturel dépourvu de crédibilité

Selon le gouvernement, la croissance serait de 0,1 % en 2013, de 1,2 % en 2014 et s’installerait ensuite à 2 %, soit un peu au-dessus du « taux de croissance potentiel ». C’est toujours l’hypothèse, décalée dans le temps, d’une reprise conjoncturelle qui améliorerait les marges de manœuvre politiques dans la deuxième moitié du quinquennat.

Une réfutation en règle du scénario gouvernemental vient d’un organisme qui fait pourtant partie de ce scénario : le Haut-Conseil des Finances publiques créé par la loi organique relative à la programmation et à la gouvernance des finances publiques du 17 décembre 2012, et à qui le programme de stabilité a été soumis.

Le rapport qu’il a rendu met systématiquement en doute toutes les hypothèses du gouvernement – sans doute pour justifier par avance un prochain avis qui réclamerait encore plus d’austérité.

Le Haut-Conseil commence par signaler « que les prévisions de croissance associées aux programmes antérieurs ont été systématiquement affectées d’un biais optimiste ».

Il rappelle ensuite que « les tensions dans la zone euro ne peuvent être considérées comme résorbées », avec notamment l’effet négatif, sur la disponibilité des financements bancaires des entreprises, des normes bancaires dite, de Bâle III, et avec la persistance des incertitudes qui pèsent sur les débouchés italiens et espagnols des exportations françaises.

À l’inverse, la réduction des coûts salariaux engagée dans ces pays devrait avoir pour effet (c’est d’ailleurs leur but) de dégrader relativement la compétitivité de l’économie française. Le Haut-Conseil ne cache pas ses doutes sur l’efficacité des mesures de libéralisation et de soutien aux profits prises par le gouvernement, nommément le « crédit d’impôt compétitivité-emploi » (CICE).

Il juge bien optimistes les hypothèses gouvernementales sur l’évolution du taux d’épargne, sur celle des salaires en période de fort chômage, et sur l’investissement des entreprises.

En ce qui concerne les perspectives à moyen terme, qui sont au demeurant peu enthousiasmantes (un taux de croissance potentiel d’1,5 %, à peine suffisant pour stabiliser le chômage), le Haut-Conseil souligne les difficultés méthodologiques qui s’attachent à l’estimation de la croissance potentielle. Il signale que les mesures d’austérité budgétaires ont aussi pour effet d’affaiblir le potentiel productif du pays. Il doute enfin de la possibilité de dépasser ce taux de croissance potentiel entre 2015 et 2017 pour les raisons déjà évoquées : persistance de la crise financière, faiblesse des salaires, maintien d’un haut niveau d’épargne…

On peut aller plus loin et souligner que la politique exprimée par le programme de stabilité est de nature à aggraver sensiblement les perspectives de croissance et d’emploi.

Des remèdes pires que le mal

Les politiques d’austérité ne constituent en rien une solution à la crise européenne. Le FMI prévoit un recul du PIB de 0,3 % en 2013 dans la zone euro (-0,1 % en France, -1,5 % en Italie, -1,6 % en Espagne, -2,3 % au Portugal, -4,2 % en Grèce) et un retour à une croissance positive dans tous les pays en 2014. Mais il souligne les risques que l’Europe du Sud se montre hors d’état de surmonter les obstacles que le poids de la dette et la dépression de la demande opposent à un redémarrage de l’investissement et de l’activité. La situation à Chypre, au Portugal, en Grèce témoigne de ce qu’il ne s’agit pas seulement de risques mais que le marasme s’est durablement installé. Même au cœur de la zone euro, la montée de la protestation sociale a conduit le gouvernement néerlandais à repousser de six mois un ensemble de mesures d’austérité budgétaire.

Dans le langage des analyses macroéconomiques, ce débat s’exprime en termes de « multiplicateurs ». Lorsqu’on réduit les dépenses publiques, on diminue, toutes choses égales par ailleurs, le déficit et on limite la dette. Mais les choses ne sont pas égales par ailleurs : la baisse des dépenses réduit la demande globale et, par-là, l’activité. Si cet effet dépressif sur l’activité est plus fort que la réduction des dépenses, on obtiendra, en proportion du PIB, non pas une réduction du déficit, mais une augmentation. Il en va de même en cas d’augmentation des impôts. Tout dépend donc des multiplicateurs, c’est-à-dire du rapport entre la variation de telle ou telle composante des dépenses ou des recettes publiques, d’une part, et la variation corrélative du niveau global du revenu et de l’activité, mesurée par le PIB, d’autre part. En d’autres termes, une politique d’austérité budgétaire ne peut réussir que si les multiplicateurs sont inférieurs à 1. Or, on a de bonnes raisons de penser qu’en période de marasme conjoncturel – comme aujourd’hui dans la zone euro ‒ ce n’est pas le cas. Le FMI appuie sa critique des politiques actuelles sur l’hypothèse que le multiplicateur associé aux mesures de réduction des déficits (à raison de 2/3 pour la réduction des dépenses et d’1/3 pour l’augmentation des recettes publiques) est de l’ordre de 1. Les calculs de l’OFCE aboutissent à des multiplicateurs supérieurs à 1 dans nombre de pays européens. Dans ce cas, mécaniquement, toute mesure de réduction des dépenses ou d’augmentation des recettes publiques réduit le PIB plus qu’elle ne réduit le déficit ou la dette : c’est le cercle vicieux de l’austérité dont on observe les ravages en Grèce, en Espagne et ailleurs dans la zone euro.

Le dogme néolibéral affirme que ces effets ne jouent que dans le court terme, et qu’au bout de quelques années la réduction de la part du secteur public dans l’économie ne peut être que bénéfique à la croissance. Non seulement ce point de vue ignore le potentiel de prospérité inexploré que libérerait le développement de nouveaux services publics, mais il ne prend pas en compte la dégradation de la capacité de création de richesses que provoquent les politiques d’austérité. Moins d’emplois, moins de formation, moins de services publics, moins de protection sociale aujourd’hui, c’est moins de talents, moins d’investissements, moins de richesses demain ! Le marasme où, depuis bientôt vingt ans, se débat l’Italie, matraquée par l’austérité budgétaire dès 1997 (c’était le prix à payer pour entrer dans l’euro) est là pour le prouver.

Cela nous ramène à une critique fondamentale du point de départ de la stratégie gouvernementale, la notion même de « déficit structurel » (voir encadré). Elle est entachée d’une très faible crédibilité, à la fois en ce qui concerne sa pertinence : à partir de quel moment et dans quelles conditions un déficit répété peut-il être qualifié de « structurel » ou de conjoncturel ?, et en ce qui concerne la méthode de calcul qui permet de l’établir.

Dans cet ensemble européen extrêmement affaibli, la France est souvent présentée comme un point particulièrement vulnérable. Un sujet d’interrogation consiste à se demander si les conditions extrêmement favorables qui règnent actuellement en matière de taux d’intérêt sont appelées à durer : avec 94 % de dette publique, l’État français a encore récemment bénéficié de taux d’intérêt négatifs sur des emprunts à court terme ! Cela n’empêche pas les taux d’intérêt qui comptent pour le financement des investissements, d’être déjà supérieurs au taux de croissance de l’économie, même si l’on retient les prévisions optimistes du gouvernement (une croissance de 0,1 % en 2013) : le taux « réel » (hors inflation) est de l’ordre 0,6 % pour les emprunts d’État à dix ans, de 2,1 % pour les emprunts à plus d’un an des entreprises !

Les hypothèses retenues par le FMI ou testées à l’appui du programme de stabilité portent sur un relèvement modéré des taux d’intérêt en 2014 et dans les années suivantes. Mais des mouvements de hausse plus violents ne sont pas à exclure car la crise financière va connaître de nouveaux épisodes dans les prochaines années. Si les taux, en particulier ceux des emprunts à moyen et long terme, devaient remonter fortement, soit dans un mouvement général, soit à la suite d’une défiance spécifique des marchés envers la France qui rapprocherait le coût de ses emprunts de ce que payent l’État espagnol ou l’État italien, ce serait une véritable explosion du coût de la dette et un coup très grave porté à ce qui reste de la capacité des agents économiques français à investir et à créer des emplois.

Au-delà du seul cas français, le contraste ne fait que grandir entre l’ampleur extraordinaire des moyens mis en œuvre par les politiques économiques et la modestie des effets qui en résultent, en Occident au moins, sur l’activité, l’emploi, et aussi sur les prix à la consommation. En effet, l’austérité budgétaire d’aujourd’hui succède à des mesures exceptionnelles de stimulation de l’activité, prises en 2008-2009 pour empêcher l’effondrement du système financier, tandis que les politiques monétaires inondent les marchés de liquidités dans des proportions qu’on n’a jamais connues en temps de paix. Et pourtant, la crise continue. Le chômage explose en Europe, la reprise américaine est timide, la croissance menace de ralentir durablement en Chine, et l’accumulation des liquidités sur les marchés financiers prépare de nouveaux krachs, peut-être plus destructeurs encore que celui des subprimes.

Alors que les manifestations politiques et morales de la crise s’exacerbent, une simple atténuation des politiques d’austérité ne sera pas à la hauteur des difficultés rencontrées par les politiques économiques.

Les conditions d’une alternative

Beaucoup de voix s’élèvent désormais pour demander un assouplissement des politiques d’austérité ou, pour le moins, un allongement du calendrier censé conduire à l’équilibrage des comptes publics. Ces voix se font entendre en Europe mais il est particulièrement significatif d’observer qu’elles trouvent un relais de plus en plus insistant dans les milieux officiels aux États-Unis, qu’il s’agisse des prises de position américaines au G20 ou, plus indirectement, des critiques du FMI contre les excès de l’austérité. À l’inverse, les conservateurs allemands et la Deutsche Bundesbank aiment à se présenter en garants ultimes de la rigueur budgétaire. Au moment où les États-Unis donnent l’impression de s’intéresser davantage à l’Europe (ils ont donné le signal d’une action internationale pour mettre un semblant de « transparence » dans les paradis fiscaux, et ils ont pris l’initiative de lancer des négociations sur un ambitieux partenariat commercial transatlantique), on retrouve une configuration familière depuis les années quatre-vingt : une phase de tension dans la relation de rivalité-coopération entre l’Allemagne et les États-Unis, en un moment où, de surcroît, la Banque du Japon se met à injecter des trillions de yens sur les marchés. L’expérience a montré que de telles tensions ont régulièrement déclenché, dans le passé, de fortes turbulences dans les marchés financiers et sur les marchés de change. On peut les considérer comme une composante importante de la crise.

Plus près de nous, en France, les critiques qui se réclament d’un point de vue de gauche cherchent à mettre en cause plus radicalement les politiques économiques actuellement menées mais elles peinent à prouver leur crédibilité, faute de mettre en évidence les moyens qui permettraient de combattre efficacement la domination des marchés financiers.

Des solutions insuffisantes : relance de la demande et redistribution fiscale sans renforcement de l’offre (emploi, formation, recherche)

Trop souvent, à gauche, on voit encore s’exprimer l’illusion que la solution à la crise pourrait se borner à réglementer plus sévèrement les marchés financiers (mais sans les priver du soutien des banques commerciales, qui est pourtant vital pour leur permettre de maintenir leur domination sur toutes les décisions économiques) et à modifier le partage des richesses par des mesures fiscales : prendre de l’argent aux riches pour le donner aux pauvres. Mais si, pendant ce temps-là, la machine économique continue à tourner comme avant, sous la férule des marchés financiers et dans le respect des critères de rentabilité capitalistes, les mêmes causes produiront les effets que nous connaissons aujourd’hui : les inégalités se reproduiront, les excès d’accumulation de capital se répéteront, et les crises ne feront que s’aggraver.

La nécessité de plus en plus évidente de réagir face aux dégâts de l’austérité budgétaire entretient cependant un débat dans toutes les composantes de la gauche. Un bon exemple en est donné par le « Plan de relance écologique et social pour la France et l’Europe » proposé par les parlementaires socialistes de gauche Marie-Noëlle Lienemann, Emmanuel Maurel, Jérôme Guedj, avec les économistes David Cayla et Daniel Vasseur. La référence affichée est celle du New Deal de Roosevelt. Les mesures énumérées portent sur un relèvement des minima sociaux et des salaires « dans les secteurs abrités », sur un plan d’investissements publics dans les infrastructures, et sur une « réforme fiscale fondatrice ». Ces mesures – une politique assez traditionnelle de relance de l’activité par la demande – seraient financées par l’emprunt, c’est-à-dire aux conditions des marchés financiers, et il n’est pas fait mention d’un appel à la solution alternative que constituerait un recours à la création monétaire de la BCE.

Il y a donc matière à poursuivre le débat, à gauche, pour rassembler autour d’une stratégie plus réaliste, parce que plus radicale face aux marchés financiers.

Sortir de la mécanique de la dette publique ?

Comment échapper à la mécanique infernale par laquelle la réduction des dépenses ne fait qu’alourdir la dette en étouffant l’économie ? Un cadre commode pour définir les conditions d’une sortie des cercles vicieux de la dette publique et de l’austérité consiste à se souvenir que la dette est sous contrôle lorsque le taux d’intérêt est durablement inférieur au taux de croissance de l’économie, et qu’elle explose dans le cas contraire. C’est donc sur ces deux facteurs qu’il faut jouer.

En ce qui concerne les taux d’intérêt, c’est au premier chef l’affaire de la politique monétaire, puisqu’elle contrôle les taux d’intérêt à court terme, et qu’elle peut renforcer son influence sur les taux d’intérêt à long terme en achetant de façon sélective des titres sur le marché financier, en particulier des titres d’État, comme le fait la Réserve fédérale américaine.

En ce qui concerne le potentiel de croissance de l’économie, l’expérience montre que s’il y a urgence à soutenir la demande (salaires, prestations sociales, qualité des emplois), cela ne suffit pas : il faut aussi agir sur l’offre en encourageant la sécurisation des emplois, l’élévation des qualifications des travailleurs, la recherche. Du côté de l’offre comme du côté de la demande, le développement de nouveaux services publics apparaît comme une nécessité. Là encore, la politique monétaire a un rôle important à jouer.

Stimuler la « demande » : développer les services publics en France et en Europe

La pénétration de toutes les sphères de la vie économique et sociale par les nouvelles technologies de traitement et de partage des informations est porteuse d’économies gigantesques de moyens matériels, et de gains énormes de productivité du travail, dans l’industrie comme dans les services. Placée, comme elle l’est actuellement, sous l’empire des critères de rentabilité capitalistes, cette révolution informationnelle a surtout pour effet de supprimer des dépenses d’investissements et de détruire des emplois.

Beaucoup d’aspects de la vie contemporaine laissent au contraire entrevoir que cette même révolution, mise au service d’une nouvelle civilisation, pourrait déclencher une puissante dynamique de l’emploi et de l’activité économique à partir du développement de nouveaux services publics, au-delà de la sphère marchande.

Mais ce ne sera pas possible si l’on dépend des marchés financiers et des critères de rentabilité dont ils sont les gardiens. La lutte pour le développement des dépenses publiques va donc bien au-delà d’une relance par la demande. En revanche, le financement direct du développement des services publics par les banques centrales peut être vertueux dès lors que la création monétaire ainsi occasionnée a des contreparties en termes de richesses produites et de services rendus : c’est le sens de la proposition du Front de gauche en faveur d’un Fonds économique, social et solidaire européen, qui devrait figurer dans le programme du Parti de la gauche européenne pour les élections européennes de 2014.

Renforcer l’« offre » : sécuriser l’emploi et la formation pour une économie efficace

Les libéraux et le patronat se réclament d’une « politique de l’offre ». Mais une politique qui détruit des emplois ne peut pas être appelée une politique de l’offre ! Comme dans le financement des dépenses publiques, la question clé est celle des critères déterminant les projets qui seront encouragés et financés, et celle des pouvoirs démocratiques des citoyens pour choisir ces projets.

Sur la base des réponses à ces questions, le moyen de s’affranchir de la domination des marchés financiers est de réorienter le crédit bancaire, avec une prise de pouvoir « du local au mondial » : depuis le quartier, avec une transparence sur l’action des banques en chaque point du territoire, et depuis l’entreprise, avec de nouveaux pouvoirs des salariés et de leurs représentants, jusqu’à un nouvel ordre économique et monétaire mondial, émancipé de l’hégémonie du dollar. En passant par la mobilisation des moyens d’action publics à travers des fonds régionaux pour l’emploi et la formation, par un pôle financier public au niveau national, et par une réorientation radicale de l’action de la BCE.

La politique monétaire européenne, maillon crucial de cette chaîne, fait l’objet de débats imposés par les dures réalités de la crise : la BCE elle-même constate que les énormes liquidités qu’elle met à la disposition des banques ne se retrouvent pas dans le financement des investissements dont l’Europe aurait besoin. Elle se demande comment orienter plus efficacement les financements vers l’économie réelle et les PME. Elle souligne que les banques centrales nationales ont un rôle à jouer dans ce sens. Pourtant, à sa réunion du 2 mai, le Conseil des gouverneurs de la BCE n’a pas osé sauter le pas. Il s’est contenté de baisser ses taux d’intérêt à court terme, tout en s’avouant « frustré » que cette mesure, une fois de plus, risque d’encourager davantage l’accumulation financière que la création de richesses dans la zone euro. Mario Draghi a parlé d’orienter plus directement les crédits vers les PME, et évoqué des moyens raisonnables (une coopération de la BCE avec la Banque européenne d’investissement) ou d’autres plus inquiétants (la titrisation des crédits aux PME européennes, comme celle des crédits aux ménages qui a conduit à la crise des subprimes !).

Jamais les propositions, bien connues des lecteurs d’Économie et politique, en faveur d’une nouvelle sélectivité de la politique monétaire n’ont été d’une telle actualité. 

(1) Le déficit des administrations publiques au sens des critères de Maastricht est le total du solde de l’État, des collectivités territoriales et de la Sécurité sociale, tel que défini par la comptabilité nationale.

(2) Voir par exemple Frédéric Boccara, Carine Bouthevillain, Benoît Coeuré, Didier Eyssartier, « Comment positionner les économies dans le cycle », Économie internationale, n° 69, 1er trimestre 1997.

[Encadré]

Qu’est-ce qu’un déficit «structurel» des finances publiques?

L’économie capitaliste évolue par cycles : les périodes de prospérité alternent avec des phases d’activité ralentie. Il est également connu que les comptes publics sont plus difficiles à équilibrer dans les périodes de marasme : la faiblesse des revenus diminue les rentrées d’impôts et de cotisations sociales, et la crise entraîne des charges supplémentaires pour les assurances chômage, le versement de minima sociaux, etc.

D’où la tentation de tenir compte de la situation conjoncturelle d’une économie pour juger de sa situation budgétaire. En période de forte activité économique (comme, par exemple, sous le ministère Jospin), il faudrait corriger le solde observé des finances publiques en déduisant la « cagnotte » apportée par une croissance supérieure à la moyenne. À l’inverse, en période de marasme (comme aujourd’hui), il faudrait tenir compte de ce qu’une partie du déficit vient de la mauvaise conjoncture.

Cycles économiques et équilibre des finances publiques

Pour savoir l’ampleur de ces corrections, il faut connaître à tout moment l’« écart de production » (output gap dans le jargon que les macroéconomistes affectionnent), c’est-à-dire l’écart entre le niveau observé du PIB et le niveau qu’il atteindrait après élimination des fluctuations conjoncturelles. Ce niveau moyen, appelé « PIB potentiel », est souvent considéré comme une sorte de niveau d’équilibre, à mi-chemin entre la surchauffe et la sous-utilisation des capacités de production. Le solde des dépenses publiques corrigé qui correspond à ce PIB potentiel est appelé solde « structurel » par opposition au solde observé, qui subit l’influence, transitoire par nature, de la conjoncture économique. C’est la réduction de ce « solde structurel » qui est visée dans le programme de stabilité.

Sur le papier, ce raisonnement est séduisant. Les difficultés commencent lorsqu’il faut mesurer concrètement l’« écart de production ». On a besoin pour cela d’une mesure du PIB potentiel. Deux méthodes s’offrent pour y parvenir. La première est de faire l’hypothèse que le PIB potentiel est une sorte de moyenne des PIB observés au cours du temps. Divers « filtres » statistiques ont été expérimentés pour « lisser » les fluctuations conjoncturelles et aboutir au calcul d’un PIB dont l’évolution suit une tendance à moyen ou long terme. Ces calculs sont nécessairement entachés d’imprécision et leur inconvénient est que cette imprécision est particulièrement forte pour la période récente. Par exemple, le PIB tendanciel calculé pour l’année 2012 est logiquement une moyenne des PIB observés entre le début et la fin du cycle en cours. Mais, en supposant qu’on connaisse avec certitude le moment où le cycle actuel a commencé, on peut difficilement savoir à quel moment il va laisser place au cycle suivant et, de toute façon, toutes les données sur ce que sera l’économie d’ici à la fin de ce cycle sont inconnues. Tout au plus peuvent-elles être estimées sur la base de notre connaissance du passé. La partie la plus intéressante de la courbe du PIB potentiel est donc justement celle qui est connue avec le moins de précision. Cet inconvénient est particulièrement fort lorsque la tendance de long terme connaît des infléchissements : par nature, lorsque le régime de fonctionnement de l’économie change, les statistiques du passé nous renseignent peu sur le régime qui est en train de s’installer.

Une méthode apparemment plus satisfaisante pour l’esprit serait de calculer le PIB potentiel à partir des « facteurs de production », en faisant l’hypothèse que tant de travail, tant de capital, tant de progrès technique… permettent de réaliser tel PIB. Mais ce n’est qu’une manière de repousser la difficulté : estimer un stock de capital disponible dans la société est à peu près aussi difficile que d’évaluer un PIB potentiel par des moyens statistiques ; estimer le niveau de qualification de la main-d’œuvre ou définir ce qu’on entend par progrès technique est encore moins aisé. Ensuite, autant de théories macroéconomiques, autant de façons différentes de définir les facteurs de production et de décrire la façon dont ils se combinent !

Enfin, la distinction même entre « structure » et « conjoncture » dans l’analyse de l’évolution d’une grandeur économique comme le PIB est sujette à caution. Par exemple, lorsque des politiques d’austérité dégradent durablement la conjoncture économique dans un pays, l’emploi, la qualification de la main-d’œuvre, l’efficacité des infrastructures et la cohésion du tissu industriel peuvent en être durablement affectés, ce qui constitue, en fait, un affaiblissement structurel du potentiel de croissance.

Il résulte de toutes ces difficultés que les comptables nationaux se refusent à prendre la responsabilité d’afficher un chiffre pour le PIB potentiel et pour ce qui en découle : croissance potentielle, écart de production, solde « structurel » des finances publiques… Ils tiennent à laisser cette responsabilité aux organismes chargés de surveiller les politiques budgétaires ; et, de fait, la Commission européenne, la BCE, l’OCDE, le FMI… ont chacun leur méthode de calcul, qui donne des résultats différents ! Aussi les économistes eux-mêmes se montrent-ils en général très réticents à appliquer de tels concepts à l’analyse des politiques économiques (2).

Et pourtant, c’est sur cette base fragile, approximative et contestable que les États européens prétendent aujourd’hui bâtir toutes leurs politiques !

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