Qu’est-ce que l’emploi ? Question saugrenue ou pertinente ? Dans quelle perspective nous plaçons-nous ? Essayons quelques réponses, non pas pour déplorer, dénoncer et analyser des événements de maltraitance des travailleurs mais pour aller chercher le sens des mots, la façon dont il se traduit dans des réalités concrètes et quel dépassement il nous impose d’imaginer.
Malgré 8 millions de personnes exclues du travail ou en situation de grande précarité, malgré les bas salaires, le sacro-saint « emploi » est recherché, espéré et simultanément, trop souvent redouté car il crée de la « souffrance au travail ». Mais parle-t-on bien de travail alors que les salariés, constatant souvent la mauvaise qualité de ce qui est produit, disent : « c’est pas du travail » ?
Voici ce que déclarait Jack Ralite au Sénat le 2 décembre 2011 : « Quand on discute des activités humaines, c’est l’emploi qui l’emporte. On peut le comprendre du fait de la tragédie du chômage, mais, ce faisant, la problématique de l’emploi marginalise l’approche du travail, quitte à obscurcir sa nature, son rôle et les questions que pose précisément la maladie du travail. Ainsi le travail est presque devenu, dans certains propos, une branche de l’emploi. »
L’emploi ne serait-il pas la forme contemporaine prise par l’exploitation du travail ? Par les luttes, l’emploi bénéficie d’un droit dérogatoire : le « droit du travail ». Il s’agit d’un rapport juridique et social inégalitaire entre le code des sociétés et le code du travail. En échange de ce droit, le salarié est placé en situation de subordination par rapport à son employeur. La rupture de ce lien inégalitaire fait basculer automatiquement le salarié dans une nouvelle catégorie sociale et statistique « complémentaire » à celles de « l’emploi » : celle du chômage. Et ceci depuis la fin du xixe siècle. L’emploi a « inventé » le « chômage » (1).
Cette conception est d’autant plus grave que le lien de subordination est de moins en moins protecteur. Ce n’est plus l’actionnaire qui finance l’activité, en prend le risque, en récolte les profits ou en assume les pertes. Au contraire, l’actionnaire est financé par l’activité et donc par celles et ceux qui la réalisent. L’emploi et le salaire sont les principales variables d’ajustement de la réalisation des rentabilités financières depuis maintenant près d’une trentaine d’années.
Constatons alors que cette forme de relation de travail appelée « emploi » succède à d’autres : le contrat de louage de services (vers 1800), le servage, l’esclavage depuis l’Antiquité.
Le droit obtenu par la personne dans l’emploi ne lui appartient pas. C’est un droit qui lui est concédé. Il est attaché à la fonction ou au poste. La rupture de ce droit jette la personne dans un autre système de droits où domine « l’allocation » qui permet d’atténuer les plaies créées par les aléas des stratégies économiques ou financières.
Dans les luttes nous réclamons essentiellement « de l’emploi » et même du « bon emploi ». Le bon emploi existe-t-il à partir du moment où il reste subordonné, défini par l’employeur, même dans des conditions un peu plus humanisées ?
Dès lors que l’on projette une stratégie de dépassement du capitalisme ne doit-on pas mettre vigoureusement en débat la contradiction entre subordination et émancipation, donc entre « travail » et « emploi » ? Comment résoudre cet antagonisme à partir des exigences actuelles des « nouveaux droits pour les salariés » ?
Il y a 2 façons principales de répondre : d’une part on peut décréter « la fin du travail », ne voir le travail que dans l’emploi et postuler que, comme l’emploi est de mauvaise qualité, il faudrait « s’émanciper du travail ». En conséquence, dans la séparation « temps de travail » et « temps libre », favoriser le temps libre, reconnaître le droit à l’existence, assurer à tous un revenu minimum etc. Tel n’est pas notre choix stratégique.
La voie proposée ici est celle de l’émancipation humaine. La raison en est simple. Elle découle directement de ce qu’est un être humain : une sorte d’animal qui s’est affranchi de l’évolution biologique pour générer un type d’évolution nouveau et unique : celui qui fabrique le mouvement des sociétés humaines. En d’autres termes : c’est l’être qui a inventé les civilisations.
L’interaction entre le travail, la pensée et le langage a permis aux êtres humains de produire et de mettre en mémoire ou en réserve des savoirs, des expériences, des biens et des services. Pour cela il a fallu communiquer, échanger, créer… produire, gérer, décider, organiser, etc.
Avec cette hypothèse, le travail sera cette part de l’activité humaine qui crée la valeur, qui produit les richesses (2). Enjeu d’appropriation personnelle et sociale, éthique et politique, singulier et anthropologique. C’est le travail, qui fait humanité. Il s’inscrit donc dans l’activité humaine, c’est-à-dire la manière dont les femmes et les hommes produisent leur existence dans leur rapport à la nature, dans leurs rapports entre eux et ce faisant se produisent en tant qu’êtres humains.
Conclusion : il faut libérer le travail, la pensée et le langage de leur domination par des castes privilégiées dont la raison d’être est de confisquer les richesses produites, de diriger, d’organiser les pouvoirs sur cette production.
Depuis 30 ans déjà les marchés financiers font de l’argent avec de l’argent en passant de moins en moins par le travail. Pourtant, selon Alain Supiot dans « l’imaginaire cybernétique fragilise le droit », mars 2012 : « La vraie richesse sur laquelle les peuples peuvent compter ne se trouve pas dans les coffres-forts des banques mais dans leurs capacités de travail. C’est de ces capacités qu’il faut partir si l’on veut sortir des impasses actuelles et cela implique de ne pas considérer le travail comme une ressource exploitable ou un capital humain, mais comme un lieu essentiel de la réalisation de soi ».
Il faut finalement inventer la civilisation du travail alors qu’aujourd’hui, comme hier sous d’autres formes, nous sommes dans celle de son exploitation, de son aliénation. Conséquence : l’emploi n’est-il pas devenu le carcan du travail ? Avec sa propre démarche, Alain Supiot confirme : « L’emploi ne fournit plus un cadre normatif suffisant pour assurer à tous, à l’échelle de la planète, un travail décent » (3). Cette phrase désigne non pas principalement la crise du travail, mais d’abord celle du salariat avec sa forme juridique de travail : l’emploi.
Alors, ne faut-il pas aller « au-delà de l’emploi » pour donner du sens à une sortie de crise, pour envisager des transformations radicales, pour dépasser le capitalisme ? Aller « au-delà de l’emploi » signifie la mise en place de procédures et de droits qui se détacheront du lien de subordination mais qui se définiront à partir du travail lui-même. Ils reconnaîtront la place centrale de « l’homme producteur » (4).
Tout ceci ne peut se résoudre par un raisonnement systématique (le coût du travail par exemple) ou modélisé (les prescriptions du management, l’application de théories mathématiques). Mais attention : dans la suite du propos il ne s’agit pas d’abandonner l’emploi et ses contenus. Il ne s’agit pas de dire en conséquence « vive le travail » et donc « à bas l’emploi » ! Par les luttes, par les propositions et le débat d’idées souvent frontales et rudes, il s’agit de faire émerger de nouveaux concepts tout un subvertissant vers le développement des capacités humaines les vieilles organisations laborieuses, économiques, sociales ou politiques.
1. Il faut passer de la domination des « marchés » à l’objectif de satisfaction des besoins sociaux. « L’eau, la santé, la culture ne sont pas des marchandises ». Il devient essentiel d’en faire de même pour le travail et la finance. L’objectif sera donc de dépasser, en visant à les supprimer, le « marché du travail » et les « marchés financiers ». Et donc de formuler des mesures immédiates comme processus visant ces objectifs.
2. Le travail ne doit pas être une marchandise. C’est ce qu’affirmait le 10 mai 1944 la « déclaration de Philadelphie » refondant l’OIT (5). Que de reculs acceptés depuis avec cette notion catastrophique de « marché du travail » passée inaperçue à cause du relatif « plein-emploi » des « trente glorieuses » mais aujourd’hui mettant en évidence ses mécanismes destructeurs après 30 ou 40 ans de crise structurelle du système capitaliste.
3. Il s’agit de donner de l’ampleur et du sens à la citoyenneté économique et sociale. On pourrait alors formuler une hypothèse : les droits fondamentaux humains doivent pénétrer les lieux de travail. Ces droits fondamentaux doivent s’imposer aux droits de la propriété lucrative, c’est-à-dire celle qui permet l’accumulation du capital. Le vaste et irrésistible mouvement des sciences et des connaissances appelle à toujours plus de mise en commun qui s’oppose aux confiscations de toutes sortes découlant d’un droit de propriété sans éthique et sans bornes.
4. Les capacités des salariés, c’est-à-dire les producteurs essentiels de la richesse, doivent être étendues. Il ne s’agit pas seulement de doser quelques-uns de leurs représentants dans des conseils d’administration, mais de leur donner de réels pouvoirs sur l’élaboration et la direction stratégique des activités. Les comités d’entreprise, les délégués du personnel dont le statut et le rôle sont à élargir et à conforter (TPE, PME, groupements de métiers, de branches ou de sites, etc.) pourraient être dotés d’un droit de veto suspensif, d’un droit à la contre-proposition, d’un droit à l’auto saisine du crédit bancaire ou des fonds publics entraînant la décision de l’entreprise ou du groupe. S’installerait ainsi dans l’entreprise un deuxième pouvoir légitime introduisant la controverse et la dimension autogestionnaire. Il est évident que pour y parvenir, les capacités d’expertise des IRP (6) devront être considérablement accrues. Des services publics spécialisés comme la Banque de France dans un rôle élargi et nouveau, devront apporter un appui aux divers partenaires pour permettre à ce nouveau type de gestion de devenir effectif et fécond.
5. La conception, la mise en œuvre de ces nouveaux droits d’intervention, l’expérience concrète de leur application pourraient conduire au glissement progressif du « contrat de travail » vers un ensemble de statuts.
En particulier, un statut pourrait rassembler les droits généraux de la personne au travail ou en âge de travailler, dans la conception du travail évoquée ici. C’est-à-dire, fondant un véritable droit à la création de richesses, un droit de l’activité laborieuse quelles que soient les modalités selon lesquelles s’exerce cette activité. Ce statut reconnaîtrait, à partir d’un certain âge (15 ans révolus aujourd’hui), le droit et la capacité de toute personne à contribuer à la production de valeurs, et donc à toucher un salaire en ce but selon une échelle des qualifications définissant les nouvelles normes salariales. En retour, il préciserait quelles seront les responsabilités de chacun vis-à-vis de l’ensemble de la société, quelles seront les incitations ou les sanctions favorisant de façon globale des « dynamiques du travail » dont on parlera plus loin. Ce dispositif de base serait complété de façon subsidiaire par un ensemble de statuts particuliers (7) et si nécessaire de conventions, relatifs à l’exercice de chacune des activités ou des professions pour tenir compte de leurs spécificités. Ils devront traiter et définir les relations du travail dans le cadre de réseaux cohérents d’activités, de systèmes productifs ou d’unités économiques. Serait ainsi fondée une « sécurité sociale du travail » (8). Il y a évidemment, pour concevoir et mettre en place une telle transformation, un important travail théorique, démocratique, juridique à réaliser. On le voit, ce dispositif statutaire ne serait plus basé sur l’emploi devenu objectivement trop restrictif, mais sur une notion élargie de travail, y compris pour le travail non marchand.
6. L’entreprise doit être reconnue par un statut ou plus particulièrement par des statuts, en fonction de sa taille ou de sa nature comme étant l’espace et le moment de mise en œuvre de capacités diverses, de confrontations d’intérêts, de convergences d’actions pour la création de richesses réelles. L’actionnaire ne doit plus être confondu avec le propriétaire de l’entreprise, puisque celle-ci n’existe aujourd’hui ni en droit ni dans le calcul économique. Il s’agit, avec ces statuts des entreprises, de reconnaître de nouvelles entités juridiques distinctes de la « société de capitaux », reconnaissant la place non seulement des actionnaires, mais des organismes de financement, des pouvoirs publics qui contribuent à son développement, des salariés, des entreprises sous-traitantes ou partenaires permettant alors de fonder réellement leurs responsabilités sociales (9).
7. Dans le cadre de l’appropriation sociale des moyens de production, d’échange, financiers, de création et des connaissances, une réflexion est à engager dans deux directions qui pourraient connaître des concrétisations rapides : d’une part, un droit de préemption des salariés sur leurs sociétés, leurs brevets, leurs marques ; d’autre part, un droit de réquisition, de mise sous séquestre et même d’expropriation par les pouvoirs publics au nom de l’intérêt général. Les capacités productives placées sous ces régimes pourraient renforcer les bases d’un système de type nouveau rapprochant les centres de productions ou de services de leurs lieux de consommation ou d’usage. La personnalité juridique nouvelle de « l’entreprise » évoquée ci-dessus constituerait d’ailleurs un acte fondamental de la socialisation des moyens de production, d’échange et de création.
Ces réflexions ou pistes de propositions ne sont évidemment ni exhaustives ni hiérarchisées mais elles cherchent une cohérence suffisante pour constituer un droit effectif, efficace et non simplement formel. Elles suggèrent fortement que les critères de gestion des activités, des entreprises, des services publics doivent se dégager du dogme de la compétitivité et viser l’efficacité sociale. Ce concept, incontournable pour donner vie à notre slogan « l’humain d’abord », dépasse largement la valeur d’un simple critère de gestion. Il suppose une nouvelle culture laborieuse, de direction, d’organisation au service du développement humain durable dans une réciprocité qui ferait que chaque personne attend de la société les ressources pour son « bien vivre » mais qu’en retour, tous les autres acteurs de la société attendent de la personne son implication pour un bien commun négocié et délibéré ensemble.
Ces dispositions concourent à sortir le travail des contraintes qui l’accablent aujourd’hui pour lui donner une dynamique permettant de créer les instruments du futur dans une démarche de sortie de crise.
Les « dynamiques du travail » parient sur la créativité et l’efficacité à libérer dans le « travail réel », générant ainsi des capacités nouvelles aujourd’hui inconnues et probablement insoupçonnées de développement humain, d’objets et modalités de production et de création, de nouvelles rationalités favorables à l’émancipation et au remembrement de la démocratie politique, économique et sociale (10).
Développer une dynamique du travail consistera à agir dans plusieurs directions pour sortir celui-ci du carcan des dogmes qui en empêchent la créativité et qui l’écrasent sous l’idéologie de la profitabilité, de l’employabilité, de la précarité et de la rente. Une dynamique du travail cherchera à libérer et reconnaître les capacités à créer mais aussi à générer du plaisir et un sens de la responsabilité dans les activités humaines. Elle ne cherchera pas en priorité à mettre en avant les faits visibles et traditionnels de l’emploi, mais en amont tout ce qui est invisible : le travail. Car le travail est la grande inconnue de l’activité économique. C’est l’emploi qui prédomine. Il faut accepter que le travail soit un point aveugle et incertain de la gestion (11). Il y a des risques et des paris engagés qui dépasseront alors en les subvertissant tous les calculs économiques. Il y a du qualitatif qui doit s’imposer et s’articuler dans une dialectique critique avec le quantitatif. On suggère ainsi un nouveau mode de développement. Par exemple : une dynamique du travail suppose de dépasser les clivages travail-hors travail tous liés à la forme « emploi » pour aborder la question des rythmes. En sachant que les rythmes de la vie et de la nature ne sont pas ceux de la circulation ou de l’accumulation du capital. Il faudra donc réfléchir aux temporalités de la vie, vie des hommes et des femmes de la naissance à la mort, vies présentes dans la biosphère et donc rapport à la nature et à la biodiversité. Il faudra aussi sécuriser les activités et les relations économiques pour permettre aux entreprises de véritablement entreprendre au lieu d’être ballottées dans les contraintes du court terme imposées par les marchés financiers. n
(1) Robert Salais, L’invention du chômage, 1re édition 1986, réédition PUF, avril 1999.
(2) Attention : il ne faut pas confondre ces « richesses produites » qui ont une valeur d’usage et éventuellement une valeur d’échange avec les richesses naturelles qui ne prennent de valeur qu’à partir du moment où on leur applique un travail humain.
(3) L’esprit de Philadelphie, Seuil, janvier 2010. Voir aussi Paul Boccara dans La crise systémique, Europe et monde, ouvrage édité en septembre 2011, p. 67 sur l’état de l’emploi dans le monde.
(4) Cette approche est aussi celle d’une discipline universitaire toute jeune : l’ergologie, fille de « l’analyse pluridisciplinaire des situations de travail » engagée dans les années 1980 avec les travaux d’Yves Schwartz.
(5) Organisation internationale du travail.
(6) Institutions représentatives du personnel.
(7) Ce 3e étage du dispositif pourrait découler notamment de la transformation et de la refonte des conventions collectives en droit statutaire. Mais il pourrait aller bien au-delà, reconnaissant des activités utiles et qualifiées dans des domaines où aujourd’hui elles sont marginalisées, comme dans l’art ou la culture.
(8) Qui pourrait être un des points d’aboutissement des processus de « sécurité d’emploi et de formation » ou de « sécurité sociale professionnelle ». Dans l’ouvrage déjà cité en note, Paul Boccara écrit : « Avec l’avancée vers des systèmes de sécurité d’emploi ou de formation, on avancerait vers un dépassement du salariat lui-même. Tout en développant les libertés de mouvement des salariés, la sécurité s’oppose au caractère fondamentalement précaire des salariés, employés ou non, comme sur tout marché où l’on achète ou non. Et encore, à l’opposé de l’échange salaire contre un travail pour autrui, la formation rémunérée concernerait des activités sécurisées de développement de soi-même, bien sûr à finalité sociale. »
(9) Voir le document édité par le PCF en 2001, intitulé « Pour une démocratisation permanente de la république », p. 51.
(10) Pour Robert Salais (séminaire CGT en juillet 2009), le travail s’inscrit dans une définition anthropologique élargie comme une : « activité humaine qui vise à la réalisation et à l’accomplissement de soi, à l’action sur le monde et dans le monde pour le changer et le transformer ». Par ailleurs, pour Amartya Sen, prix Nobel d’économie, il ne peut y avoir d’économie pertinente sans éthique et sans démocratie. Sauf à considérer les personnes comme des idiotes rationnelles, idiotes car soumises à des comportements répétitifs permettant l’application de règles et modèles mathématiques rationnels fondant les dogmes totalitaires de l’économie libérale.
(11) Surtout en France où il est méprisé au profit de la culture patronale dominante : profiteuse, rentière, encore coloniale et fort peu industrieuse !
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