Il faut partir de la crise du système mondialisé en cours.
Les formidables secousses de la crise financière de 2008, de la récession mondiale de 2009, des crises des dettes publiques européennes et de l’euro de 2010-2012, ont mis en cause les illusions sur l’équilibrage de lui-même du système capitaliste des dogmes libéraux. Elles ont mis en évidence les graves dangers de l’exacerbation de la domination des marchés.
Ainsi a commencé à se réveiller l’intérêt pour les analyses critiques de Marx, dans Le Capital, sur les contradictions du système, à l’opposé de la mise au rebut antérieure de Marx. Et cela, pour la réponse à la crise systémique mondiale actuelle. Mais celle-ci n’est pas seulement économique, elle concerne toute la civilisation.
1. Aussi, le livre que je présente ne se contente pas de reprendre, pour les expliquer de façon accessible, pédagogique, les analyses de l’œuvre maîtresse de Marx. Il précise aussi plusieurs développements de ces analyses pour l’élucidation des défis de notre temps ; qu’il s’agisse des transformations historiques ou des questions non économiques. Sont évoqués des rapprochements avec les autres théories critiques du capitalisme et de la société, comme celles de néokeynésiens, disciples de Keynes, de gauche. Marx a sans cesse remanié ses idées et il a déclaré lui-même son œuvre inachevée et à poursuivre. Il faut continuer cette progression, sans quoi son œuvre est stérilisée. Il convient pour cela, de ne pas se limiter au livre I du Capital le plus connu. Bien sûr, il faut commencer par reprendre et développer ses analyses fondamentales.
Cela concerne d’abord les marchandises (dont la valeur résulte de la quantité de travail moyen nécessaire pour les produire), la monnaie, la force de travail, achetée contre un salaire par le capital. La force de travail en produisant les marchandises produit « la valeur ajoutée » aux matériaux, valeur se divisant en salaire et « plus-value ». Cela concerne ensuite le « capital », somme d’argent ou de monnaie, utilisée d’abord dans la production pour obtenir un profit. Les travailleurs produisent la plus-value, un supplément de valeur au-delà de celle de leur salaire. La plus-value en valeur donne le profit en monnaie du « capital ». Le profit accumulé permet la croissance du capital, « l’accumulation » du capital.
Les marchandises ont une « valeur » et une « valeur d’usage », leur utilité pour répondre à un besoin. Une marchandise d’une certaine valeur d’usage, par exemple de la toile, s’échange contre une autre d’une autre valeur d’usage, par exemple du fer. Et, en moyenne, les quantités de chacune dans l’échange correspondent à une équivalence en valeur. Le rapport d’échange d’une marchandise en une autre est sa « valeur d’échange » dans cette autre marchandise.
La monnaie est une marchandise spéciale représentant une somme de valeur, comme pour une quantité d’or qui facilite les échanges. La valeur d’échange des marchandises en monnaie est leur prix.
À l’or se substituent de plus en plus des symboles d’or, par exemple des billets de banque. L’échange est non obligatoire. On peut acheter ou non sur le marché. D’où les libertés et les souplesses du marché, mais aussi ses aliénations et son insécurité : par exemple non-achat de la force de travail et chômage, non-achat par manque de pouvoir d’achat malgré le besoin.
La plus-value est l’obtention par l’entrepreneur capitaliste d’un plus ou d’un supplément de valeur par rapport à ses coûts de production. Cela provient de l’achat d’une marchandise spéciale dont la valeur d’usage, différente de sa valeur comme pour toute marchandise, est de fournir de la valeur quand on l’utilise ; c’est la force de travail salariée qui fournit du travail et donc de la valeur. Elle peut produire plus de valeur que sa propre valeur, représentée par le salaire, et elle est ainsi exploitée.
Marx analyse les méthodes selon lesquelles l’entrepreneur capitaliste s’efforce d’augmenter la plus-value et l’exploitation. D’abord en allongeant la journée de travail, puis, quand il est obligé par l’excès d’usure des travailleurs de la réduire, en intensifiant le travail (plus de gestes dans le même temps) ou avec la productivité diminuant la valeur du salaire. Et encore en faisant pression sur les conditions de travail, les conditions de vie hors travail (logement, etc.), en faisant pression sur les salaires, notamment par le chômage ou la concurrence jusqu’au « coolie chinois ». Il évoque aussi le travail des femmes et des enfants, les pressions sur leurs salaires, etc. Mais il ne s’agit que des fondements du système.
2. Sur cette base, Marx aboutissait à une esquisse inachevée dans le livre III du Capital (dans un brouillon non terminé) sur les limites de la rentabilité ou de l’obtention du taux de profit (rapport profit/capital avancé) et donc de l’accumulation des capitaux. Cela concerne l’excès d’accumulation qu’il appelle la suraccumulation et qui caractérise les crises du capitalisme.
Cela renvoie au type de progression de la productivité du travail, et de diminution de la valeur des marchandises dans le système capitaliste.
On remplace des travailleurs par des machines et on économise ainsi plus de travail vivant (et de valeur) que le travail qui a servi à produire la machine et dont on ne consomme que la fraction d’usure (représentée par l’amortissement). Mais moins de travailleurs c’est moins de plus-value produite. On diminue relativement le force de travail et son travail, par rapport à toute la valeur du capital avancé, augmenté. On réduit donc la plus-value produite par la force de travail par rapport au capital total et donc le taux de profit. D’où, finalement, l’excès d’accumulation par rapport au profit limité, la suraccumulation, la surproduction de capital et de marchandises.
Le système capitaliste est en effet composé de trois ensembles :
1. Les rapports sociaux de production (entre capitalistes et salariés) ;
2. Les forces productives ou les opérations techniques du machinisme, issues de la révolution industrielle, caractérisée essentiellement par la machine-outil remplaçant des travailleurs salariés maniant l’outil ;
3. la régulation : les règles du marché, les régulateurs du taux de profit, du taux d’intérêt, etc.
Les crises périodiques seraient inévitables dans le système capitaliste, comme des économistes non marxistes comme le prix Nobel Krugman ont dû le reconnaître récemment, à l’opposé de la négation antérieure de cette inéluctabilité.
C’est cette analyse de la suraccumulation qui a pu être notamment poursuivie dans notre théorisation que l’on peut appeler néomarxiste. Cela concerne les crises de surproduction conjoncturelles et leurs issues. Mais aussi les crises proprement systémiques de suraccumulation durable, comme celle de l’entre-deux-guerres et l’actuelle, dont les issues exigent des transformations successives du système, jusqu’à sa mise en cause radicale et son dépassement qui serait devenu possible de nos jours. Cela se rapporte donc aux différents stades historiques du capitalisme, jusqu’à parvenir à la crise systémique radicale en cours. C’est la théorie de la suraccumulation et de la dévalorisation du capital qui en permet l’explication.
La dévalorisation du capital répond nécessairement à la suraccumulation du capital. Cela concerne la pression de la crise périodique pour que des masses de capitaux ne rapportent pas de profit, que des capitaux ne soient pas « valorisés » par une plus-value ou du moins rapportent un profit réduit, ou nul, ou même font des pertes. Cela avec le chômage, les réductions d’activité, les fermetures d’entreprises, la thésaurisation de la monnaie hors de la production, les faillites, etc. Tout cela pour, en définitive, faire pression sur tous les coûts, relever le taux de profit et l’accumulation du capital. Cependant à la suite des crises systémiques de suraccumulation très profondes et durables, l’issue, à travers les luttes politiques et idéologiques, consiste dans des dévalorisations dites structurelles, c’est-à-dire inscrites dans des transformations de structure du système, permanentes, en liaison d’ailleurs avec de nouvelles technologies. Cela entraîne de nouveaux stades du capitalisme.
3. Les stades du capitalisme
C’est ainsi que nous pouvons expliquer, à partir d’ailleurs de certaines indications de Marx lui-même dans Le Capital, le stade ouvert à la fin du xixe siècle, dit de l’impérialisme et du capitalisme monopoliste, par des successeurs de Marx, comme Lénine ou Hilferding, qui l’ont décrit, mais pas profondément expliqué.
Ainsi les taux de profit relevés pour les entreprises monopolistes dominantes sont liés à des transferts, notamment des petites et moyennes entreprises aux taux de profit plus bas, au capital dévalorisé.
Ainsi les exportations de capitaux de l’impérialisme, colonial ou non, représentent des masses de capitaux des pays impérialistes ne réclamant pas de profit, c’est-à-dire dévalorisés, dans ces pays, pour développer l’exploitation de nouvelles populations dans les pays dominés, sans compter le pillage des ressources naturelles.
La montée du capital financier, où s’interpénètrent banque et industrie, fait que certaines masses de capitaux se contentent d’un taux d’intérêt au-dessous du taux de profit moyen.
C’est de la même façon que nous avions commencé d’abord à expliquer le stade du capitalisme monopoliste d’État. Ce stade qu’avait commencé à repérer Lénine, pendant la Première Guerre mondiale, mais dont il n’avait pas expliqué les raisons et le sens profond. Ce stade s’est développé après la Seconde Guerre mondiale avec ce que nous appelons le « capitalisme monopoliste d’État social ». En liaison avec une domination renforcée des groupes monopolistiques et financiers, sont développées d’importantes entreprises publiques ou publiquement soutenues, nationalisations en Europe, « public utilities » aux états-unis, dans des secteurs lourds en capital matériel. Elles se contentent de taux de profit réduits (comme EDF) ou nuls, voire acceptent des déficits comme la SNCF, compensés publiquement. La dévalorisation structurelle de capital se rapporte aussi aux banques nationalisées, depuis la Banque centrale. Elle concerne encore la montée considérable des consommations publiques et socialisées, depuis une grande progression des services publics de l’éducation, de la santé, du logement social, jusqu’à la sécurité sociale.
C’est précisément cette forme historique du système qui est en crise de nos jours, avec les privatisations, les intégrations supranationales, la mondialisation du capitalisme, le chômage massif, la croissance financière spéculative, etc.
4. Une question cruciale du développement théorique, à partir des analyses de Marx, concerne l’exigence d’avancer au-delà de l’économie, pour traiter des aspects non économiques de la société, que nous appelons « l’anthroponomie » ou le système de transformation historique de la nature humaine.
Selon Marx, dans Le Capital, en transformant la nature extérieure (oekos en grec) en produits avec l’économie, les êtres humains transforment leur propre nature humaine (anthropos en grec). Marx évoque aussi dans d’autres travaux, cités dans mon livre, ces questions, en considérant qu’elles sont au moins aussi décisives que celles de l’économie. Aussi dans notre théorisation néomarxiste, aux quatre moments successifs de l’économie, définis par Marx, nous joignons les quatre moments successifs de l’anthroponomie.
Selon Marx, l’économie concerne les moments :
1. De la production ;
2. De la circulation des produits ;
3. De leur répartition ;
4. De leur consommation ou destruction des produits par l’usage, ce qui nécessite la reproduction.
L’anthroponomie concernerait les moments :
1. Des rapports parentaux de la génération des êtres humains, des enfants ;
2. Les rapports ultérieurs, des jeunes gens et des adultes, des activités de production, dans leurs aspects développant les personnalités, le psychisme, etc. ;
3. Les rapports politiques, qui concernent aussi les personnes âgées, voire leur domination jusqu’à présent ;
4. Les rapports culturels, où prédominent les morts, comme Keynes ou Marx, Hilferding ou Lénine, dont nous avons parlé.
D’où d’ailleurs, au-delà de la mort, la regénération des êtres humains, non seulement biologique mais de transmission de la culture et de son renouvellement.
Dans ces conditions, l’économie du capitalisme et l’anthroponomie du libéralisme, combinées, formeraient la civilisation occidentale, aujourd’hui largement mondialisée et en crise radicale.
5. La crise radicale de la civilisation ferait monter les défis de la construction d’une autre civilisation du monde entier, aux plans économique et anthroponomique. La radicalité de cette crise systémique résulte d’abord de véritables révolutions des opérations techniques et sociales sur les deux plans.
Au plan économique, il s’agit de la révolution informationnelle, de la révolution monétaire et de la révolution écologique.
La révolution informationnelle qui succède à la révolution industrielle, est fondée sur les ordinateurs. Au remplacement de la main par la machine-outil, succède le remplacement matériel de certaines opérations du cerveau. Ainsi commencent à prédominer les informations, comme les résultats scientifiques, dans la production. Mais tandis qu’une machine-outil est, ici ou là, base de la propriété privée capitaliste, une même information, comme un résultat scientifique, peut être partagée à l’échelle du monde entier. À l’opposé d’une économie nouvelle de partages devenant possible, ces partages sont récupérés par le système pour son exacerbation, avec les privatisations et l’expansion des entreprises multinationales. En effet, une société multinationale privée peut bien plus partager les informations comme les recherches qu’une entreprise nationalisée réduite au territoire national. D’où l’industrialisation du monde entier avec la montée des pays émergents, mais aussi la mise en concurrence des salariés du monde entier.
La révolution monétaire résulte du détachement presque complet de la monnaie par rapport à l’or. D’où, à la fois, l’énorme création pour la spéculation mais aussi le potentiel d’utilisation dans l’intérêt social.
La révolution écologique concerne à la fois l’exacerbation des gâchis des déchets, des limites des ressources naturelles, les très graves menaces sur le climat – technologies, biotechnologies, etc.
Au plan anthroponomique, il s’agit des nouveautés de la révolution informationnelle et numérique, des révolutions démographiques (comme celle de la longévité), de la révolution parentale, de la révolution migratoire (du Sud vers le Nord), de la révolution des armes de destruction massive, etc.
Ainsi montent, à la fois, l’exacerbation des dominations du système de civilisation gâchant ou dévoyant les progressions technologiques et sociales, et en même temps, les potentiels et les besoins de construction d’une nouvelle civilisation.
6. D’où les propositions originales que nous pouvons avancer de transformations très profondes dans ce sens.
Au plan économique, il s’agit d’avancer pour maîtriser et commencer à dépasser les marchés.
1. Le marché du travail pour l’éradication du chômage avec une sécurisation de l’emploi et de la formation, vers un dépassement des forces et des souffrances du marché.
2. Le marché des productions, avec la progression de nouveaux critères de gestion des entreprises autres que ceux fondés sur la rentabilité financière, et de l’appropriation sociale des entreprises avec des nationalisations et des internationalisations.
3. Les marchés monétaires et financiers (des titres), avec un nouveau crédit bancaire et un refinancement des banques par les banques centrales (comme la BCE), une nouvelle création monétaire pour prendre des titres de dette publique, pour développer les services publics, un FMI démocratisé et une monnaie commune mondiale pour s’émanciper du dollar et pour contribuer à de nouveaux financements.
4. Le marché mondial (qui broche sur les 3 autres) avec des accords de coopération et de réciprocité, contre les dumpings sociaux et écologiques, pour le co-développement, contre les destructions des délocalisations, pour les biens publics communs de l’humanité, avec dans l’immédiat de nouvelles normes sociales imposées aux multinationales.
Au plan anthroponomique, maîtriser et commencer à dépasser les délégations de pouvoirs et les représentations correspondantes.
Cela concerne la progression de nouveaux pouvoirs et d’une nouvelle culture aux plans local, régional, national, international, zonal comme dans l’Union européenne, mondial comme pour l’ONU et les agences connexes, depuis chacune et chacun. Cela renvoie à une culture de partage, de solidarité, de tolérance, de dépassement des intégrismes et de paix.
Tout cela, avec la promotion décisive des services publics, vise une civilisation de partage des ressources, des pouvoirs, des informations, des rôles, tout particulièrement les rôles de créations pour une intercréativité. Cela se rapporte à la conjonction de toutes les luttes émancipatrices : de toutes les catégories de salariés, des femmes, mais aussi des jeunes et des personnes âgées, de toutes les nations, de toutes les minorités, de toutes les aires de civilisation de la Terre.
(1) Présentation de son ouvrage de 2012 par Paul Boccara à Espaces Marx, le 13 novembre 2012.
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