Le projet de sécurisation de l’emploi, au départ limité aux accords compétitivité-emploi (Sommet social Sarkozy de janvier 2012 et projet du Medef de mars 2012), devenus accords de maintien de l’emploi, a été élargi à d’autres thèmes à l’issue de la Conférence sociale Hollande (juillet 2012) : mobilité, GPEC, emploi précaire, formation, chômage partiel, licenciement économique…
L’accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013 et le texte soumis au Parlement transcrivent ainsi, dans la continuité, un projet global cohérent :
– Plus de flexibilité, entendue comme la suppression de contraintes pesant sur les processus décisionnels dans l’entreprise ;
– En contrepartie de nouvelles modalités de fixation de la stratégie en amont des décisions (anticipation, implication des salariés et prise en compte de leurs intérêts – le partage de la richesse créée, présente dans l’ANI, est largement absent du projet de loi) ;
– Dans le cadre d’un marché du travail facilitant la reprise d’emploi et la transition d’un emploi à un autre – c’est ce que masquent les prétendus droits nouveaux, contrairement à l’idée de progrès de statut qu’ils laissent entendre. Une unique mesure résiste à ce cadre d’analyse : la généralisation du contrat collectif obligatoire d’entreprise d’assurance complémentaire maladie, accident, maternité introduite in extremis comme témoignage de l’existence de droits nouveaux.
Plus encore que la continuité avec le projet de la droite et du patronat, c’est la parfaite cohérence de ce projet avec la rupture de logique amorcée il y a 30 ans qui frappe. Par sa radicalité, il laisse voir plus clairement le « tournant historique » proposé : la flexibilité, dont cette contribution tentera de montrer par quelles avancées subreptices elle est paradoxalement devenue une composante essentielle d’une conception de la sécurisation de l’emploi dont les accords de maintien de l’emploi restent emblématiques. Une seconde partie tentera de montrer que les deux autres axes sont incomparablement moins ambitieux, déséquilibrant l’ensemble du compromis.
Le projet se situe dans un mouvement de disparition de la règle du plus favorable, socle historique d’une hiérarchie des normes propre à l’encadrement des rapports entre salariés et employeurs, au profit d’une auto-réglementation des entreprises légitimée par la négociation collective.
Le dialogue social a été systématiquement mobilisé pour justifier le recul de la loi dans l’encadrement des rapports de travail (loi Auroux de 1982, lois Aubry de 1998-2000, constitution du Medef de 1998, position commune de 2001, loi Fillon de 2004, loi Bertrand de 2007, position commune et loi de 2008, projet de loi constitutionnelle du 14 mars 2013). Il est sencé représenter un juste milieu entre une réglementation étatique inadaptée et une réglementation patronale dont la nécessaire limitation est apparue dans les conditions de travail mortifères du xixe. Il a ensuite justifié la mise à l’écart des négociations de branche au profit de celles d’entreprise (ANI de 1995 ; 2001, 2004, 2008 précités).
L’objet de la négociation collective bascule de l’amélioration des droits garantis à l’extérieur de l’entreprise vers la mise à l’écart des droits et garanties communes à l’ensemble des salariés et/ou aux salariés des entreprises opérant sur un même marché. C’est ainsi qu’elle devient aussi une revendication patronale, ce qui explique le passage du monopole des syndicats à un simple privilège n’excluant pas d’autres acteurs (élus, salariés mandatés), dans les entreprises dépourvues de délégués syndicaux (1995, 1998-2000, 2001, 2004, 2008). C’est aussi ce qui explique la préoccupation récente pour la représentativité des syndicats (rapports Chertier et Hadas-Lebel de 2006 ; 2008) et la validation majoritaire des accords, à l’origine réservée aux accords dérogatoires à la loi (1982). Sa généralisation (2001, 2004) et son renforcement (2008) témoignent moins des progrès de la démocratie sociale que de la consécration de la négociation de gestion dont l’enjeu est, paradoxalement, d’habiliter le pouvoir patronal à prendre des décisions qui seraient, sinon, illicites ; donc de la restriction du pouvoir unilatéral à son émancipation à l’égard des normes extérieures.
Les justifications évoquées au soutien de ces mesures sont sans équivoque :
« Jusqu’à la fin des années 1970, notre système de négociation collective fonctionne de façon globalement satisfaisante et productive dans un contexte de croissance économique et de plein-emploi. […] À partir des années 1980, des facteurs nouveaux apparaissent : crise internationale […] montée du chômage […] nécessité pour les entreprises dans ce contexte de se restructurer pour faire face […] évolution de plus en plus rapide et permanente des produits et des services ainsi que des technologies […] Le niveau de l’entreprise peut constituer un lieu d’efficacité économique et sociale de la négociation comme mode d’arbitrage de compromis globaux entre les contraintes de compétitivité de l’entreprise et les besoins de ses salariés. » (1995)
« L’existence d’un dialogue social permanent et constructif constitue un atout indiscutable pour les salariés et les entreprises dans une économie ouverte sur le monde et confrontée en permanence à des mutations rapides. […] En l’état actuel des textes, seules les organisations syndicales de salariés représentatives sont habilitées à conclure des accords collectifs […]Les dispositions nées de la négociation de branche peuvent par leur caractère de généralité ne pas satisfaire exactement aux besoins des entreprises et des salariés concernés qui, en l’absence de délégués syndicaux, ne pourront procéder à leur adaptation. » (1995)
« Les accords collectifs permettent aux entreprises de mettre en œuvre les mesures de flexibilité que la loi autorise, mais aussi, plus largement, d’améliorer les conditions de travail. Ils sont les instruments d’une application négociée, adaptée à chaque entreprise, des normes définies au niveau national. Mais le principe du monopole syndical constitue un frein important pour la négociation d’entreprise. […] » (Proposition de loi UMP, 1997).
« La sécurisation de l’emploi passe par trois objectifs, […] : les capacités d’adaptation dans les entreprises pour développer ou préserver l’activité et l’emploi, et d’abord la capacité d’anticipation, face aux mutations qui s’accélèrent dans un contexte de concurrence internationale renforcée ; l’affirmation du dialogue social […] tant dans les actions d’anticipation que d’adaptation, lorsque la situation de l’entreprise est objectivement difficile. Son sens […] est l’affirmation d’un nouvel équilibre où l’un et l’autre des acteurs gagnent en sécurité sans perdre en capacité d’adaptation et de mobilité. C’est l’enjeu central : mieux anticiper, pouvoir s’adapter plus tôt, plus rapidement, dans la sécurité juridique, mais le faire de façon négociée, pour préserver l’emploi et au moyen de nouveaux droits […]. C’est ainsi que notre compétitivité se renforce […] » (exposé des motifs du projet de loi)
Mais cette évolution est d’autant plus critiquable que la condition d’une négociation qui mérite ce nom ne repose que sur la capacité à en influencer l’issue et à dire non, qui dépend moins de la représentativité syndicale et la signature majoritaire que de moyens de donner corps et de faire vivre la relation de représentation, qui ne sont plus à l’ordre du jour depuis 1982. Au contraire, la négociation dérogatoire offre l’image de délégués gestionnaires accompagnant les régressions ; la décentralisation de la négociation morcelle les statuts, identités et intérêts collectifs ; la représentativité et l’exigence majoritaire, telles quelles, se limitent quasiment à glisser un bulletin dans l’urne une fois tous les 4 ans.
Si la législation, avant le projet de loi actuel, ne fait pas état d’accords sur l’emploi, la jurisprudence révèle que, dans la foulée de l’accord dérogatoire à la loi (1982), la dérogation se traduit aussi par cette nouvelle pratique.
L’accord Compagnie Générale de Géophysique conclu en 1986 prévoit la réduction de moitié d’une prime pendant 2 ans, en échange de la réduction du nombre de licenciements. Il donna lieu à une réinterprétation de la règle du plus favorable : « cette suppression avait pour contrepartie le maintien des salariés dans leur emploi menacé […], ce dont il résultait que l’accord de 1986 était plus favorable aux salariés » (Soc., 19 févr. 1997, n° 94-45286).
En 1990, l’accord CMB Plastiques prévoit une baisse des salaires pour 4 ans afin de « ramener le seuil de compétitivité au niveau de celui des meilleurs de la profession et favoriser ainsi le maintien d’une activité industrielle sur le site ». La fermeture du site est annoncée un an et demi plus tard. Il permit d’affirmer que la violation de l’engagement sur l’emploi ne remet pas en cause les sacrifices antérieurs des salariés et qu’une renégociation de l’accord mettant en cause l’engagement initial n’est pas regardée comme une inexécution (Soc., 22 janv. 1998, n° 95-44400 et 25 avr. 2001, n° 98-45195).
En 1993, les salariés de Potain découvrent avec désarroi que leur « accord comporte un engagement de l’employeur “d’éviter” le recours à des licenciements », ce qui « ne paralyse pas le droit de procéder à des licenciements lorsqu’ils sont inévitables », peu important les sacrifices consentis (Soc., 13 déc. 1995, n° 94-13867).
La même année, un salarié de Case France reçoit sa lettre de licenciement le lendemain de la fin de l’accord opérant, pour un an, la réduction d’avantages salariaux en échange de l’engagement de ne pas procéder à des licenciements économiques. Il n’aura droit qu’à des indemnités, la faute consistant uniquement à avoir commencé la procédure de licenciement avant la fin de l’accord (Soc., 1er avr. 1997, n° 95-45284).
En mai 2004, l’accord de Bosch Vénissieux, approuvé par 98 % des salariés, prévoit 36 h par semaine payées 35, une modération salariale de 3 ans et une réduction de la majoration de nuit. En 2010, la direction annonce le plan de licenciement.
En 2007, l’accord Continental Clairoix prévoit le passage aux 40 h pour 92 € de plus par mois, en échange de 130 embauches et du maintien du site pendant 5 ans. Dès 2009, la direction annonce la fermeture. Comme dans l’affaire Potain, le tribunal juge que la direction n’était pas tenue de maintenir l’emploi. Depuis 2010, ceux des 1 120 salariés qui ont contesté leur licenciement attendent encore le jugement. En revanche, les amendes (2 000 à 4 000 €) pour avoir vandalisé la préfecture, elles, ont déjà été prononcées et confirmées en appel…
En 2008, le groupe Goodyear propose à ses deux usines Goodyear et Dunlop d’Amiens soit le passage aux 4x8 (nuits, week-ends et changements d’horaires tous les 2 jours) soit un plan de licenciements. Les salariés rejettent l’accord à 78 %. La direction annonce 478 suppressions de poste, conduisant les syndicats minoritaires à quitter l’intersyndicale pour se raviser, la CGT (majoritaire) persistant dans son refus. Les licenciements n’ont toujours pas pu être prononcés, la justice ayant annulé chaque tentative, faute de respect des règles (possibilité supprimée par le projet de loi…). La direction envisagerait aujourd’hui de fermer le site de 1 250 salariés (Le Monde, 31 janv. 2013) et accuse la CGT d’en porter la responsabilité…
En 2010, General Motors s’engage par accord à maintenir l’activité à Strasbourg jusqu’en 2014 et à investir plus de 200 millions € en échange du gel des salaires et de l’intéressement et de la suppression de congés, la compétitivité du site étant mise en concurrence avec une société mexicaine (accord approuvé par 70 % des salariés). La fermeture est annoncée au printemps 2012, les salariés attendent aujourd’hui un repreneur.
Le bilan de ces négociations révèle un déséquilibre certain entre la réalité des sacrifices et celle de l’engagement sur l’emploi, avec un risque élevé de perdre malgré tout son emploi. Mais c’est un autre risque, insupportable pour le patronat déjà depuis l’époque du CNPF et son « contrat collectif », qui est au cœur du débat : la négociation collective étant impuissante à imposer aux salariés la modification de leur contrat, tout licenciement consécutif à leur refus impose le respect des règles licenciements économiques – ce qui explique la récurrence du referendum, préalable à la signature de l’avenant individuel. Par ce biais, les tribunaux étaient susceptibles d’exercer un contrôle extérieur, émancipé du chantage à l’emploi, sur l’analyse de la situation réelle du groupe et le caractère suffisant ou non de la recherche d’alternatives. C’est ainsi que la sécurisation de l’emploi par la négociation sur l’emploi se trouve intimement liée à la flexibilité et, partant, au régime des licenciements économiques.
1. La sécurité dans le régime du licenciement économique
Les garanties légales du licenciement économique témoignent de l’existence d’un droit relatif à la stabilité opposable à l’employeur au travers de trois exigences hiérarchisées :
– de nécessité (réorganisation et stabilité sont mises en balance au regard de la justification économique réelle et sérieuse) ;
– de proportionnalité (obligation de l’employeur de chercher une alternative au licenciement - reclassement et adaptation) ;
– de compensation (droit du salarié à des aides spécifiques à la reprise d’emploi : contrat de sécurisation professionnelle, congé de reclassement, priorité de réembauche…).
Dans les entreprises d’au moins 50 salariés qui licencient 10 salariés ou plus, le régime sort renforcé de l’obligation de mettre en place un plan de sauvegarde de l’emploi (PSE, ex-plan social) prévoyant des mesures supplémentaires en termes d’alternative à la rupture et de reprise d’emploi. Si les mesures sont au choix de l’employeur, leur caractère suffisant et pertinent est contrôlé au regard des moyens de l’entreprise ou du groupe. Cette exigence est d’autant plus forte qu’elle peut s’appuyer sur un droit à l’expertise du CE et est sanctionnée par l’annulation de la procédure, prononcée en amont des licenciements à l’initiative du CE et des syndicats devant le TGI (nouvelle procédure sur la base d’un PSE amélioré) ou en aval, à l’initiative des salariés devant le conseil de prud’hommes (réintégration).
Enfin, le droit à la stabilité se traduit dans des garanties procédurales : l’employeur doit soumettre son évaluation de la situation et son choix de mesures à un débat contradictoire. D’abord, pour les salariés disposant de délégués élus, il doit suspendre le projet le temps de leur apporter les explications demandées et réponses argumentées à leurs critiques et propositions, jusqu’au vote de l’avis, lorsque toutes les réponses ont été apportées, même non favorables. Ensuite, les opérations de reclassement peuvent commencer puis, le cas échéant, de licenciement. Enfin, les contestations judiciaires permettent de porter le débat devant une juridiction. À la différence du licenciement pour motif personnel, ce débat ne porte pas sur le comportement ou le travail du salarié mais sur la décision patronale.
Le recul du licenciement économique n’est donc pas synonyme de sécurité de l’emploi, au contraire, sauf à créer un droit de refus des réorganisations, individuel (l’interdiction du licenciement consécutif au refus de modification de contrat) et collectif (le droit de veto).
2. La sécurité entre maintien dans l’emploi et stabilité du contenu de l’emploi
La subordination du salarié au pouvoir patronal naît d’un accord conclu avec l’employeur, lequel conditionne la soumission au pouvoir à certaines conditions de rémunération, de qualification professionnelle, d’affectation géographique, de durée et d’organisation du temps de travail qui limitent ce pouvoir autant que les règles légales ou négociées.
Cette fiction juridique du contrat de travail, invention jurisprudentielle de 1987 légalisée par la loi de 1989 relative à la prévention des licenciements économiques, trace une frontière entre les réorganisations qui relèvent du pouvoir unilatéral de l’employeur, dont le refus constitue une faute disciplinaire, et celles qui, parce qu’elles modifient un élément essentiel du contrat de travail, ne peuvent qu’être soumises à l’assentiment individuel du salarié, configurant ainsi un droit à la stabilité des conditions de travail et du contenu de l’emploi. En cas de refus, la réorganisation ne prime sur le choix du salarié qu’à des conditions identiques à celles qui permettent de faire primer la suppression d’emploi sur le droit à l’emploi : le licenciement envisagé à la suite de ce refus est qualifié de licenciement pour motif économique (art. L. 1233-3 C. trav.).
3. De la stabilité de l’emploi à la flexibilité au nom de l’emploi
L’amorce d’une remise en cause de l’identité de régime entre modification de contrat et suppression d’emploi est venue de la Cour de cassation au sujet de la mise au chômage partiel (réduction de la durée du travail accompagnée d’une réduction corrélative du salaire justifiée par de graves difficultés conjoncturelles et compensée par une indemnisation de la perte de revenu). Par un revirement de jurisprudence, elle jugea finalement que la baisse de durée et de rémunération ne doivent pas s’analyser en une modification de contrat lorsque les conditions légales de recours au chômage partiel sont satisfaites (arrêt Gurry du 18 juin 1996 et 9 mars 1999 ; contra : 11 janv. 1962 et 23 oct. 1991). Plus tard, elle opéra une disqualification similaire pour la rémunération fixée et modifiée par négociation collective (Soc., 20 oct. 1998, Courcelles-CRAMA et 27 juin 2000 UTA-Air France). Le contrat serait finalement moins un instrument de stabilité qu’un instrument d’exclusion du pouvoir unilatéral non exclusif de modifications de ses éléments essentiels lorsqu’ils sont négociés collectivement. Le chômage partiel fait aussi apparaître que le caractère temporaire et l’objectif de maintien de l’emploi sont de nature à faire céder le droit à la stabilité du contenu de l’emploi.
La première légalisation de cette orientation viendra de la loi Aubry II de 2000 :
– Elle interdit la qualification de modification du contrat lorsque la modification du temps de travail est négociée et s’accompagne d’un maintien de rémunération ;
– Le licenciement consécutif au refus d’une baisse de rémunération résultant d’un accord RTT n’est pas économique mais individuel. Une présomption de cause réelle et sérieuse avait été rejetée lors des débats parlementaires mais est réapparue tant elle est la conséquence nécessaire de la qualification forcée du licenciement et de son lien avec l’accord collectif qui en est la cause : la seule existence de l’accord, mentionné dans la lettre de licenciement, suffit à le justifier (Soc., 15 mars 2006, Amitel).
La loi Borloo de 2005 s’y était également attaquée, en repoussant le moment où la mesure est considérée comme un risque de licenciement économique déclenchant l’application des mesures préventives de la proposition de modification de contrat au refus du salarié. En conséquence, le salarié doit opérer son choix sous la menace d’un licenciement économique sans connaître quels reclassements et mesures d’accompagnement sont susceptibles de lui être proposés, la prudence incitant à préférer la modification de contrat. Cette loi explique la multiplication des plans de mobilité prévoyant des mesures d’accompagnement (de l’acceptation) jugées préférables aux mesures encadrées d’un plan de sauvegarde de l’emploi (en cas de refus). L’enjeu est également collectif car les salariés refusant la modification de contrat voient la teneur de leurs droits varier en fonction du seuil déclenchant la mise en place du PSE affecté par le nombre de salariés acceptant cette modification.
Enfin, depuis la loi Warsmann du 22 mars 2012, l’application d’un accord de modulation ne constitue plus une modification de contrat, sauf pour les temps partiels (contra : arrêt Gaec du 28 sept. 2010, n° 08-43161). Le Conseil constitutionnel a jugé la règle conforme à la Déclaration de 1789 : caractérise un « motif d’intérêt général suffisant » pour faire céder la liberté contractuelle « l’adaptation du temps de travail des salariés aux évolutions des rythmes de production de l’entreprise » et « l’existence d’un accord collectif » (15 mars 2012, n° 2012-649 DC).
Elles se répartissent sur trois niveaux :
– Les réorganisations explicitement et directement situées sur le registre de la menace pour l’emploi ;
– Les réorganisations permanentes liées à la stratégie de l’entreprise, dont le lien avec la défense de l’emploi existe néanmoins au travers de la gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences qui a toujours été pensée comme un instrument de prévention des menaces pour l’emploi ;
– Plus largement, la sécurisation de l’ensemble des décisions de direction des personnes et d’organisation des emplois.
1. Réorganisations et menace directe pour l’emploi
Accord de maintien de l’emploi. Sa négociation est sencée répondre à de graves difficultés conjoncturelles, sans qu’une sanction autre que le refus de signer l’accord ne soit prévue.
Les sacrifices possibles, sur une durée maximale de 2 ans (sans délai de carence en cas de succession d’accords), consistent en une :
– réduction des rémunérations jusqu’à 1,2 Smic ;
– et/ou réduction de la durée ;
– et/ou augmentation de la durée jusqu’à 12 h par jour et 48 h par semaine sur 6 jours ;
– et/ou flexibilité (horaires variables, week-end, nuit…).
Les refus se traduiront par un licenciement économique individuel quel que soit leur nombre, écartant ainsi les garanties renforcées de la procédure avec PSE normalement applicables à partir de 10 refus ou suppressions d’emploi. Deux craintes : la transposition de la jurisprudence sur les accords RTT annihilant le contrôle du motif économique et la place des mesures de reclassement que doit prévoir l’accord par rapport aux garanties légales du licenciement économique même individuel (est-ce qu’elles s’y ajoutent ou les remplacent ?).
La seule contrepartie obligatoire est l’engagement de maintien de l’emploi (ni interdiction de versement de dividendes, ni réduction de la rémunération des mandataires sociaux, ni conséquence obligatoire d’un retour à meilleure fortune à l’issue de l’accord). Or, elle est aussi peu fiable qu’auparavant et peut-être encore moins :
– La durée peut n’être que celle de l’accord et peut même être réduite soit par révision avec les signataires initiaux, soit par une procédure judiciaire permettant à l’employeur de faire valoir la dégradation de la situation ;
– L’accord peut s’appliquer à certains salariés pendant que d’autres sont soumis à un plan de licenciements, et les bas salaires auxquels un accord de réduction de rémunération ne peut s’appliquer ne bénéficient pas du maintien de l’emploi ;
– Les ruptures conventionnelles et licenciements personnels sont autorisés ;
– La violation de l’engagement n’est toujours pas sanctionnée par la réintégration et elle ne l’est même plus par l’indemnité de licenciement sans cause réelle et sérieuse, remplacée par une indemnité forfaitaire (clause pénale) que doit prédéterminer l’accord, sans plancher légal ni pouvoir du juge de modifier son montant (sauf disproportion manifeste) ; quant à la remise en cause des sacrifices, la procédure judiciaire prévue est réservée aux syndicats signataires (à l’exclusion des salariés et autres syndicats) et consiste à demander la suspension définitive de l’accord, donc uniquement pour l’avenir et avec pour conséquence… de rendre, réciproquement, son pouvoir de licencier à l’employeur !
L’accord doit être majoritaire (50 % et non 30 %). Il peut être conclu avec les délégués syndicaux où il y en a (50 % par rapport aux dernières élections sans compter les non-électeurs, quel que soit le nombre de votants, abstentions, blancs, nuls, et, ce qui est nouveau, en excluant les votes en faveur des listes qui n’ont pas atteint 10 %), et, sinon, par des élus ou salariés mandatés par une organisation représentative de la branche ou nationale, les signataires de l’ANI par exemple (50 % par referendum).
En cas d’échec des négociations, l’employeur pourra toujours recourir au chômage partiel, rebaptisé activité partielle, dont la simplification amorcée par le projet de loi fera l’objet de négociations en 2013 dans le cadre fixé par l’ANI. Elle est moins flexible car la réduction de salaire passe par une réduction proportionnelle de durée. La durée maximale dépend d’un volume d’heures annuel par salarié, étant précisé que l’employeur peut organiser un chômage partiel tournant (précision apportée par le projet). Les salariés bénéficient d’une indemnité financée par l’État et l’UNEDIC. L’administration exerce un contrôle préalable sur l’existence de difficultés conjoncturelles et négocie, dans un rapport de force nettement différent de celui de l’accord, avec l’employeur la contrepartie (cadre à paraître par décret).
Licenciements économiques avec PSE. Dès le 1er juillet, un accord d’entreprise pourra être signé pour gérer les licenciements : quels emplois, dans quelles catégories, qui sera licencié ou non, quels reclassements, quelles aides à la reprise d’emploi, quel calendrier, quelles règles de consultation… La configuration du rapport de force largement déterminé par le chantage comme les règles de majorité sont les mêmes que pour un accord de maintien de l’emploi – si ce n’est qu’il ne peut, a priori, être négocié que par des délégués syndicaux.
S’il n’y a pas d’obligation de négocier, les employeurs y ont tout intérêt car l’accord conditionne le droit de soustraire les sujets qu’il contient à la consultation du CE (la signature de l’accord marque la fin du débat) et, surtout, la dérogation aux règles légales et conventionnelles du licenciement économique corrélative d’un contrôle réduit à peu de choses.
La validation ou homologation administrative prévue n’est pas une protection, en particulier en cas d’accord : le rejet doit être notifié en 8 jours et justifié par un des motifs limitativement énumérés, en particulier limité aux mesures légales minimales à l’exclusion de tout examen du caractère suffisant du PSE au regard des moyens de l’entreprise ou du groupe. En outre, la réintégration des salariés licenciés ne sera possible qu’en l’absence TOTALE de reclassements. En l’absence d’accord, le rejet doit être notifié en 21 jours et motivé, l’administration disposant dans ce cas de l’ensemble des motifs tirés de la violation des règles du licenciement économique ainsi que du caractère insuffisant du PSE.
Dans les deux cas, la procédure administrative sert en fait à transférer le contentieux de la procédure et le PSE (auquel est spécifiquement attachée la possibilité d’une réintégration) vers les juridictions administratives. Les conseils de prud’hommes conservent le contentieux de la cause économique réelle et sérieuse, avec les modifications apportées à la procédure prud’homale (infra), imposant aux salariés d’engager deux procédures judiciaires avec un avocat publiciste et un autre privatiste. Le tribunal doit être saisi dans les 2 mois de la décision et ne contrôle pas la procédure de licenciement décidée par l’employeur mais la décision administrative de validation ou homologation, même tacite, de cette procédure. Les éléments les plus importants des contrôles judiciaires actuels ne sont pas transposés :
– En termes de moment car toute action en référé du CE ou des syndicats en amont des licenciements est exclue – par définition, le contentieux administratif ne peut être introduit qu’après la décision administrative dont l’annulation est demandée ;
– En termes de sanctions puisque pour obtenir la réintégration, il faudra 1. qu’aucun accord n’ait été signé, 2. que le plan social soit insuffisant et 3. que la décision administrative soit annulée pour ce motif ;
– De plus, si le tribunal n’a pas statué en 3 mois, l’affaire est transmise à la cour d’appel puis, après 3 mois, au Conseil d’État. Elle pourra n’avoir été jugée qu’une seule fois, sans recours.
L’ensemble des opérations de consultation (CCE, CE, CHSCT) et de négociation doivent être réalisées dans un délai indépassable de 2 mois, 3 mois (à partir de 100 licenciements) ou 4 mois (à partir de 250). Ni le refus d’avis du CE ni aucune action en justice ne permet de repousser ce délai, peu important les fautes de l’employeur. Dès l’issue du délai, l’employeur peut transmettre sa demande à l’administration. Au-delà de 8 jours, l’accord s’auto-valide ; 21 jours, le plan unilatéral s’auto-homologue. Dès le lendemain, les licenciements pourront être prononcés, sans délai pour les opérations de reclassement : les postes peuvent avoir été proposés aux salariés, entérinant la restructuration, alors que les négociations et consultations sont encore en cours et que la période de recherche d’autres reclassements possibles n’est pas finie.
2. Réorganisations, stratégie et gestion prévisionnelle
Accord de mobilité interne. Il fixe un cadre collectif négocié aux mobilités géographiques et professionnelles. S’il est l’occasion de négocier des limites et garanties (entièrement dépendantes du rapport de force), sa signature a dans tous les cas pour effet de qualifier le licenciement consécutif à un refus de licenciement pour motif économique individuel (et non pour motif personnel comme dans l’ANI et l’avant-projet suite à l’avis du Conseil d’État), transposant le mécanisme des accords de maintien de l’emploi (avec les mêmes risques) – ce qui n’est pas sans soulever de sdifficultés, ces derniers étant temporaires et situés dans le cadre de difficultés économiques contrairement aux accords de mobilité. Sur la mobilité professionnelle, le projet présente les mêmes limites qu’antérieurement (qualification, rémunération, adaptation). C’est sur la mobilité géographique, qui ne fait l’objet d’aucune limite légale, que le pire est à craindre, en particulier au regard des atteintes à la vie personnelle et familiale. La défense de l’emploi ne justifierait plus seulement la mise à l’écart du contenu de l’emploi mais la restriction de droits fondamentaux.
Période de mobilité volontaire. Réservée aux salariés d’au moins 2 ans d’ancienneté des entreprises ou groupes d’au moins 300 salariés, elle autorise la conclusion d’une convention individuelle, en vue d’exercer une activité dans une autre entreprise, de suspension temporaire du contrat – donc avec un droit au retour (sur emploi similaire). Sinon, la rupture du contrat vaut démission.
Classée dans les droits nouveaux, l’expérimentation d’un projet professionnel externe avec droit au retour peut être réalisée avec un congé sabbatique ou de création/reprise d’entreprise. Surtout, la similitude avec la rupture conventionnelle quant à la volonté du salarié, sa capacité à négocier l’accompagnement nécessaire à la réalisation de son projet et la concurrence avec d’autres régimes légaux, conduit à envisager un risque élevé de détournement. Sur la rupture conventionnelle (étude CEE, juillet 2012) : dans 50 % des cas, le motif du salarié est une « réponse d’urgence », même « inadaptée », à une dégradation relationnelle ou des conditions de travail ; dans 60 % des cas, c’est l’employeur qui en est à l’initiative ; dans 40 % des cas, elle est signée dans un contexte de difficultés économiques ; 75 % des salariés sont sans emploi après plus de 6 mois.
Assurément, c’est encore le licenciement économique qui est visé, ici en inversant l’ordre chronologique du reclassement externe et de la mise en cause de l’emploi, en toute opacité (pas même un entretien individuel accompagné). D’ailleurs, c’est une mesure issue de la pratique des PSE et l’ANI précisait expressément : « au terme de la période de mobilité, l’entreprise est exonérée, à l’égard du salarié concerné, de l’ensemble des obligations légales et conventionnelles qui auraient résulté d’un licenciement pour motif économique ». On peut également craindre des opérations de prêt de main-d’œuvre prohibé, y compris sous une forme non salariée, notamment à l’intérieur des groupes, dès lors que la mobilité peut n’être que temporaire si l’entreprise d’accueil met fin à l’activité (période d’essai, CDD, contrat de prestation). Le contrat de mission souhaité par le Medef n’est pas loin. De plus, contrairement au modèle habituellement prévu dans les PSE, le dispositif ne prévoit aucun accompagnement à la réalisation du projet (prospection, mobilité, formation…) ni garantie de transition (maintien de rémunération, de qualification, d’ancienneté, type et durée de contrat…).
3. Décisions unilatérales de direction des personnes et d’organisation des emplois
Les élus. En contradiction totale avec l’idée de gestion concertée, le projet constitue une rupture radicale avec la logique d’effet utile de la consultation qui implique un délai d’examen suffisant et fait primer la complétude et la qualité de l’information et du débat sur la durée. Le projet enferme les consultations dans un délai prédéterminé et indépassable, que le comité ait ou non rendu son avis. Suite à l’avis du Conseil d’État, un délai minimum de 15 jours a été ajouté et une possibilité de fixation judiciaire, en début de consultation, en fonction de la nature et l’importance des questions. Les experts sont eux aussi soumis à un délai strict de demande d’information (interdisant de demander des compléments si l’examen des premiers documents en révèle la nécessité) et de remise du rapport.
Sous couvert de nouvelle action en référé, le texte restreint en fait le pouvoir judiciaire de suspension de la décision à l’unique cas de difficultés particulières d’accès à l’information, excluant les difficultés ordinaires (!), l’ordre du jour unilatéral, les obstacles opposés à la communication avec les salariés, l’absence de convocation de certains membres…
La base de données unique, qui a vocation à se substituer aux informations et rapports périodiques remis au comité d’entreprise lui permettant de se prononcer sur la politique de l’entreprise (situation économique et financière, emploi, rémunération, temps de travail, formation, égalité…), relève de la même logique : elle transfère de l’employeur aux élus la tâche de sélectionner les informations pertinentes au regard du sujet et d’éditer le document nécessaire.
Enfin, une centralisation des CHSCT est amorcée. L’employeur peut l’utiliser de droit pour imposer une expertise unique plutôt qu’une expertise autonome de chaque comité propre à son unité de travail, voire pour substituer la consultation de l’organe central à celle des différents comités. Chaque unité de travail y sera représentée par un unique délégué, sans considération de collège. Elle est soumise au même système de délais que le CE.
Les Conseils de prud’hommes. La prescription est réduite de 5 à 2 ans et de 5 à 3 ans en matière salariale (sous réserve du délai de 6 mois pour dénoncer le solde de tout compte). Les délais restreints à 12 mois sont maintenus (« notamment » licenciement économique avec contrat de sécurisation professionnelle, rupture conventionnelle et validité du PSE). Sont seules préservées les actions en discrimination, harcèlements sexuel et moral et atteintes à l’intégrité physique (ces trois derniers ne figuraient pas dans l’ANI). L’enjeu est aussi financier : la restriction du délai en matière de salaire conduit à ce qu’un rappel de prime annuelle de 9 615 euros soit restreint à 5 769 euros demain (-40 %). Il n’est pas impossible que cette restriction s’applique à la réparation des préjudices antérieurs.
Le projet pose un autre obstacle aux réparations financières : les juges devront justifier le montant des indemnités allouées, incitant à les réduire à la portion congrue (comment un justifier précisément un préjudice futur ? un préjudice moral ?).
En matière de licenciements, quel qu’en soit le motif, l’audience préalable de conciliation donnera lieu à une proposition d’indemnité forfaitaire en fonction de l’ancienneté en échange de la renonciation à l’ensemble des demandes liées à la rupture (elle est donc forfaitaire quant à l’évaluation du préjudice et quant au nombre et à l’importance des irrégularités). Cette règle :
– renforce l’inégalité d’accès à la justice (ceux que la perte d’emploi aura le plus déstabilisé économiquement seront plus enclins à accepter une indemnisation potentiellement moins importante mais assurément plus rapide) ;
– fait de la conciliation une voie d’extinction du litige moins sécurisée que la transaction en dehors de toute juridiction en écartant le principe de réparation intégrale, le prix de la renonciation au droit à un procès équitable et le rôle du Bureau de conciliation de garant de l’équilibre de l’accord ;
– conduit à des effets de seuils importants et à un désavantage certain entre 2 et 8 ans d’ancienneté (4 mois de salaire au lieu du plancher de 6 mois pour licenciement sans cause réelle et sérieuse) ;
– fait de la perte d’emploi une simple question de coût, d’autant plus aisé à supporter que l’indemnité pourra être provisionnée par avance, en écartant tout jugement sur le bien-fondé de la décision ;
– évince le préjudice social, notamment par le remboursement des allocations de chômage à Pôle emploi.
Conclusion
La conception retenue de la « sécurisation » traduit, n’ayons pas peur des mots, un véritable projet d’aliénation des salariés aux intérêts des associés, actionnaires et dirigeants, masqués derrière des lois et phénomènes prétendument naturels, apolitiques et insusceptibles de débat (compétitivité, marché, économie, crise, mondialisation…). À tel point qu’elle risque de porter le niveau de sécurité française, en matière d’implication des travailleurs, de licenciement et de recours juridictionnel à un niveau de protection inférieur à celui garanti par les directives européennes (2002/14 et 98/59), la Charte sociale européenne (art. 24), la Charte des droits fondamentaux de l’UE (art. 27 et 47), la Convention européenne des droits de l’homme (art. 6) et les Conventions de l’OIT (n° 158 art. 4, 8 et 9 et n° 10, art. 10).
On ne pourra donc que se ranger à l’opinion selon laquelle ce projet est historique, si on le compare par exemple à la Déclaration de Philadelphie adoptée par l’Organisation internationale du travail (OIT) le 10 mai 1944, ratifiée par la France et posant les principes suivants dont « l’expérience a pleinement démontré le bien-fondé » :
« Une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale. »
« Le travail n’est pas une marchandise. »
« Tous les êtres humains, […] ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel […] dans la sécurité économique […] »
« Tous les programmes d’action et mesures prises sur le plan national, notamment dans le domaine économique et financier, doivent être appréciés de ce point de vue et acceptés seulement dans la mesure où ils apparaissent de nature à favoriser, et non à entraver, l’accomplissement de cet objectif fondamental. »
Ce projet est donc peut-être aussi l’opportunité de poser plus clairement les termes du choix entre cette sécurisation de l’emploi et une sécurité économique et professionnelle dont de nombreux projets témoignent de la vigueur (sécurisation sociale de l’emploi et de la formation, sécurité sociale professionnelle, droits de veto…).
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