Dans le cadre des journées d'étude des 19 et 20 mai 2006 sur "Alternatives, émancipation, communisme", un atelier a traité le thème, introduit par Paul Boccara : « révolution informationnelle, dépassement du capitalisme et enjeux de civilisation ».
Introduction
L'atelier sur la révolution informationnelle se situe dans le cadre du colloque « alternatives, émancipation et communisme ». Cependant, selon moi il n'y a pas un « a priori » de société communiste, de façon sectaire, mais des enjeux de civilisation nouvelle de nos jours pour toute la société. Et peut-être, alors, y a-t-il un « a posteriori » de l'analyse des potentiels de partage, de mise en commun jusqu'à chacun, et donc des caractéristiques d'un communisme de liberté pour chacun de cette civilisation qui deviendrait possible, face aux conditions nouvelles de l'humanité, vers laquelle on pourrait avancer avec des transformations démocratiques radicales.
Par civilisation il faut entendre, non seulement l'économie, mais aussi l'anthroponomie, c'est-à-dire toutes les sphères de la vie sociale hors de l'économique. Et aussi la localisation historique et géographique de cet ensemble économique et anthroponomique.
La question serait : comment la révolution informationnelle implique-t-elle des tendances, des exigences et donc des possibilités nouvelles pour la civilisation ?
On peut partir de l'analyse de Marx de la révolution industrielle, selon laquelle elle a consisté en un remplacement de la main qui manie l'outil par la machine-outil, s'accompagnant d'un développement du machinisme et de l'industrie qui prédominent.
Avec la révolution informationnelle, nous avons le remplacement par des moyens matériels, non pas de la main par la machine-outil, mais de certaines opérations du cerveau, d'opérations informationnelles. Comme tout particulièrement avec les ordinateurs.
A la prédominance des activités industrielles succèderait celle des activités informationnelles, comme la recherche, la formation, l'accès aux données, etc.
Cela se distingue de l'ancienne expression « révolution scientifique et technique », scientiste et technocratique, tandis que la science appliquée à l'industrie caractérisait déjà la révolution industrielle.
Avec la machine-outil, il y a une objectivation des processus qui s'émancipent des mains de l'homme et donc déjà un développement des sciences appliquées pour l'industrie. Avec la révolution informationnelle cela dépasse la science, même si la science et la recherche deviennent plus importantes. Le nouveau, c'est le type d'accès aux données et la possibilité pour chacun d'y accéder. La révolution consiste dans cette possibilité d'accès de tous, avec la télé information à des masses de données. C'est aussi la possibilité de traitement nouveau de tout ce qui est information, pas seulement des écrits, et notamment le fait que chacun peut, en principe, intervenir sur ces informations. Cela pourrait s'opposer à la scission entre lecteurs et auteurs, avec l'imprimerie qui a accompagné la révolution industrielle. La révolution informationnelle, ce n'est pas seulement la connaissance, le cognitif, c'est aussi accéder à tout les types d'informations par un canal universel, avec la numérisation, le multimédia, etc...
Ce n'est pas non plus seulement ce que l'on appelle la révolution de la communication où l'on met l'accent sur un aspect très important, le vecteur des relations, mais pas sur le contenu : l'information elle-même. Certes il y a une dialectique entre les deux, mais le principal c'est le contenu. L'essentiel c'est la prédominance des informations dans tous les domaines de la vie qui pourrait révolutionner la société. Cela dépasse les seules nouvelles techniques dites de l'information et de la communication (NTIC).
Pour la production, les informations deviennent plus importantes que les machines. Pas seulement la recherche, mais aussi la formation, les études de marché, la connaissance des besoins et autres informations.
C'est la même chose dans la vie sociale et l'anthroponomie. Ainsi, la montée de l'éducation et de la formation, ce n'est pas la science. Et la prédominance de l'éducation et de la formation fait partie de la révolution informationnelle.
Cela veut dire que les activités d'information deviendraient plus importantes que l'activité physique et biologique dans la vie des êtres humains, tandis que les deux dimensions sont bien sûr articulées dès le début de l'hominisation.
C'est le plus important du point de vue social, économique et anthroponomique. Cela donne à la révolution technologique toute sa portée civilisationnelle.
Au plan économique, ce qui est bouleversé avec le passage de la révolution industrielle fondée sur la machine-outil à la révolution informationnelle, c'est que la première est liée à l'échange, au marché, alors que l'autre implique des partages jusqu'à l'échelle de toute l'humanité.
Une machine-outil est ici ou elle est ailleurs, dans un unique endroit. Ce qui est l'une des bases de la propriété privée capitaliste. Mais une information, vous la donnez et vous la gardez encore. Elle peut être partagée indéfiniment, jusqu'à l'échelle de toute l'humanité. Ce serait une des bases d'une société future possible de partage, que l'on pourrait aussi appeler société communiste de liberté de chacun.
Cette vision de partage est révolutionnaire. À l'opposé, certaines théories académiques considèrent, à propos de la recherche, ses « effets externes» qui dépassent une seule entreprise, D'où la seule justification de financements étatiques. Ce qui constitue une conception conservatrice. Cependant, les exigences nouvelles radicales de partage sont récupérées par le système capitaliste de domination des entreprises privées.
Ainsi pour partager les coûts de recherche et les informations, à l'échelle du monde entier, cela pousse au développement de sociétés privées multinationales. Une entreprise publique ou privée nationale peut partager beaucoup moins qu'une société mondiale, même privée. Et donc le système capitaliste traite le besoin de partage en le récupérant avec la privatisation des entreprises publiques purement nationales, et la possibilité d'un partage plus étendu avec des privatisations multinationales. C'est la manière capitaliste de traiter le défi d'une autre société de partage à l'échelle de l'humanité,
Il y a donc une récupération, avec une rivalité relancée entre entreprises monopolistes pour la concurrence et non pour le partage généralisé. La société de non partage récupère le partage. La concurrence tend à évincer et même à détruire la multinationale rivale au lieu d'un partage de coopération à l'échelle de l'humanité. Elle tend à mettre en concurrence les salariés du monde entier, avec le chômage massif durable et la prolifération de la précarisation, des délocalisations, au lieu d'un partage avec tous les travailleurs des richesses et des informations, par la formation, la participation à la gestion et à la recherche-développement.
C'est l'exaspération du système par la récupération de la révolution informationnelle pour la mondialisation capitaliste. D'où le défi d'un vrai épanouissement de cette révolution et des partages avec un nouveau système.
C'est également les constructions zonales, comme l'Union européenne, pour dépasser les limites nationales aussi, mais, là encore, avec une hyperdélégation étatique, au lieu du partage des pouvoirs décentralisés jusqu'à chacun et chacune ainsi que des concertations. Et cela jusqu'à l'échelle mondiale avec des institutions multinationales et avec l'hégémonie des États-Unis sur toute la planète, à l'opposé de véritables partages pour toute l'humanité.
Mais c'est quand même la montée du besoin de faire ensemble pour toute l'humanité. C'est une façon réactionnaire de traiter la nouveauté.
Cela renvoie aussi aux dominations monopolistes sur la culture, notamment sur l'internet, à l'opposé de véritables partages maîtrisés jusqu'aux interventions créatrices de chacun.
En économie, il y aurait la possibilité de maîtriser et de commencer à dépasser les marchés et donc la domination du capital.
Dans les marchés, avec la scission offre/demande, on achète, on vend ou non, au lieu de partager. D'où l'insécurité, et les rejets possibles au lieu de partages. Déjà, on ne vend pas, on n'achète pas à l'intérieur d'une multinationale, mais on y partage, par exemple les coûts de recherche. Mais on n'y partage pas avec les travailleurs ni avec les autres firmes.
De même, en anthroponomie, on pourrait maîtriser et commencer à dépasser les délégations représentatives, où il y a la scission entre déléguant et délégué, entre représentation et représentés. Dans la délégation représentative, il y a la dualité des personnes, mais il y a aussi une dualité de l'information, avec celui qui élabore, par exemple un programme politique et celui à qui il est adressé. Il y a la scission entre les auteurs et ceux qui lisent. Au contraire, à l'opposé de cela, pourrait avancer le partage des pouvoirs avec des interventions directes décentralisées et aussi de la créativité des informations, pour l'intervention de chacun.
La délégation représentative ne concerne pas que le politique. Il y a aussi délégation de la direction du travail par le contrat de travail aux chefs d'entreprise ; délégation dans la famille aux chefs de famille. Il y a encore la délégation à des directeurs de conscience, à des auteurs, à des écoles de pensée, etc. En fait, il y a des délégations représentatives partout, comme il y a le marché capitaliste partout.
La question posée c'est le dépassements pour les marchés, comme pour les délégations. Dépasser, cela veut dire à la fois détruire et conserver : réussir à supprimer parce qu'on garde les points forts, et même on fait mieux que les points forts. On garde plus exactement le problème avec une autre solution, marquant un progrès fondamental. Par exemple c'est cette démarche qui est recherchée dans la proposition d'un système de sécurité d'emploi ou de formation pour maîtriser et dépasser le marché du travail.
Le chômage est un mal social, économique, moral avec des gâchis et des souffrances énormes. Mais c'est aussi une force considérable du capitalisme, qui oblige à changer les activités, les techniques, à l'opposé des garanties étatistes d'emplois comme en Union soviétique avec leur rigidité. On peut garder la force de pousser au changement lié au mouvement, mais sans le mal du chômage, en passant d'un emploi à une activité de formation bien rémunérée et choisie, pour repasser ensuite à un autre emploi.
En même temps ce n'est pas seulement faire mieux que les points forts, mais c'est aussi renverser les principes. Sécurité au lieu de précarité du contrat sur le marché (on achète des forces de travail ou pas). Un accès garanti à tous à l'activité et aux revenus, avec un partage des activités, des ressources et des pouvoirs. Mais pour cela il faut qu'avancent également un autre type de croissance de l'industrie et des services, d'autres types de financement, avec de nouveaux pouvoirs pour les salariés. Cela renvoie aux autres marchés, ainsi qu'aux pouvoirs politiques et sociaux, à l'anthroponomie.
● Le marché des productions : de nouveaux critères de gestion d'efficacité sociale et des pouvoirs d'intervention des travailleurs, pour dépasser les critères de rentabilité capitaliste, avec une économie des coûts fondée non sur la pression sur les salaires et l'emploi, mais sur le développement maximum des capacités des travailleurs, en liaison avec les recherches et leur utilisation. L'avancée d'entreprises publiques nouvelles coopérant intimement au plan national et au plan international.
● Le marché de la monnaie et de la finance, avec une autre utilisation de la création de monnaie partagée. Cela concerne un nouveau crédit, à taux très abaissés pour favoriser une sécurisation de l'emploi et de la formation, d'autres critères de gestion, etc. Une autre utilisation de la BCE et de l'euro pour refinancer les crédits des banques aux investissements, avec des taux d'intérêt d'autant plus abaissés que sont programmés de l'emploi et de la formation. Un autre FMI et une monnaie commune mondiale, pour nous émanciper du dollar et pour agir dans le même sens d'un nouveau crédit à l'échelle mondiale.
● Le marché mondial: d'autres règles pour promouvoir la coopération et le co-développement, maîtriser le commerce, avec l'institution de biens et services communs pour toute l'humanité, comme l'alimentation, le transport, l'eau, l'énergie, la santé, l'environnement, la communication, la recherche, la culture.
Enfin les implications de partage peuvent toucher aussi les domaines de l'anthroponomie :
● Le partage des rôles et activités parentales. Cela concerne l'égalité des parents, y compris pour les familles recomposées etc., l'émancipation des femmes, des jeunes, des personnes âgées.
● Cela concerne aussi les services publics aux personnes : le partage des pouvoirs et activités dans l'école, la santé, etc. Cela renvoie au partage dans les services publics, entre tous les usagers et tous les personnels, avec une révolution des opérations pour la prévention et pour la créativité de chacun, alors que les personnels sont actuellement dominés par l'État, la rentabilité, leur hiérarchie.
● Le partage des pouvoirs politiques avec des décentralisations jusqu'à chacun et des concertations aux différents niveaux, local, régional, national, zonal, mondial.
● Le partage des pouvoirs, des informations, de la gestion, de la créativité dans les activités de production.
● Le partage au plan culturel, avec une culture de toute l'humanité à la fois diverse et commune. Cela viserait aussi le dépassement des oppositions entre Orient et Occident et de leurs apports propres de liberté individuelle et de solidarité, un nouvel humanisme pour une civilisation « d'intercréativité », c'est-à-dire de partage des rôles de créativité, la rotation des réceptions et des apports culturels entre tous les peuples et toutes les aires culturelles et jusqu'à chacune et chacun.
Cela renvoie à une nouvelle construction mondiale, à l'opposé de l'hégémonie des États-Unis, avec notamment un rapprochement décisif entre les pays de l'union européenne et les pays en voie de développement ou émergents. Et surtout cela renvoie à des avancées sociales, politiques, culturelles immédiates, allant en direction de ces transformations profondes d'une nouvelle civilisation.
C'est ce que nous pourrions faire dans le cadre d'un projet politique et social pour la France, pour les élections présidentielles et législatives. Cela concerne notamment la proposition d'une loi de sécurisation sociale de l'emploi et de la formation, instituant de nouveaux droits et pouvoirs d'intervention des travailleurs et des citoyens et non seulement une autre politique gouvernementale, pour faire avancer de nouvelles coopérations, d'autres gestions, d'autres financements, une autre croissance des entreprises industrielles ou de service et des services publics.
Débat :
Pour Yvette Lucas, sociologue, la révolution informationnelle pose la question du changement des rapports entre les hommes et les machines.
Ces évolutions effacent-elles tout ce que les hommes avaient acquis dans le maniement des outils ? N'y a-t-il pas une nouvelle « combinatoire » optimum à chercher dans les relations hommes-machine pour les rendre plus efficaces et plus épanouissantes alors que le capitalisme utilise la révolution informationnelle pour hiérarchiser la société et fragmenter les opérations de travail ?
Pour Paul Boccara, il y a eu plusieurs étapes avant la révolution informationnelle. Cette évolution n'est pas finie. Dans l'analyse de ces évolutions, il y a une dialectique entre hommes et moyens artificiels avec une transformation de la nature humaine (l'anthroponomie) et une transformation de la nature extérieure (l’économie).
Dans la révolution industrielle, quand la main est remplacée par la machine-outil, il y a aussi le fait que le salarié sert et commande la machine qui fait mouvoir l'outil, corrige les erreurs, au lieu de manier les outils, c'est-à-dire accroît ses activités informationnelles. Même s’il s’agit d'information d’exécutant, à partir de consignes liées à la science appliquée au machinisme émancipé des mains, il y a un important aspect informationnel. Cela explique que le capitalisme ait eu besoin d’une certaine liberté individuelle, mais dans une société de subordination et non pas dans une société de l'information généralisée avec partage et sans domination sociale.
Plutôt qu’un optimum « homme-machine », il y a donc une dialectique historique : ce qui est transféré à l'objet matériel prend d'autres dimensions, s'objective, donc se développe, d'une part, et d'autre part, les êtres humains eux-mêmes sont obligés de se spécialiser dans ce que la machine ne fait pas, de développer leurs capacités propres.
Avec la révolution informationnelle, et plus précisément l'«automation » (qui va plus loin que le remplacement de la main de l'automatisation), c'est la machine elle-même qui corrige et remplace les fonctions informationnelles de contrôle réalisées par les hommes. Ainsi, pour les êtres humains la créativité peut se développer au lieu du cantonnement dans la fonction d'exécution. Mais bien sûr cela suppose la lutte contre la récupération capitaliste par des nouvelles formes hiérarchiques et de divisions.
Jacques Broda, sociologue, insiste sur le besoin de prendre en compte le sujet, notamment la part inconsciente de la subjectivité, et sur le fait qu’une révolution comme la révolution informationnelle pourrait déboucher, non pas sur une nouvelle civilisation, mais au contraire sur la barbarie.
Ce qui nécessite de s’interroger sur la parole et le langage, sur ce que pourrait être une parole communiste, voire une éthique communiste et donc sur les valeurs.
De ce point de vue avec les idées de partage, on avance un système de valeurs, mais celles-ci sontelles un bien commun de l’humanité? Car nous assistons à une guerre contre tous et il faut nous interroger sur la haine et le non partage. Être barbare ne signifie-t-il pas tomber hors du langage ?
A l'intérieur de la révolution informationnelle, n’y a-t-il pas une désappropriation généralisée des formes de communication et de langage au niveau social d'une gravité extrême ? Dans ce contexte, comment changer le monde ? C’est aussi une question de valeur. La solidarité est un mot galvaudé, pourquoi ne pas parler d'amour comme valeur essentielle dans notre projet ?
Pour Antoine Casanova, ce n'est pas la première fois que dans le mouvement des forces productives, celui de l'hominisation qui a commencé par la position verticale, l'outil, des capacités séparées, hors du code génétique, se développent. A chacune de ces grandes étapes, l'humanité invente des forces productives nouvelles dans le terreau des rapports de production. Elles se trouvent par là-même, au centre de batailles et de stratégies de civilisation. Et la classe dirigeante a souvent sa propre version de la mise en acte des capacités productives qu'elle tente de faire intérioriser par chacun. Il est donc besoin de comprendre le mouvement des capacités humaines et comment la bourgeoisie fait par rapport à ce mouvement. On a aujourd'hui une technologie séparée de l'homme, qui permet non seulement de démultiplier les bras comme la machine-outil, mais aussi des capacités d'intelligence. Ce type de système change fondamentalement la société, il implique des mutualisations, mais développées dans le cadre d'une concurrence immense. D'où des contradictions: d'un côté, des êtres humains qui maîtrisent ces transformations, ce qui implique une formation initiale de haute qualité pour tous. De l'autre côté, il s'agit d'utiliser les êtres humains trés formés et en même temps à bas coûts et jetables ? Cela concerne un projet de civilisation.
Pour Paul Boccara, il n'y a pas de fatalité pour passer de l'exigence de partage récupérée par le capitalisme à une civilisation de créativité pour tous et de sécurité dans la mobilité de promotion de chacun. Nous avons vu que les multinationales récupèrent ce partage des informations pour relancer la concurrence mondialisée et ses destructions sociales. Mais il y a des conditions nouvelles qui rendent possibles et favo-risent une civilisation de dépassement, y compris par les défis d'exacerbation des dominations capitalistes. C'est aussi le cas, notamment, avec les risques majeurs, mais aussi les potentiels des nouveaux espaces et techniques de la révolution écologique, faisant monter les besoins de coopération avec des aspirations nouvelles à un autre monde.
On va passer à une société où l’informationnel va prédominer. L'informationnel caractérise le développement humain en liaison avec les moyens matériels. Ceux-ci remplacent des fonctions humaines, objectivent et développent la conscience humaine. Mais cet «informationnel» qui est fondamental dans le développement humain, a longtemps été subordonné au physique dans la production, ou au biologique matériel dans l'anthroponomie. C'est-à-dire manger, se vêtir, etc... Nous passerions à une prédominance de l'informationnel, par rapport au physique et au biologique. Dans cet "informationnel" il peut y avoir la prédominance de la créativité pour chacun, et non de l'exécution, avec la domination élitiste des créateurs et de ceux qui les contrôlent avec un monopole social de la créativité pleinement développée. Cela suppose bien sûr la montée de nouvelles valeurs, éthiques et culturelles, de partage et d'inter-créativité.
Tous les types de domination sociale ont été liés au monopole de la créativité supérieure articulé au monopole sur les moyens matériels. Ce monopole, c'est celui du prêtre de l'Égypte antique à qui il est dit « tu mangeras le pain dans la maison de Dieu ». Cela renvoie au monopole du travail productif pour la masse de ceux qui travaillent la terre pour le pain, tandis que le prêtre, lui, peut se consacrer à l'astronomie, la médecine, la science et la religion. Avec cette prédominance massive des activités physiques sur les activités informationnelles, il y avait un monopole de la créativité pleinement développé détenu par une minorité dans tous les systèmes, aussi bien marchands que non marchands. L'objet de l'information humaine ce n'est pas seulement la science, c'est toute la créativité. C'est l'art par exemple. C'est l'éthique. Cela renvoie à la conscience est aussi à l'inconscient, avec l'opposition des pulsions d'union et de création aux pulsions de destruction.
On a eu un art de la religion parce que la religion dominait avec l'aide de l'art. Mais on peut avoir une sorte de religion de l'art. L'art exprime tout particulièrement la créativité en soi. La tendance de la civilisation c'est de développer la vie humaine avec la créativité, même si cela peut être récupéré par la domination et aussi la destructivité.
Plus précisément, plutôt que de créativité au sens strict, il faudrait parler de transformation créatrice, parce que ce n'est pas une créativité à partir de rien comme celle attribuée à un Dieu. Dans ce sens, rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme, comme disait Lavoisier. La vraie créativité est une transformation de choses existantes et non une création à partir du néant. C'est l'art, et c'est aussi l'éthique et non seulement la science. C'est le beau, le bien, le vrai de Platon. Et cela renvoie à la coopération, pour la transformation des résultats de la créativité d'autrui.
Mais pour revenir à la subjectivité, il y a toute cette dialectique inconscient conscience qui est constitutive de l'information psychique des êtres humains. C'est cette dialectique conscience et inconscient qui d'ailleurs permet la créativité. Par exemple, il y a l'identification dans l'inconscient et les fantasmes, depuis l'identification du bébé à la mère. L'identification est une base de la créativité, parce que l'on rapproche des choses séparées et la jonction de choses séparées permet de faire quelque chose de nouveau.
Cela renvoie à toute une pensée de la créativité et non pas seulement une éthique de la créativité, à une culture qui explique la créativité par les croisements d'apports et le métissage, à une éthique de la créativité de chacun, dans l'intercréativité, avec la dignité créatrice de chaque être humain.
À propos de la question de savoir si l’avenir sera barbarie nouvelle ou partage généralisée jusqu'à chacun, il n'y a pas de fatalité mais des possibilités désormais ouvertes aux luttes de classes des salariés en économie et aux luttes émancipatrices en anthroponomie, des femmes, des générations, des groupes culturels, etc... Au plan de l'anthroponomie et du psychisme humain il y a certes, à côté des pulsions d'union et d'amour, les pulsions de destructivité auxquelles peut conduire la répulsion de la mort. Mais cela peut conduire aussi à la créativité qui réunit l'union et la destruction créatrice, et les dépasse. C'est notamment le cas avec ce que Freud appelle la sublimation et la créativité supérieure comme l'art et la science. Mais Freud parle aussi des divisions sociales de ce point de vue comme si elles étaient éternelles : il y aurait ceux qui répriment leurs pulsions pour travailler comme les producteurs matériels et ceux qui les répriment pour les œuvres supérieures de la sublimation. Mais on pourrait aujourd'hui dépasser cette opposition, en dépassant la domination sociale des moyens matériels et des moyens informationnels, en supprimant les monopolisations sociales dans une société de partage, vers laquelle on peut avancer.
Fondamentalement, cela renvoie à une vision éthique nouvelle, de l'inter-créativité. Chaque être humain à une dignité créative, chacun doit pouvoir participer pleinement à la création. Il ne s'agit pas de faire le bien des autres, ce qui serait tout à la fois dominateur, paternaliste ou poussant au sacrifice de soi. Mais que chacun puisse créer son propre bien, en relation avec d'autres qui créent leur bien, avec l'inter-créativité.
L'aspiration fondamentale, ce n'est pas de produire, mais de évelopper sa vie créatrice. Ce n'est pas de consommer on plus, même si évidemment, il faut une base de consommation. Mais le but serait de développer pour chacun sa vie créatrice et son style de vie créatrice en relation avec celles des autres. C'est toute une éthique qui dépasse le travail et son exploitation, mais s'appuie sur la formation, la création de soi pour la créativité avec autrui. Ainsi nous proposons une sécurité d'emploi ou formation pour chacun, afin de dépasser le salariat et sécuriser les activités dans une mobilité de promotion, avec la formation continue qui dans le futur deviendrait plus importante que l'emploi. De même, on peut proposer formation et créativité, participation à la créativité dans tous les domaines à partir de la formation. La créativité libre pour épanouir sa vie deviendrait le moteur et le but de toutes les activités de chacune et chacun, y compris dans les activités de formation pour la création de soi-même avec les autres.
Stéphane Bonnery soulève des questions d'éducation et de pédagogie : on est passé en éducation de l'inculcation et la répétition pour la mémorisation à la pédagogie se réclamant de l'émancipation de l'individu, avec un constructivisme des savoirs où l'élève pourrait construire ses savoirs par lui-même. Mais il est difficile de délimiter une démarche qui pourrait relever d'une volonté de partage et celle releverait d'un certain « libéralisme » en pédagogie. En rompant avec l'inculcation on est passé à une forme de pédagogie où l'élève est mis en présence d'un savoir qui est caché volontairement et le travail pédagogique consiste à faire faire des exercices à des élèves pour dans un cheminement où l'élève serait censé avoir construit lui-même ce savoir par l'échange, l'expérimentation, etc. Or, derrière cela, c'est une certaine forme de « libéralisme » en pédagogie. C'est comme dans un marché où le savoir est mis à l'étal avec une multitude d'éléments où ce sont les élèves de familles cultivées qui ont les outils pour savoir quels sont les bons fruits à prélever. Ainsi, les élèves les plus en difficulté, qui n'ont pas les codes les plus en phase avec les attendus scolaires sont noyés dans une multitude de tâches dont ils ne maîtrisent pas la finalité. Et le discours qui a les apparences du progressisme favorise souvent les mêmes élèves qui auraient aussi été les plus aptes à recevoir un savoir reposant sur l'inculcation. On a changé le procédé mais le résultat est le même.
Une série de questions découle de ce constat : comment on pose la question du partage de manière qui échappe à ce mouvement de balancier passant de conservatisme pédagogique à libéralisme pédagogique? Comment travailler l'idée de reconnaissance de l'individu dans l'acquisition de connaissances avec une conception qui dépasse celle de l'individu libéral ?
Peut-on faire un tel parallèle entre marchés en économie et marché en anthroponomie? Comment ces deux sphères sont en relation dialectique d'interdépendance réciproque et comment les modèles économiques peuvent influer sur les modèles de partage entre êtres humains ? Quel type de partage de la formation et du savoir ? Et inversement comment ces échange dans la sphère anthroponomique peuvent avoir des incidences sur l'économie ?
Cette question du partage de l'information pose la question stratégique de l'alliance. Dans la classe salariale, il y a une convergence de plus en plus grande entre catégories de salariés qui pourraient permettre de porter la question de « la classe pour soi » au-delà de « la classe en soi ». Ce rapprochement ne pose-t-il pas cette question du dépassement des modèles pédagogiques dominants qui excluent du savoir nombre d'enfants des catégorie ouvrières et des employés ?
Paul Boccara :
Effectivement il y a une utopie et des idéalisations du constructivisme scolaire ou de l'apprentissage scolaire nouveau avec la montée de la créativité qui dans notre société peut favoriser les enfants issus des milieux favorisés. Mais il y aurait en même temps une revendication novatrice profonde, exigeant précisément d'autres conditions de vie sociale pour tous, une transformation radicale systémique et non limitée à la pédagogie. Même l'exigence pédagogique peut justifier la révolution systémique bien plus vaste. Ce n'est pas une abstraction. On sait déjà, par exemple, l'influence du logement sur les capacités scolaires.
D'où les implications pour un autre logement social. Il faut donc faire attention de ne pas tomber dans l'unilatéralité de la critique et chercher à dépasser les points de vue limités.
Ce dépassement est lié sans doute à la compréhension de ce qu'est la créativité transformatrice.
Comme dans tous les domaines, dans l'éducation, la créativité suppose que l'on ait des bases à transformer, par exemple avec les enfants et les conditions parentales. Comme nous l'avons indiqué, la créativité pure n'existe pas et il y a besoin de présupposés, d'une base, de choses déjà données (mais que l’on peut ne pas avoir), comme une culture transmises par des parents et par des générations précédentes. On retrouve l'idée que la contradiction n'est jamais supprimée, c'est l'antagonisme qu'il faut supprimer: c'est-à-dire ici le monopole des moyens de vie et de conditions de vie.
De même, cette contradiction entre « moi je te dis une chose et toi tu l'écoutes », on ne peut pas la supprimer, mais on peut la retourner avec la rotation et le partage des rôles pour qu’il n’y ait pas antagonisme. C’est « l'enseignant enseigné ». Un meilleur enseignant a appris par ses élèves. D'où aussi sans doute la question de la valorisation des cultures d'origine parentale par exemple, mais sans segmentation, avec des partages entre tous. On ne peut supprimer la contradiction mais l'antagonisme, et l'antagonisme vient du monopole. Et on supprime l'antagonisme en organisant la rotation, jusqu'au partage de tous les rôles. Mais cela implique le partage des moyens et des conditions des rôles.
C'est aussi valable pour les moyens de vie et la culture des différents peuples. Cela renvoie à la diversité culturelle à respecter, avec soit le relativisme et la segmentation des cultures, soit le partage et le métissage, l'inter-créativité. On peut prendre l'image de l'arbre et de son arborescence, il y a les troncs communs et la diversité arborescente. Il y a besoin de nos jours d'une culture à la fois commune et diverse de toute l'humanité. Mais aussi pas de floraison multiple, sans suffisamment de sève partout.
Concernant les catégories de salariés et leurs luttes communes pour l'émancipation matérielle et culturelle, plus qu'une alliance possible, il y a un rapprochement. Un rapprochement par le haut et un autre par le bas. Par le bas, il y a les conditions d'un rapprochement des catégories de salariés touchés par le chômage et la précarité, y compris dans la Fonction publique, chez les cadres, et donc le besoin de sécurité. Il y a aussi un rapprochement par le haut, avec le besoin de formation continue pour tous, le besoin de responsabilité créatrice pour tous. C'est plus qu'une alliance. Il faut construire un rapprochement, une communauté, un partage jusqu'à chacune et chacun. C'est un peu la même chose entre les nations, les peuples, les aires culturelles. Bien sûr, ce rapprochement ne va pas tout seul. Ainsi, monte le besoin d’une sécurisation dans un processus permettant d'aller vers une sécurité dans un mouvement de promotion pour l'épanouissement des êtres humains. Mais, cet objectif est récupéré quand, par exemple, tout le monde parle de sécurisation des parcours professionnels. Mais dans la sécurisation il y a des ambivalences : cela peut être une prétendue sécurisation pour améliorer à peine tout en conservant le chômage et même en généralisant la précarité. De même, dans l'idée de gradualité il peut y avoir l'idée de seulement quelques améliorations pour renforcer finalement la précarité.
Avec un autre sens de la gradualité, il s'agit d'avancer vers l'éradication du chômage. C'est une gradualité avec une perspective radicale et non pas une radicalité d'accompagnement de ce qui existe. Il y a donc un enjeu énorme de créativité sociale et de pouvoirs nouveaux avec cette idée de sécurisation dans une mobilité de promotion.
Dans tous les domaines, dès lors que montent des réalités et exigences nouvelles, il y a des tentatives pour leur récupération, pour la pérennisation du système. Cette récupération n'est pas désespérante, parce qu'au contraire, malgré elle, elle pousse également les défis et le besoin de faire tout autrement que la récupération réactionnaire à partir des nouvelles tendances réelles. Cette récupération est donc elle même ambivalente. Elle peut produire son propre fossoyeur, ou plus exactement pousser à des dépassements réussis. •