Le recul de la classe ouvrière, la perte de repères et le brouillage des identités de classe ont souvent été mis en avant à propos des transformations des couches sociales depuis une vingtaine d'années dans la crise systémique du capitalisme, en relation avec les nouvelles technologies, les déréglementations, la mise en concurrence accrue des salariés. À l'inverse récemment on commence à insister en France sur le maintien majoritaire des classes dites « populaires », des employés et ouvriers, ainsi que de leur identité propre.
Au-delà de cette opposition, la réalité serait encore plus dialectique en se rapportant à l'ensemble des salariés. Elle concernerait d'abord la montée des divisions et un certain recul de la place des ouvriers, mais aussi plus récemment la progression de rapprochements nouveaux, et qui pourraient se développer par des projets communs, mettant en cause le système capitaliste comme jamais, touchant les différentes couches de salariés sans gommer leur diversité. Cela se rapporterait tout particulièrement, à propos de l'emploi et de la formation, à des rapprochements par le bas, avec le chômage et la précarisation, et par le haut avec l'exigence de formation et aussi d'intervention dans la gestion des entreprises. Cela viserait aussi les autres dominations sociales. Cette conception a été présentée par Paul Boccara dans un colloque de Transform (1) en juin 2003, (intitulé « Nouveau capitalisme et nouveaux rapports de classe. Classes et questions sociales aujourd'hui » dont les travaux vont paraître dans un ouvrage) dont nous publions ici en « bonnes feuilles » la contribution.
La première thèse que je veux soutenir concerne la progression, dans une crise systémique radicale, de dissociations et de divisions nouvelles d’abord prédominantes entre salariés, avec tout particulièrement la mise en cause de la cohésion relative du sentiment d’identité et du rôle de ce qu’on a appelé la classe ouvrière, mais aussi de rapprochements ou de potentiels de rapprochement et de solidarité de type nouveau. Les dissociations l’emportent d’abord. Mais des rapprochements objectifs et même l’élaboration d’identités sociales nouvelles tendraient en définitive à remonter, comme dans les luttes sociales actuelles, avec des aspirations communes, certes face à la persistance des divisions et sans être assurés du tout de l’emporter à leur tour.
Ces mouvements dialectiques iraient bien au-delà de la simple opposition qui a pu être faite entre d’abord un recul ou un effacement de la réalité des classes (avec l’individualisation) et ensuite le « retour » des classes sociales, avec le maintien majoritaire des classes « populaires ».
Ces processus historiques contradictoires et les éléments de nouveauté considérable et même radicale se situent dans le cadre d’une crise systémique d’ensemble économique et aussi anthroponomique (2) à l’échelle mondiale. Cette crise commencée à la fin des années 1960 n’est pas encore terminée. Aussi, il me semble tout à fait unilatéral et idéologiquement biaisé de parler de « nouveau capitalisme ». Avec des phénomènes de destructuration et de restructuration, cette crise systémique économique et sociale contribue à rendre compte du brouillage relatif des réalités comme des représentations sur les classes et couches sociales. Cette crise systémique renvoie tout particulièrement aux débuts de la révolution informationnelle, révolution technologique d’ensemble. Tout en achevant la révolution industrielle de remplacement des mains des travailleurs par des machines outils, elle développe la substitution d’appareils matériels à certaines opérations du cerveau (comme avec les ordinateurs) et fait prédominer les informations (comme les recherches et leur utilisation) y compris pour la production. Mais, alors qu’une machineoutil est ici ou là, d’où sa propriété privée, une même information peut être partagée partout dans le monde. Cependant, dans le système existant, l’exigence de partages, comme ceux des coûts de recherche, prend la forme d’immenses groupes monopolistiques mondialisés et rivaux, exploitant le travail salarié à l’échelle multinationale, même si les exigences de formation des travailleurs explosent et représentent des potentiels de rapprochement nouveaux entre eux.
Dans ces conditions, les couches de travailleurs salariés connaissent une extension formidable, avec l’expansion des services, le travail généralisé des femmes et la salarisation massive du monde entier. Et sur cette base, l’ensemble salarial serait affecté de deux processus apparemment contradictoires :
– l’aggravation extrême de la concurrence entre salariés et entre créations d’emplois salariés, avec la pression du chômage et de la précarisation, non seulement au plan national, mais jusqu’à l’échelle mondiale, en liaison avec l’industrialisation du monde entier, ainsi que le recul de certaines industries traditionnelles et l’accélération du développement des services dans les pays les plus développés.
– des exigences considérables et généralisées de formation des salariés, au-delà de la formation initiale allongée, ainsi que d’implication personnelle et de responsabilité dans le travail.
Cependant, chacun des deux processus développerait d’abord surtout des divisions et dissociations nouvelles, à l’opposé de l’unification relative antérieure des conditions de classe des prolétaires industriels avec leur noyau qualifié classique. Mais aussi tendraient à progresser sans doute de plus en plus des potentiels de rapprochements plus intimes et très nouveaux dans l’ensemble des salariés.
En ce qui concerne le premier processus, on retrouve bien sûr le chômage durable massif qui caractérise, de façon classique, les longues phases de tendances aux difficultés du cycle long de Kondratieff. Cela renvoie aux économies de travail passé, accumulé en moyens matériels, des nouvelles technologies, allant de pair avec les économies accrues de travail présent ou vivant et les pressions redoublées sur les dépenses salariales pour la rentabilité. Mais au-delà, il s’agirait désormais d’économies durables et sans cesse relancées. Aussi, on assiste à une durabilité prolongée de ce chômage massif ainsi qu’à l’explosion de la précarité et des emplois atypiques instables. Cela s’accompagne d’ailleurs de la destruction de pans entiers de l’industrie, voire des régions sinistrées, dans les pays développés et des délocalisations d’industries vers les pays émergents et en voie de développement.
D’où l’exaspération des pressions concurrentielles parmi les salariés, des rejets sociaux et des divisions, ainsi que la mise en cause du sentiment d’utilité et de valeur collective durable. Ce sont aussi les difficultés politiques, des scissions idéologiques exacerbées, avec la montée du populisme d’extrême droite, de droite ou encore d’extrême gauche.
Mais aussi au contraire, la tendance à la généralisation de la précarité des emplois jusqu’à des couches de salariés traditionnellement plus stables, notamment diplômés et qualifiés, peut entraîner la remontée de rapprochements nouveaux (3). Ainsi peuvent finalement être suscitées les prises de conscience de la communauté de sortir de la précarité des contrats de travail et de l’insécurité sociale, face à la domination de la rentabilité financière et des marchés financiers.
En ce qui concerne le second processus, on retrouve également des exigences classiques des longues phases de crise systémique, avec les nouvelles technologies, concernant la qualification accrue des travailleurs. Celles-ci à la fois progressent et sont refoulées par le système existant jusqu’à l’issue de la crise. Mais au-delà, de façon radicalement nouvelle, il s’agit désormais du besoin de formation continue, tout le long de la vie, et pour tous. D’un côté, cela entraîne des inégalités fondamentales et de nouvelles divisions face à ces exigences de qualification et de formation continue, entre les mieux formés et qualifiés y accédant bien davantage et les non qualifiés à l’accès bien plus limité et encore largement rejetés.
Cependant, d’un autre côté, progresse le besoin de trans former cette nouvelle formation continue afin de faciliter les conditions d’accès et d’utilisation des non qualifiés et aussi plus largement des chômeurs. Cela concernerait également le besoin de compenser les inégalités des conditions parentales pesant sur la formation initiale, elle-même allongée de façon massive, mais avec la multiplication des échecs. Tout cela renvoie donc à des rapprochements nouveaux possibles de tous les salariés, non seulement par le bas contre la précarité mais par le haut pour la formation.
D’où aussi la possibilité de renforcer idéologiquement ces rapprochements en vue de transformations institutionnelles radicales, comme avec la proposition que j’ai faite d’aller vers « un système de sécurité d’emploi ou de formation » (4). Il s’agit de parvenir à assurer à chacune et à chacun soit un emploi, soit une formation, pour revenir à un meilleur emploi, avec des rotations entre eux, une continuité de bons revenus et des passages maîtrisés par les intéressés. Au contraire, dans L’égalité des possibles (5), Eric Maurin propose des mesures pour favoriser l’accès à la formation à tous mais non une sécurité d’emploi et d’activité à finalité professionnelle.
Dans le même sens ambivalent iraient encore les mutations du travail. Cela se relierait à la montée des services, et pour ainsi dire de l’aspect de service des travaux de production eux-mêmes, avec l’implication personnelle , la dimension relationnelle, adaptative, voire certaines tendances à la polyvalence et à l’autocontrôle. D’un côté, c’est la poussée de l’individualisation, des séparations, de l’internalisation des injonctions et de l’intégration au projet de l’employeur, outre l’intensification nouvelle du travail et le stress, qui l’emporterait d’abord. Mais d’un autre côté, c’est la montée des aspirations à des solidarités nouvelles plus volontaires, à la maîtrise personnelle, à un partage des responsabilités et même à des interventions dans les gestions au-delà des couches de cadres, et donc des rapprochements nouveaux entre salariés en direction de projets communs possibles.
On peut distinguer deux types de changements :
– l’évolution des parts relatives des différentes catégories dans l’ensembles salarial ;
– l’évolution du contenu même de chaque sous-ensemble ou grande catégorie.
Dans les deux cas, on retrouverait encore l’ambivalence contradictoire des transformations en cours ainsi que sa tendance à se modifier avec la remontée des potentiels de rapprochement.
En ce qui concerne tout d’abord l’évolution des proportions des grandes catégories socio-professionnelles dans l’ensemble salarial, on peut distinguer, d’après les statistiques des « Enquêtes emploi », quatre sous-ensembles :
– ouvriers ;
– employés ;
– professions intermédiaires (des techniciens aux insti tuteurs) ;
- cadres et professions intellectuellesupérieuress .
Parts dans la population active (en %)
1983-84 1999-2000
Agriculteurs 6,4 2,3
Artisans, Commerçants,
chefs d’entreprises 7,6 6,00
Cadres et professions intellectuelles
supérieurs 8,4 12,6
Professions intermédiaires |
18,5 |
19,9 |
Employés |
26,0 |
29,9 |
Ouvriers |
31,5 |
27,9 |
Chômeurs n’ayant jamais travaillé |
1,5 |
1,3 |
Total 100 100
Source : Enquêtes Emploi.
Les commentaires récent des évolutions en France relativisent le constat de recul graduel des ouvriers, contrastant avec leur importance et leur "centralité" précédente tout en soulignant le brouillage des frontières de leur identité. Ils tendent surtout à insister actuellement sur le maintien de la majorité des classes « modestes » ou « populaires », comprenant ouvriers et employés, même si ce sont les employés qui seraient devenus les plus nombreux vers 2000. Ainsi, Michel Gollac peut constater que « le déclin de l’emploi ouvrier a inégalement touché les différentes professions », tandis que « les métiers de la production industrielle sont particulièrement atteints ». Pour lui, « le noyau du groupe ouvrier (les ouvriers de production de la grande industrie) se réduit, ses marges s’épaississant ». Et il précise : « passer des métiers au groupe ouvrier nécessite une construction sociale et politique, autour d’un noyau fédérateur (…). Ce noyau est aujourd’hui particulièrement atteint : baisse de ses effectifs, remise en cause de son statut social par le risque de chômage, séparation d’une élite technicienne…les frontières du groupe avec les catégories voisinent se brouillent. Avec les techniciens…Avec les employés » (6).
De son côté, Eric Maurin déclare : « en se focalisant sur la condition ouvrière et en n’accordant pas toute son importance au déplacement des emplois les plus modestes du monde des ouvriers vers celui des employés, on fait l’impasse sur une évolution sociologique cruciale. Même si les ouvriers et les employés sont à certains égards très proches. Considérés ensemble, les emplois d’employé et d’ouvrier n’ont guère diminué en volume au cours des deux dernières décennies et représente toujours un total de 12 à 13 millions en France » (7). Et Louis Chauvel, quant à lui, précise que « les ouvriers déclinent numériquement, ils ne sont " plus que " 30% de la population active en l’an 2000, contre 40% en 1969 », mais que « les employés sont d’un point de vue structurel des ouvriers des services, c’est-à-dire des travailleurs routiniers du tertiaire ». Il ajoute surtout que : « si nous considérons la somme des ouvriers et des employés nous détenons une part stable depuis 30 ans de la population active… Autrement dit, les classes populaires forment une part majoritaire, étonnamment stable, de la population française » (8).
En réalité, si l’on considère de plus près l’ensemble des évolutions à l’intérieur de toute la population active, on constate, outre l’évolution des années 1970, pour les années 1983-84 à 2000, selon les chiffres des Enquêtes emploi repris par Chauvel, une progression des couches salariées « supérieures » et « intermédiaires » de 5,5%, tandis que par ailleurs les agriculteurs ainsi que les artisans et commerçants ont diminué d’autant, après leurs déclins des années 1970. Et, pour leur part, les ouvriers et employés passeraient plus précisément de 65% environ en 1970 à 57,8% en 2000 au lieu d’une stabilité.
Que peut-on dire de la portée éventuelle de toutes ces évolutions ? Elle semble bien confirmer et préciser encore les ambivalences profondes, elles-mêmes évolutives, des processus en cours. D’un côté, c’est la prédominance de la montée des divisions nouvelles des salariés et des brouillages d’identité. Ces divisions et confusions provoqueraient des tendances très différentes. D’un autre côté, des rapprochements et des potentiels de rapprochement de tous les salariés, exprimant une communauté d’intérêt beaucoup plus complète que par le passé, s’amorceraient, en pouvant présenter les conditions d’une dynamique profondément novatrice. On assisterait d’abord surtout à la progression des dissociations et des brouillages d’identité collective. Cela renvoie aux éléments de régression de la cohérence, de la centralité et de l’attractivité comme protagoniste des transformations sociales radicales, des ouvriers industriels. Et cela se rapporte aussi au caractère beaucoup moins antagoniste voire éventuellement conciliateur des employés, devenus les plus nombreux, par rapport aux employeurs et aux capitalistes (9). Cela concerne encore la progression nouvelle d’un certain refus de la condition ouvrière et aussi quoique de façon moindre de celle d’employé, avec l’attraction des couches de salariés dites intermédiaires et supérieures en expansion (10). Tout cela a pu contribuer au recul de l’influence du projet d’alternative radicale de société et des idées révolutionnaires antérieures, ainsi qu’à la montée de consensus nouveaux en faveur du libéralisme et du social-libéralisme.
Cependant, avec le maintien de l’importance majoritaire de couches ou classes dites populaires ainsi qu’avec des destructions des situations stables antérieures et l’ampleur des précarisations ou rejets sociaux, on peut comprendre également la montée des divisions et des exaspérations populistes, récupérées de façon démagogique surtout à l’extrême droite, mais ensuite à l’extrême gauche et encore à droite.
Mais aussi, on assiste au maintien en France d’une importance considérable des travailleurs classés comme ouvriers, de moins de 6,5 millions en 1962 à plus de 8 en 1975 puis environ 7 en 2000. Par ailleurs, la progression plus rapide des techniciens et encore plus des ingénieurs dans la production, tandis que se développe une « technicisation » (11) de bien des couches d’ouvriers, tendrait à développer des communautés d’intérêt nouvelles. Ces communautés d’intérêt pourraient progresser face aux gestions patronales plus dominées que jamais par la rentabilité financière et son antagonisme avec le développement des capacités et des pouvoirs des travailleurs ou encore avec leur sécurité d’emploi.
Ainsi, d’un côté, la croissance des ingénieurs et cadres techniques serait plus rapide que celle de toutes les autres catégories à l’exception des professeurs et professions scientifiques (12). Mais, d’un autre côté, en 2002, 30% des ingénieurs âgés de 50 à 54 ans et 22% de ceux âgés de 35 à 39 ans ont connu une période de chômage (13).
Ces communautés et conjonctions d’intérêts seraient même plus antagonistes par rapport à la classe des entrepreneurs capitalistes que les oppositions de classe du passé, dans la mesure où les capacités de l’ensemble salarial de revendiquer la gestion et la direction des entreprises auraient considérablement progressé. Certes, il ne s’agit pas d’un simple enrichissement de la classe ouvrière par de nouvelles couches plus qualifiées. Mais à l’opposé des classements tranchés « en intermédiaires » et « supérieurs », cette communauté salariale tendrait à s’affirmer avec la maturation de la crise systémique de domination de la rentabilité financière et de sa pression sur une utilisation de la révolution informationnelle contrariant le développement de tous les travailleurs. Cependant, au lieu de la réclamation du rôle dirigeant d’une fraction des salariés sur une autre, c’est la jonction des plus durement exploités et des plus qualifiés qui devrait pouvoir progresser : par le bas, avec la revendication non seulement de bons salaires mais de la sécurité d’emploi et par le haut, avec la revendication d’une bonne formation continue et de pouvoirs de gestion.
Et ces deux ensembles de besoins et d’aspirations pourraient faire reculer la recherche d’intégration par l’acquisition d’actions sujettes aux effondrements boursiers, ou par l’implication dans le projet patronal productif affecté par les
parasitages ravageurs de la dépendance des marchés financiers spéculatifs. Ces deux ensembles de besoins pourraient concerner aussi désormais les employés et tous les salariés des activités de service. En liaison avec les conditions nouvelles et certaines aspirations des classes dites populaires comme des couches dites intermédiaires et supérieures, commenceraient donc à remonter des rapprochements et des potentiels de rapprochements, bien plus vastes et plus intimes que par le passé de toutes les couches de salariés avec de nouveaux contenus. Face à la tendance à la généralisation de la revendication de bonnes formations après la formation initiale durant la vie de travail, pour déboucher sur de meilleurs emplois et des responsabilités accrues et face à l’exigence d’une sécurisation des emplois, le caractère fallacieux des promesses démagogiques patronales et gouvernementales sur ces questions peut se révéler. Cela peut entraîner la réclamation de nouveaux pouvoirs partagés pour maîtriser non seulement le travail mais aussi la gestion des entreprises, avec de nouvelles conditions de financement que celles dominées par les marchés financiers. Cela renvoie, bien sûr, sur la base des transformations des fondements des activités et de leurs antagonismes, à des luttes et des projets possibles rassembleurs, sans aucune tendance automatique des évolutions.
D’une part, persistent le travail d’exécution conçu comme routinier dans l’industrie et dans les services (14), ainsi que les efforts patronaux pour intensifier le travail, pour réduire la formation, ou encore pour diviser et opposer les différentes catégories. Mais, d’autre part, progressent non seulement la qualification – ainsi le pourcentage d’ouvriers industriels non qualifiés passe de 7,6% de la population active en 1983-84 à 5,6 en 1991-92 et 4,5 en 1999-2000 (15)
– mais encore plus les exigences de qualification et d’im plication. Et les aspirations à l’autonomie se développent, avec la fierté des capacités de maîtrise personnelle et collective des ouvriers comme de tous les salariés.
D’ailleurs, dans les changements profonds des contenus et de l’organisation du travail, on retrouverait encore les mêmes tendances opposées et ambivalentes. Ainsi, c’est la progression des groupes de travail autonomes, des démarches participatives, de la polyvalence des opérateurs, mais c’est aussi, les contrecarrant, l’appauvrissement des tâches transférées, la montée d’une nouvelle intensification du travail, des cadences, du stress (16). C’est la réduction des échelons de la ligne hiérarchique, mais le maintien des coupures hiérarchiques (17), la délégation de pouvoirs mais le renforcement du contrôle, l’appel aux capacités créatrices mais la pression de la crainte du chômage, une certaine liberté d’organisation mais sous contrainte d’objectifs et limites de coûts imposés (18). Cependant, à la différence de la thèse d’une simple reproduction des anciennes oppositions adaptées aux nouvelles conditions, avec leurs exigences de capacité et de communication, on assiste au développement des contradictions, des injonctions paradoxales, des problèmes identitaires graves qu’on a pu assimiler à une schizophrénie. D’où l’expression d’une profonde crise systémique et des défis de dépassement avec des constructions subjectives d’identités nouvelles partant des défis objectifs.
Sur la base des tendances objectives à des rapprochements nouveaux de toutes les couches de salariés, de leurs conditions et de leurs aspirations, au-delà de leurs différences, comme aussi des contradictions entre ces tendances et les efforts de renouveau des dominations et des divisions du système existant, c’est une construction subjective qui peut contribuer de façon décisive à développer une nouvelle identité active. Cela renforcerait encore les rapprochements à travers les projets et l’action.
Les rapprochements objectifs de notre époque permettraient d’aller bien plus loin que les simples « alliances » du passé recherchées entre classes, à partir de la classe ouvrière.
Il convient d’ailleurs de ne pas idéaliser l’unité et les rapprochements objectifs et subjectifs du passé. D’une part, avec l’importance des couches non salariées, petits bourgeois et paysans, était posé un problème d’alliance éventuelle face aux divisions profondes. D’autre part, l’écart entre salariés qualifiés de façon supérieure et cadres, avec les ouvriers, était beaucoup plus tranché et profond, outre le caractère minoritaire des couches les plus qualifiées. D’où l’importance des divisions et tout particulièrement les divisions idéologiques comme entre conceptions socialdémocrates et réformistes et conceptions se voulant révolutionnaires et communistes.
Au contraire, face à la mise en concurrence accrue des salariés, on assiste aussi actuellement à des tendances au rapprochement profond des salariés entre eux, avec leur majorité devenue écrasante, le caractère massif des couches
les plus qualifiées et la montée de la qualification des autres, comme avec la précarité tendant à se généraliser, ainsi que la salarisation de toutes les activités de services, la salarisation mondiale, etc. Si l’on considère l’évolutionc historique, en France, on serait passé de 57,8 % de salariés dans la population active en 1911 et seulement 65,2% en 1954, à 82,7% en 1975, 86% en 1983-84, 91,7% en 1999-2000 (source INSEE).
En outre, dans le passé, l’idéalisation gommant l’importance des différences entre salariés a pu entraîner soit pour certains la référence explicite à une couche dirigeante ouvrière qui serait la seule complètement révolutionnaire, soit au contraire la direction de fait du réformisme appuyé sur les couches les plus qualifiées et même cela récemment, au nom de la majorité salariale. Aussi, il importerait que les projets de transformation sociétale communs aux salariés, tout en se fondant sur les rapprochements intimes nouveaux, tiennent compte aussi explicitement des différentes situations, en renforçant ainsi l’unité effective et l’efficacité transformatrice. Il s’agit de la force de la radicalité des exigences des plus exploités comme de celles des plus qualifiés, par rapport à la domination de la classe des capitalistes et du capital financier.
Cela concernerait des mesures s’attaquant efficacement à la résistance massive des situations les plus écartées de l’épanouissement personnel et des plus écrasées par l’aliénation capitaliste, en conjonction avec des mesures répondant à la hauteur des exigences de prise en main de l’autodéveloppement et de la direction des entreprises des plus qualifiés. Ce qui suppose l’avancée de pouvoirs nouveaux partagés, décentralisés et concertés jusqu’à chacune et chacun.
Cela renvoie à la situation générale d’exploitation et d’instrumentalisation des capacités de travail salariées, à l’opposé de leur propre développement comme but déterminant avec la formation, et aux pressions sur elles de l’insécurité d’emploi, du chômage et de la précarité, quoique à des degrés divers. C’est précisément à cela que cherche à répondre le projet nouveau de « Sécurité d’emploi ou de formation » que j’ai proposé et qui a été repris dans le mouvement social et politique en France (19). Il vise, en effet, à assurer à chacune et à chacun soit un emploi soit une formation bien rémunérée, avec donc une sécurisation de l’emploi, du revenu et des droits contrairement aux pressions de la précarité et du chômage, avec aussi une mobilité dans la sécurité, de promotion des compétences et du développement tout le long de la vie pour un meilleur emploi. Il concerne aussi, avec cette rotation emploi/formation maîtrisée par les intéressés, de nouveaux pouvoirs, un contrôle du financement et la réclamation d’autres financements des entreprises, un nouveau contenu du travail et de son organisation.
Cela se rapporte à l’avancée possible d’une culture de gestion alternative. Cela renvoie à une radicalité d’émancipation des aliénations du salariat en allant vers son dépassement. En effet, ce projet de société tend à supprimer avec le chômage la précarité fondamentale du contrat de travail, tout en maintenant la mobilité de la suppression d’emploi et du non emploi, mais dans la sécurité des activités professionnelles avec le passage à la formation en conservant un bon revenu. Avec la rotation fondamentale emploi/formation et la progression extrêmement massive et indéfinie du rôle de la formation, cela va au-delà des seules activités de travail et vise la montée de l’activité de développement de soi-même, de chacune et chacun, pour s’émanciper des monopoles de fonctions sociales et notamment de la créativité.
Mais aussi, cette sécurisation de l’emploi et de la formation continue devient un pivot de la transformation de tous les autres moments de la vie sociale, en raison des prélèvements sociaux assis sur les salaires et portant sur la production réelle des entreprises. Cela renvoie aux luttes en cours en France et dans l’Union européenne sur les retraites et l’ensemble des questions de la sécurité sociale comme la maladie, mais aussi sur l’école et la formation initiale, les prestations familiales, etc. (20).
Au-delà des seuls salaires et de l’écrasante majorité salariale de la population, tous les moments de la vie pour toute la société, de la naissance à la mort, sont concernés. Au-delà des seuls salaires, les salariés sont devenus comme jamais les protagonistes de toute la protection sociale et même de toutes les institutions sociales de développement des personnes. Et leur antagonisme de classe, avec la domination de la rentabilité et notamment des profits financiers qui explosent, s’élargit aux conditions fondamentales de toute la vie de la population.
Ainsi, sur les entreprises capitalistes actuelles et la valeur ajoutée produite, pèse une série de prélèvements et d’oppositions de prélèvements, en fait antagonistes au-delà du discours recherchant le consensus avec le patronat et les employeurs. Cela concerne :
– l’opposition salaire/profit, y compris les profits financiers,
– l’opposition entre prélèvements sociaux et profits ou prélèvements financiers,
– les oppositions entre prélèvements de valeur ajoutée par les transferts des échanges et des produits financiers au plan international, avec la cascade de dominations au plan mondial jusqu’à l’hégémonie des Etats-Unis.
En même temps, les rapprochements nouveaux qui ont commencé à se dessiner entre tous les salariés et qui pourraient beaucoup se développer, se rapportent précisément à leurs interventions possibles dans les gestions des entreprises et des établissements. Au-delà de la conflictualité de classe traditionnelle dans les entreprises entre salaire et profit ou sur les conditions de travail, qui est généralisée, monte désormais la conflictualité sur l’utilisation des bénéfices eux-mêmes au-delà des salaires. Cela se rapporte au type d’investissements et à leur efficacité sociale, fondée sur le développement prioritaire des travailleurs et les capacités humaines, avec de nouveaux critères de gestion d’efficacité sociale pouvant faire reculer les critères de rentabilité financière, dans une conflictualité viable et évolutive (21).
Cela touche également l’utilisation du crédit, les institutions financières et la création monétaire au plan zonal (avec notamment une autre utilisation de l’euro et de la BCE) et au plan mondial, avec la création d'une monnaie commune mondiale et une refonte du FMI. Cela vise d’autres rapports de coopérations entre entreprises et aussi entre pays et zones internationales.
Dans ces conditions, les luttes pour l’émancipation de l’exploitation et l’aliénation du salariat peuvent comme jamais se relier intimement à celles concernant tous les moments de la vie sociale des populations et aussi les dominations de genre (homme/femme) et de générations (des enfants aux personnes âgées). Les propositions et les luttes contre les dominations des femmes sont devenues décisives. Elles renvoient, d’une part, avec la salarisation accélérée des femmes à toutes les discriminations qui les frappent dans le travail professionnel avec la précarité, le chômage, l’insuffisance de formation plus élevés, les salaires, les responsabilités et les pouvoirs moindres. Mais elles se rapportent, d’autre part et encore plus, à toutes les autres dominations et dévalorisations, en liaison avec le non partage des rôles et des fonctions, concernant la direction parentale, les activités domestiques et les enfants, ainsi qu’avec l’insuffisance des institutions sociales d’aide et de complément qui se sont développées, de la santé à l’éducation.
En réalité, c’est toujours la monopolisation des rôles qui est en cause dans toutes ces dominations sociales. Il s’agit de la monopolisation non seulement des activités informationnelles supérieures mais surtout du rôle de direction et de gestion par le patronat, avec les efforts de réduction des salariés, au travail instrumentalisé, pour la rentabilité des capitaux.
Mais il s’agit également de la tendance à la monopolisation des activités dirigeantes dans toute la vie sociale par les hommes, avec l’accaparement des femmes par les activités ménagères et encore plus de soins aux enfants, malgré
les progrès de leur socialisation. Il s’agit encore de la tendance à la monopolisation des productions les plus qualifiées et à haute valeur ajoutée, industrielles et de service, et des créations culturelles modernes, par les pays dits les plus développés. Et cela renvoie aux luttes pour une autre mondialisation.
Dans ce domaine aussi, la salarisation accélérée du monde entier, avec l’industrialisation, étend comme jamais l’ensemble salarial et sa communauté d’intérêt, à la différence des relations de jadis avec les peuples dominés à majorité paysanne écrasante. Mais aussi la révolution informationnelle avec les possibilités et besoins de partage des informations, comme les recherches, devenues prédominantes, connaît l’expansion des partages monopolisés par les grands groupes mondialisés, rivalisant entre eux et faisant pression sur les salariés mis en concurrence à l’échelle mondiale.
Alors que ce partage pourrait être d’autant plus important, en principe, qu’il y aurait d’êtres humains formés, employés et équipés pour utiliser ces recherches.
En définitive, l’émancipation possible des salariés, comme projet commun, doit pouvoir s’articuler à l’émancipation des différentes dominations et monopoles sociaux concernant tous les êtres humains.
Marx avait éjà évoqué la dissolution de la société dans le prolétariat. Ce qui de nos jours intervient effectivement avec la salarisation et sa majorité écrasante dans les pays développés, tandis qu’elle devient majoritaire à l’échelle du monde entier. Au-delà du seul prolétariat industriel, le référent de l’émancipation sociale devient tout le salariat. Mais aussi au-delà du salariat lui-même, avec les questions des émancipations de genre et de générations, ainsi que des nations et des zones sociales et culturelles à l’échelle de l’humanité, le référent devient toute l’humanité, pour l’émancipation universelle. Cependant, il ne s’agirait pas d’un humanisme abstrait, où se dissoudrait le prolétariat et le problème des classes. Il s’agit, au contraire, de parvenir à la conjonction des différentes émancipations précises et concrètes les plus fondamentales, avec toutes les caractéristiques rigoureuses des dominations des salariés, des femmes et des générations, des nations et des ensembles sociétaux et aires de civilisation à l’échelle du globe. Cela concerne d’importantes avancées culturelles, tout particulièrement afin de maîtriser les problèmes de gestion des entreprises, à l’opposé de discours généreux avec des propositions vagues.
En même temps, avec la référence à tous les êtres humains, il s’agit de dépasser l’aspect positif de la montée de l’individualisation ou plutôt de la personnalité de chacun, que nous avons évoquée au début, et à laquelle s s’accroche la mise en concurrence et la résistance de la société dite libérale, justifiant les accaparements des rôles par des individus particuliers, prétendument dans l’intérêt du progrès pour tous. Ce qui est en cause, c’est précisément le par tage possible jusqu’à chacune et chacun des ressources, des informations, des pouvoirs, des activités et rôles sociaux. Et d’ailleurs, les bataillons à la marche cadencée disciplinée des ouvriers, disciplinés par l’industrie capitaliste, pour reprendre l’imagerie léniniste, avaient contribué à la délégation de pouvoir des ouvriers à l’étatisme et à l’appareil du parti. Cela s’opposait à des démarches d’émancipation de dépassement effectif des aliénations de classe et autres aliénations sociales des sociétés capitalistes et libérales, réclamant des pouvoirs partagés de chacune et de chacun et leurs capacités culturelles de participer à la direction des institutions sociales. ■
1. Réseau créé par Espaces Marx (France), Fondation Rosa Luxemburg (Allemagne) Sozialismus (Allemagne), Fondation Nicos Poulantzas (Grèce), Fundacion des Investigaciones Marxistas (Espagne), Transform Italia, Centre des Etudes Marxistes (Suède), Transform Autriche.
2. Ndrl : l’«anthroponomie » se rapporte à tous les aspects non économiques de la vie humaine, du parental au culturel en passant par la politique et les aspects non économiques des activités de production. Cf Paul Boccara : « Mon rapport à Marx, le continuer et le dépasser » in Marx contemporain. Édition Syllepse, 2003.
3. Voir les références à la progression de l’instabilité plus rapide, pour les salariés diplômés en France, de 1982-91 à 1992-2000 (Eric Maurin, L’égalité des possibles, la nouvelle société française, Seuil, Paris, 2002, p.23).
4. Cf. Paul Boccara, Une sécurité d’emploi ou de formation. Pour une construction révolutionnaire de dépassement contre le chômage, Le Temps des Cerises, Paris, 2002.
5. Eric Maurin, L’égalité des possibles, ouvrage cité, p. 8, 11, 34, 36, 39.
6. Michel Gollac, « Différences ou divisions ? La diversité des métiers ouvriers » in Le Monde du travail, sous la direction de Jacques Kergoat, Josiane Boutet, Henri Jacot, Danièle Linhart, La Découverte, Paris, 1998, p.95-96, 98.
7. L’égalité des possibles, ouvrage cité, p.38.
8. Louis Chauvel, Le retour des classes sociales ? Revue de l’OFCE, octobre 2001, p.323.
9. Cf. sur la conflictualité des ouvriers par rapport au capital opposée à la relation d’employé avec les liens de services plus personnels, Eric Maurin, L’égalité des possibles, ouvrage cité, p.38-39.
10. Dans les enquêtes recensées dans l’ouvrage de Christian Baudelot et Michel Gollac, Travailler pour être heureux ?, est souligné le refus de la condition ouvrière pour les enfants d’ouvriers et aussi quoique de façon moindre pour la condition employée et les enfants d’employés (Travailler pour être heureux) ?, Le bonheur et le travail en France, Fayard, Paris, 2003, p.152-153.).
11. Le monde du travail, ouvrage cité, p.97.
12. CF Rémy Jean, « Les nouveaux métiers d’ingénieurs », in Le Monde du travail, ouvrage cité, p.119. Le rapport des ingénieurs et cadres techniques d’entreprise aux ouvriers passe déjà de 1 pour 47 en 1962 à 1 pour 13 en 1990.
13. Enquête sur la situation professionnelle des ingénieurs du CSNIF (Le Monde Économie, 16 sept. 2003, p.VI).
14. Cf. notamment Louis Chauvel, étude citée, p.323.
15. Ibidem, p.325.
16. Cf. Danièle Lienhart, La modernisation des entreprises, La Découverte,
1994, p.50-55. Sous la direction de Jacques Kergoat, Josiane Boutet, Henri Jacot, Danièle Lienhart, Le Monde du travail, p.5-6.
17. Danièle Lienhart, ouvrage cité, p.27 et 34.
18. Thomas Coutrot, Critique de l’organisation du travail, La Découverte, 1999, p.55-56.
19. Le projet avancé en 1996 est encore développé dans mon livre, Une Sécurité d’emploi ou de formation. Pour une construction révolutionnaire de dépassement contre le chômage, Le Temps des Cerises, Paris, 2002. Il est repris dans le Parti Communiste Français et aussi, d’une autre façon, dans la CGT qui avance le projet de « sécurité sociale professionnelle », influencé par notre proposition et aussi par d’autres (Cf. Une sécurité d’emploi ou de formation, ouvrage cité, p.285-288).
20. Voir Collectif coordonné par Catherine Mills et Paul Boccara avec Frédéric Boccara, José Caudron, Yves Dimicoli, Denis Durand, Fabien Maury, Benoît Monier, Alain Morin, Bruno Odent, « Les Retraites. Des luttes immédiates à une réforme alternative », Le Temps des Cerises, Paris, 2003.
21. Cf. Paul Boccara, Intervenir dans la gestion avec de nouveaux critères, Editions sociales/Messidor, Paris, 1985. Coordonné par Jean-Claude Louchard, Nouvelles approches des gestions des entreprises, l’Harmattan , Paris, 1995.