Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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A la recherche d'une monnaie commune mondiale

Du côté des dirigeants du monde, on sent comme un lâche soulagement : « il n’y a pas eu de dépression, juste une grande récession » ! Et avec le redémarrage des indicateurs d’activité, tous semblent adopter la posture d’individus  qui, chutant d’un building de 200 mètres, se répètent  sans cesse avant de s'écraser au sol : « pour le moment, tout va bien ». En réalité,  après les promesses de tout changer, de moraliser, de « refonder  », de ne plus jamais faire comme avant, tout continue comme avant…« Business as usual »!

Pourtant, outre le caractère encore hésitant et potentiellement chaotique de la reprise lestée par un chômage considérable, les facteurs de tensions nouvelles s’accumulent annonçant pour dans un an, deux ans…dix ans la survenance d’un nouveau krach et d’une récession autrement plus grave que ce que l’on vient de connaitre.

I. Une reprise sans emploi

Grâce aux interventions publiques massives, nationales et internationales,  l’économie  mondiale, au bord du gouffre début 2009, semble être entrée dans une phase de rémission dont il est difficile de prédire la durée.

Cependant, tous les symptômes du cancer financier

qui la rongent sont là et laissent le monde entier sonné par la pire récession connue depuis l’entredeux guerres.

Le PIB avait plongé de 6,4% au 1er  trimestre,  en rythme annuel, aux États-Unis alors que s’y détruisaient quelque 70 000 emplois par mois.

Au même moment, la zone euro devait connaître la plus forte contraction de son activité depuis le lancement de la monnaie unique, avec une chute de 2,5% de son PIB, ce qui, en rythme annuel, correspond à quelque 10%.

Côté Asie, le PIB du Japon s’effondrait  de 14,2%.

Au total, le commerce international et les marchés financiers, selon une étude d’économistes de l’Université de Californie et du Trinity College de Dublin (1) auraient chuté beaucoup plus lourdement  sur les 12 premiers  mois de la crise qu’après le krach de 1929.

Mais la grande nouveauté par rapport à la dépression de l’entre-deux  guerres réside dans le caractère massif et simultané  des réponses des États, avec des mesures sans précédent  de politiques  monétaire et budgétaire.

Outre l’injection de milliers  de milliards  de dollars dans le système financier par les banques centrales et leur recours à des mesures non conventionnelles, surtout  s’agissant de la Réserve fédérale des Etats-Unis (Fed), de la Banque d‘Angleterre et de celle du Japon qui n’ont pas hésité à mobiliser  largement la « planche à billets », les gouvernements ont lancé des plans de relance se chiffrant en centaines de milliards de dollars.

Si tout cela a fini par ressusciter de l’activité, c’est sur un fond de difficultés  persistantes  du crédit,  ces appuis sans précédent ayant été accordés sans que rien ne soit  changé dans les critères  des aides publiques et du crédit bancaire.

L’économie américaine, cependant, semble avoir commencé de renouer avec la croissance au troisième trimestre  2009, avec un PIB en hausse de 2,2% en rythme annuel, après quatre trimestres successifs de recul.

Au Japon, où les ménages demeurent beaucoup plus hésitants, la croissance aurait  atteint  1,3% sur la même période.

Plus modérément  encore, la zone euro n’affiche qu’une progression de 0,4% de son PIB, tiré par un rebond significatif du secteur industriel et, en fait, de l’automobile  largement « boostée » par les primes à la casse, après cinq trimestres  consécutifs  de contraction.

La Chine, de son côté, poursuit  un rebond économique amorcé en mars 2009, les moteurs  de la consommation  des ménages et de l’investissement privé s’étant allumés après celui de l’investissement public largement impulsé par l'État, tandis que l’injection à répétition de prêts bancaires considérables dans l’économie a soutenu la reprise.

Le FMI prévoit désormais une croissance mondiale de l’ordre  de 3,1% en 2010, après une contraction de 1,1% cette année, la plus forte  depuis la seconde guerre mondiale.

Dilemme pour les banques centrales

Cependant plusieurs choses frappent l’esprit.  D’abord, cette reprise paraît bien se faire sans emploi, laissant sur le bord de la route d’immenses cohortes de chômeurs et de précaires.

Par ailleurs, elle semble s’être amorcée « sans crédit ». Les banques ont cherché à reconstituer rapidement de fortes marges avec les aides publiques jusqu’à les rembourser au plus vite, tout  en maintenant  la promesse de forts bonus et d’importants dividendes. La soif de rentabilité financière qui les a conduites au récent chaos est demeurée plus prégnante que jamais, avec, à la clef, une sélectivité  du crédit très défavorable aux PME et aux investissements réels requérant créations d’emplois  et formations,  mais facilitant  les opérations  spéculatives  et les placements financiers.

En réalité, c’est la sortie de crise elle-même qui s’annonce fortement  contradictoire. Deux grands problèmes  aux plans monétaire  et financier  pointent particulièrement.

C’est, d’abord, ceux relatifs aux banques centrales.

Ben Bernanke, le patron  de la Fed, a opté en mars 2009 pour la méthode dite du « quantitative easing » avec une politique de création  monétaire massive consistant à faire racheter par la Réserve fédérale des bons du Trésor des États-Unis et d’autres titres d’emprunt,  tandis que son taux d’intérêt  directeur  était ramené quasiment à zéro.

En quelques mois, le bilan de la Fed est ainsi passé de 1 000 milliards  à 2 000 milliards  de dollars.

La Banque d’Angleterre  a suivi  la même voie, de même que celle du Japon.

Mais la Banque centrale européenne (BCE) a été beaucoup plus frileuse, craignant pour l’attractivité financière  de l’euro.  J-C Trichet  se contenta  de mesures de prêts exceptionnelles, tout en veillant à maintenir le taux directeur  de l’institut de Francfort au dessus de celui pratiqué par la Fed.

Mais en faisant fonctionner la « planche à billets  » sans aucune sélectivité  privilégiant le développement des capacités humaines, les banques centrales alimentent de nouvelles « bulles » favorisant l’écoulement d' immenses liquidités vers les marchés boursiers où les cours ont été propulsés vers des sommets en fin d’année, mais aussi vers certains compartiments de marchés où un déséquilibre structurel persiste entre l’offre et la demande, du fait de la pression  des besoins populaires  sur des capacités rationnées  par les exigences de rentabilité financière (matières premières, énergie…).

De cette façon, les capitalisations  boursières  affichent des multiples de profits qui laissent anticiper combien la reprise à l’œuvre va être conditionnée par des contraintes  élevées de rentabilité financière, alors même que le rebond des demandes mondiales s’annonce relativement modeste.

On pressent alors une radicalisation de la concurrence mondiale telle que, si une nouvelle vague d’investissements réels arrive à se former, elle s’effectuerait  largement au détriment  de l’emploi  et du développement des capacités humaines. La mobilisation d’une nouvelle  génération de technologies informationnelles dont elle s’accompagnerait, servirait plus que jamais à économiser sur les dépenses en moyens humains et matériels, accentuant l’insuffisance de la demande mondiale et entretenant la croissance financière des capitaux.

Les politiques monétaires très accommodantes pousseraient, dans ces conditions,  vers une nouvelle exacerbation de la crise systémique avec un éclatement beaucoup plus violent  encore de la suraccumulation de capital.

Les banques centrales se trouvent ainsi confrontées à un dilemme pour la « sortie de crise ».

Les indicateurs  de conjoncture  étant repassés au vert,  elles vont  chercher  à éponger les énormes quantités  de liquidités déversées sur les marchés. Cela pourrait les inciter  à relever les taux d’intérêt directeurs.  Mais il y aurait alors un double risque avec une déstabilisation possible des marchés financiers sur lesquels le cours des actifs évolue en fonction inverse des taux, et l’arrêt net de la reprise du fait d’un argent devenu trop cher relativement au potentiel rentable.

Vers un Krach obligataire

La seconde série de problèmes fait redouter la perspective  d’un krach obligataire  de grande ampleur qui, à la différence de la crise de 2007-2008, impliquerait cette fois les États et les endettements publics.

En effet, tandis que les banques centrales inondaient les marchés de liquidités,  les États, eux, s’endettaient dans des proportions jamais vues en temps de paix pour sauver les banques de la faillite, soutenir les profits  et les capitaux des entreprises, faire des dépenses d’accompagnement social pour maintenir un filet d’activité.

Selon l’agence de notation  financière  Moody’s,  la dette souveraine mondiale devait atteindre  49 500 milliards  de dollars  (33 755 milliards  d’euros)  fin 2009.

Compte tenu de l’ampleur  du chômage et du sous-emploi  qui entraîne un manque de vigueur de la reprise, tout laisse penser qu’il n’y aura guère d’amélioration en 2010. Bref, les États vont devoir massivement emprunter  pour financer les déficits budgétaires.

En zone euro, il devrait s'émettre pour prés de 1 000 milliards  d’euros  de nouveaux titres d’emprunts souverains. Aux États-Unis, cela pourrait atteindre 2 000 milliards  de dollars.

Du coup, tous les observateurs se demandent si un tel régime est tenable. Les détenteurs de liquidités  sur les marchés seront-ils prêts à absorber de telles quantités  de titres, surtout  si les demandes d’emprunt  des agents privés, portées par de nouveaux besoins d’investissements éventuels face à la concurrence, viennent  doubler  celles des emprunteurs publics ?

Ce n’est pas assuré, même si les liquidités sont considérables, faisant écho fondamentalement au fait que, grâce aux énormes potentiels  de productivité nouvelle, le recours par les entreprises aux technologies informationnelles leur permet  de dépenser beaucoup moins en salaires et en équipements pour un même résultat utile. Sous pression de la rentabilité financière, normée par ce que rapporte un investissement dans un pays à bas coût salarial, cela développe le chômage, l'insuffisance de la demande et des qualifications,  une formidable spéculation.

C’est d’autant  moins assuré que les investisseurs commenceraient  à anticiper  un resserrement des politiques monétaires qui, faisant remonter les taux d’intérêt  sur toutes les échéances, susciterait  un recul des cours obligataires  et, donc, un moindre attrait  des investisseurs  pour  ces actifs avec l'accentuation  de la rivalité  entre États et zones pour attirer  les capitaux.

II. S'émanciper du dollar

Dans ce contexte, les antagonismes internationaux sont appelés à beaucoup se développer.

Cela apparaît  désormais nettement  pour  ce qui concerne les relations entre le dollar,  le yuan et l’euro.

En effet, le taux d’intérêt  de la Fed ayant été ramené au niveau de zéro, le dollar est devenu quasi-gratuit. Les spéculateurs s’empressent alors d’en emprunter massivement pour les placer simultanément sur d’autres  devises, comme l’euro,  ou sur des actifs assortis d’une espérance de rentabilité plus élevée, comme l’or.

Ce « carry trade » qui consiste à spéculer en profitant d’un différentiel  de rendement précipite  la baisse de valeur du dollar sur les marchés de changes. Cela ne fait qu'accentuer  une tendance baissière ancrée à des causes fondamentales dont,  particulièrement, l’ampleur prise par le déficit des transactions courantes des États-Unis. Certes, celui-ci, en liaison avec le violent freinage de la demande intérieure après l’éclatement de la crise financière, serait passé, selon les estimations  de l’OCDE, de 726,6 milliards de dollars en 2007 à 434 milliards de dollars en 2009. Mais ce recul serait temporaire,  l’OCDE pronostiquant un gonflement du solde négatif de la balance des paiements courants à 566 milliards  de dollars en 2011.

Cela fait écho inséparablement  au creusement du déficit  public  et de la dette interne  des États-Unis sous l’impact  d’un plan de relance beaucoup plus massif qu’en Europe (2) et d’une explosion des dépenses de guerre avec l’envoi,  par Obama, de 30 000 hommes supplémentaires  en Afghanistan et l'engagement au Yémen. Le budget militaire étasunien qui aura atteint  651 milliards  de dollars  en 2009, devrait passer à 680 milliards de dollars cette année, alors qu’il n’était encore « que »de 280 milliards  de dollars en 2000.

Les dirigeants  américains  comptent  donc sur la faiblesse du dollar pour soutenir leur économie par les exportations,  tout en bénéficiant de conditions avantageuses pour  financer leurs déficits  et leurs dépenses de domination  grâce aux achats de titres publics par les pays émergents, Chine en tête.

Cette situation  au bord du gouffre n’arrive  à tenir, cependant, que parce que, pour  l’heure, la Chine accepte (avec le Japon) de recycler ses énormes réserves en dollars en achats de bons du Trésor des États-Unis.

Mais cela n’est pas tenable à terme.

En liant sa monnaie au dollar, l' État Chinois, sous la pression des multinationales  qui y sont implantées, américaines notamment, et confronté à un poussée des attentes et des luttes  sociales, a voulu  maintenir  la compétitivité de ses exportations  afin de soutenir  une croissance que la demande interne, encore peu développée du fait de l'insuffisance de la création d'emplois, des qualifications,  des revenus d'activité  et de remplacement, n’aurait  pu assurer. Cela a conduit  jusqu’ici  la Chine à réinvestir ses réserves en titres du Trésor américain, contribuant ainsi, de concert avec la politique hyper-accommodante de la Fed, au maintien  de l’ensemble de la courbe des taux, alors même que la situation  des finances publiques américaines se détériorait fortement, avec un déficit  passé de 1,3 point  de PIB en 2006 à 11,2 points en 2009.

Un événement important est venu, cependant, montrer que les dirigeants chinois sont à la recherche d'une solution leur permettant de s'extraire du face à face avec le dollar et les États-Unis, juste avant le G-20 de Londres.

Le gouverneur de la Banque centrale de Chine, Zhou Xiachouan, a publié un essai, le 23 mars 2009, dans lequel il dénonce les « risques  systémiques » inhérents au dollar et propose que l'on étudie « tout particulièrement comment donner  un rôle plus important aux  DTS  » qui  ont  « le  potentiel » pour  devenir «monnaie de réserve internationale ».

Si Obama a riposté en déclarant « je ne crois pas à la nécessité d'une  monnaie mondiale », suivi par son secrétaire au Trésor, T. Geithner « le dollar reste la monnaie de réserve  de référence, et je pense  qu'il devrait continuer à l'être longtemps » cette idée a fait son chemin depuis, reprise en Russie, en Amérique latine, à la CNUCED et même par la commission Stiglitz.

Car beaucoup d'autres acteurs expriment,  d'une façon ou d'une autre, leur disponibilité pour construire une alternative  au monopole  du dollar. Celui-ci permet aux Etats-Unis de s'endetter de plus en plus massivement auprès du monde entier et de se contenter d'émettre de nouveaux dollars lorsqu'il s'agit de rembourser.

Ce privilège exorbitant marche de pair avec le maintien d'un très bas niveau d'imposition sur les entreprises d'outre-Atlantique, lesquelles sont par ailleurs totalement déresponsabilisées au plan social, couvertures santé et retraite étant à la charge, pour l'essentiel, de chaque individu.  Il permet inséparablement aux États-Unis de pratiquer  des taux d'intérêt plus faibles pour le crédit bancaire tout en ayant le marché financier le plus fort au monde.

Ce privilège  rend très profitable,  relativement, le rachat d'entreprises et l'investissement étranger aux États-Unis devenus, ce faisant, un véritable  «  trou noir » dans l'univers financier avec l'attraction des capitaux du monde entier.

Mais cela tend à développer des contradictions de plus en plus radicales.

DTS et SUCRE : Poussée des pays émergents

Ainsi, la tendance structurelle à la baisse du dollar, au-delà des fluctuations passagères, fait se poser la question de savoir si nous n'approcherions pas de la fin du couple dollar-pétrole, si fondamentalement inflationniste.

La chute du billet vert oblige en effet les pays exportateurs à remonter leurs prix,  exprimés en dollar, s'il veulent maintenir  le pouvoir  d'achat de leurs exportations. Cependant, au total, ces réajustements, fauteurs eux-mêmes de spéculations répétitives, de difficultés rémanentes pour la croissance et de gâchis écologiques, n'empêchent pas aujourd'hui  le pétrole de perdre en pouvoir d'achat par rapport à d'autres matières premières encore plus spéculatives, ou reconnues comme des refuges en cas de coup de vent persistant sur le dollar, comme l'or.

Le journal  The  Independant du 6 octobre  2009 a affirmé que six pays du Conseil de coopération  du Golfe (Arabie saoudite, Bahreïn, Koweït, Qatar, Oman, Émirats Arabes Unis) auraient envisagé avec la Chine, la Russie, le Japon et la France, de remplacer la devise américaine par un panier de monnaies qui inclurait le yen, le yuan, l'euro, l'or et une monnaie commune du Golfe encore hypothétique. L'ensemble de ce dispositif  serait mis en place à partir de 2018, l'or servant de monnaie de transition durant les dix prochaines années.

Cette information n'a pas été confirmée, bien sûr. Elle a, cependant, accentué la spéculation à la baisse du dollar et à la double hausse, de l'or d'abord, mais aussi de l'euro.

Il n'empêche que l'idée d'un baril de brut référencé sur un panier de devises n'est pas une ineptie. Elle revient sur le devant de la scène dès que le dollar pique du nez et a été officiellement discutée au sein de l'OPEP à Riyad, en novembre 2007.

Certes, ni les pétromonarchies,  ni l'Iran, ni les pays exportateurs du Maghreb ou d'Amérique latine, ni la Chine n'ont intérêt à un effondrement catastrophique du Billet vert, tant, pour l'heure, ils sont dépendants de cette monnaie et de la croissance américaine elle-même.

Mais tous, de façon plus ou moins radicale, sont à la recherche d'un scénario viable de substitution effective  permettant  de se passer du dollar  comme monnaie commune mondiale de fait.

Cela invite à porter  un regard attentif  sur ce qui se cherche en ce sens en Amérique latine avec la création  du SUCRE, après celle de la Banque du sud, contre les orientations du FMI.

Le 16 octobre 2009, en effet, à Cocachamba (Bolivie), le VIIème sommet des membres de l'Alliance bolivienne pour les Amériques (ALBA) a donné le coup d'envoi au « Système Unitaire de Compensation Régionale » (SUCRE) (3).

La déclaration  finale du sommet souligne en effet que le SUCRE est créé pour devenir un « instrument pour conquérir la souveraineté monétaire et financière,  l'élimination de  la dépendance au  dollar  US dans le commerce régional, la réduction  des asymétries et la consolidation progressive d'une  zone de  développement partagé ».

Le SUCRE devrait fonctionner sur la base d'un accord de compensation  multilatérale, inspiré  de l'Union européenne des payements et du projet  Keynes d' International Currency Union, soutenu par le Royaume-Uni, lequel, après d'âpres discussions dominées par les dirigeants américains, déboucha lors de la conférence de Bretton-Woods, le 20 juillet 1944, sur l'adoption du plan White. Celui-ci, au lieu de promouvoir  le “bancor” proposé  initialement par Keynes comme monnaie universelle, organisa le système monétaire  international autour  du dollar  avec un rattachement  nominal à l'or.

Le SUCRE serait ainsi appelé à devenir une monnaie commune de crédit,  uniquement  détenue par les banques centrales et dont le taux de change pour les pays de la zone devrait être fixe mais révisable en fin de période. De même, par rapport à l'extérieur de la zone, le taux de change sera fixe mais régulièrement révisable.

A cela on peut ajouter toutes les initiatives  conduites à ce jour, hors l'euro, pour mettre en cause la suprématie du dollar (4).

III. Europe : s'allier aux pays émergents

L'enjeu est d'arriver à construire un rapport de forces tel que les dirigeants des États-Unis soient contraints d'accepter une négociation pour transformer  le système monétaire international en substituant au dollar une véritable monnaie commune mondiale de coopération,  à partir des DTS, comme en a avancé l'idée Paul Boccara dès 1981 (5).

Un tel rapport des forces devra se construire,  sans doute, face à la perspective d'un effondrement catastrophique du Billet vert et d'une guerre monétaire internationale meurtrière  à conjurer. Il ne saurait se concevoir sans une grande alliance nouvelle entre les pays émergents et l'Union européenne, avec un euro lui-même transformé.

Précisément, celui-ci enregistre  une tendance à la hausse de son taux de change, du fait du recul du dollar et des monnaies qui y sont indexées, comme le yuan.

Cette évolution a, pour les pays membres ou candidats de l'euro, des conséquences analogues à celles d'un durcissement  monétaire  alors que la reprise s'y annonce particulièrement lente. Elle entraîne de fortes tensions.

Durant la crise financière, en effet, les flux internationaux de capitaux étaient devenus favorables au dollar du fait de rapatriements  massifs de capitaux aux Etats-Unis. Puis, un retournement s'est produit, contribuant à une sensible appréciation  de l'euro entre mars et août 2009 qui s'est poursuivi  par la suite.

Comme le montre  la BCE (6),le taux de change nominal de l'euro, mesuré par rapport aux devises des 21 principaux  partenaires  commerciaux  de la zone était, fin novembre, de 2,2% plus élevé qu'à la fin août.

Cette appréciation a été portée, par une envolée des entrées nettes de capitaux au titre des investissements de portefeuille,  les investissements directe connaissant, eux, une sortie nette significative sur 12 mois (7).

La zone euro sous pression

La tendance à l'appréciation de l'euro, qui pourrait se modérer, voire se retourner temporairement du fait d'un « reverse carry trade » (8), est liée aux mouvements fondamentaux du dollar  et au dogmatisme monétariste de la BCE au service d'un « euro fort » visant à attirer les capitaux financiers, avec la prétention d'un partage de la domination  financière sur le monde avec les États-Unis.

C'est dans ce contexte  que les difficultés  persistantes de la Grèce endettée à prés de 115% de son PIB, ont mis à jour de profondes divergences entre pays membres de la zone euro.

D'un côté on retrouve l'Espagne, la Grèce, l'Irlande et le Portugal regroupés de façon si élégante par les financiers anglo-saxons sous le terme générique de « PIGS  » (leurs initiales ainsi ordonnées formant en anglais le mot « cochons »).

D'un autre côté on trouve des pays aux finances publiques moins dégradées, l'Allemagne en tête dont les énormes excédents commerciaux  traduisent  le renforcement du statut de créancier de la zone, France comprise.

Ces différences sont notées sur les marchés financiers où sont émis les titres de dette publique,  la dette grecque, jugée plus risquée, étant assortie d'une prime (spread) de prés de 2,5% fin décembre dernier, relativement aux emprunts de l'état allemand.

Si ce spread avec la dette souveraine allemande est beaucoup plus faible pour les titres français (0,21 au  23/12/2009), il n'en demeure pas moins effectif. Et c'est les yeux vrillés sur son évolution  que Sarkozy rationne les dépenses de services publics, s'attaque à la protection sociale en France et cherche à faire accepter par les familles de salariés et les chômeurs un nouvel impôt sur la consommation des ménages au nom de la lutte contre le réchauffement climatique (9).

Le risque d'un non remboursement, à terme, de sa dette par l'Etat grec a entraîné des remous sur le marché et sur l'euro lui-même passé de 1,50 dollar à 1,43 dollar en fin d'année dernière.

Du coup de formidables  pressions politiques  ont commencé d'être exercées sur le peuple grec pour qu'il se résigne à accepter de nouvelles mesures de super-austérité, tandis que les dirigeants de la zone euro, l'Allemagne et la BCE en tête, proclamaient que nul ne « lâchera » la Grèce, alors que rien, dans le traité de Lisbonne, n'est prévu au plan de la solidarité avec un pays membre en difficulté.

La fragilité des « PIGS  » résonne comme un coup de semonce pour toute la construction de l'euro telle qu'elle a été engagée et confirmée avec le traité de Lisbonne.

La dette  publique  totale  émise dans cette zone devrait  culminer  à 1000 milliards  d'euros en 2010, contre 650 milliards  d'euros en 2008.

Certes, les dirigeants  se rassurent  en pariant  sur une reprise mondiale suffisamment porteuse et en affirmant  que les investisseurs  n'hésiteront  pas à s'empiffrer  de titres de dette publique  des pays membres, parce qu'ils se retrouvent en possession de liquidités très surnuméraires,  alors même que le secteur privé est en phase de désendettement.

En réalité, les perspectives  sont beaucoup moins roses et la concurrence pour attirer les capitaux afin de développer l'appui d' État aux multinationales  va beaucoup s'accentuer, alors même que, simultanément, chaque État va devoir  compter  avec une montée des luttes populaires. Dans ce contexte, loin de changer de cap, alors même que la crise y invite fortement, les dirigeants européens se livrent  à une véritable fuite en avant.

Le Président de la BCE, J.-C. Trichet,  n'a-t-il pas appelé, le 27 décembre dernier, dans la presse allemande, les pays de la zone euro à réduire leurs déficits « au plus tard en 2011  » ... et pendant ce temps, les États-Unis, eux, font marcher la « planche à billets » ! Cette mise en garde peut apparaître stupéfiante dans un contexte  où le taux de croissance annuel des financements accordés par les institutions financières monétaires (banques) aux résidents de la zone a encore diminué au 3ème trimestre  2009, revenant à 3,3% contre  4,3% au 2ème, avant d'enregistrer  une nouvelle baisse en octobre (2,9%) (11).

Changer de cap

En réalité c'est cet entêtement à faire de l'euro un tremplin pour la rentabilité financière des capitaux, dans une rivalité d'attraction avec le dollar, qui risque de fragiliser et de diviser encore plus la zone face aux coups de boutoir des États-Unis et des multinationales, tout en l'amenant à contribuer encore plus à la suraccumulation mondiale de capital et à son éclatement futur.

Trois voies de scénarios se profilent pour l'avenir : La première  serait celle conduisant  à une «  paix armée »  entre pays émergents, chinois  en tête, et américains, contre  les européens, au terme d'un épisode éprouvant de dépréciations successives du dollar et du yuan faisant risquer l'implosion  de l'euro et se coucher les dirigeants de la zone face aux Etats-Unis, après avoir choisi de traiter  la Chine comme l'ennemi à abattre.

La deuxième consisterait  en ce que, face au risque d'effondrement du dollar avec la menace d'un retrait des capitaux de la Chine, en liaison avec les exigences sociales des Chinois, et à un rapprochement entre les pays émergents et les pays membres de l'Union européenne, sur la base des exigences sociales de leurs propres peuples, les dirigeants américains, confrontés à la double montée des tensions sociales outre-Atlantique et de la protestation mondiale contre leur domination,  soient contraints  de négocier une réforme profonde du système monétaire international.

La troisième voie de scénarios, catastrophique, verrait exploser le système monétaire international avec le krach du dollar  sans alternative,  avec la plongée dans une guerre monétaire interzonale et le retour possible de nationalismes meurtriers...

Les scénarios du deuxième type sont les plus favorables. Ils sont d'autant  plus réalistes que, désormais, se cherche effectivement dans le monde une émancipation du dollar et que l'idée est avancée par des forces crédibles d'une monnaie commune mondiale  de coopération  à partir des DTS, tandis que, de partout, pousse le besoin de monnaies zonales.

Il nécessite des transformations de l'euro lui-même avec une réorientation de la politique monétaire de la BCE qui, face au risque d'implosion et à la pression des mouvements sociaux et populaires, serait amenée, pour soutenir l'essor de l'emploi, des qualifications  et des salaires, à moduler  l'évolution de ses taux d'intérêt pour le refinancement des banques ordinaires et à accompagner une relance concertée des dépenses de services publics en Europe par la prise de titres d'emprunts publics réservés à ce seul effet. Cela pourrait s'ancrer à la promotion d'un pôle financier public national et de Fonds publics régionaux dans chaque pays. L'ensemble, à l'appui  des  luttes populaires, devrait permettre l'essor d'un nouveau crédit  sélectif pour  les investissements matériels et de recherche des entreprises. Son taux d'intérêt serait d'autant plus abaissé, jusqu'à devenir nul voire négatif, que les investissements ainsi financés programmeraient plus d'emplois et de formations correctement  rémunérés. Il serait relevé pour pénaliser les crédits servant aux placements financiers et à la spéculation.

(1) Citée par Rob Lever, AFP Washington, 28 décembre 2009.

(2) La somme des plans de relance des pays membres de zone euro fut de 1,6% de son PIB, alors qu'aux États-Unis cela a représenté 5,6% du PIB.

(3) On pourra se reporter sur ce sujet, notamment, à Porcheron M. : « ALBA et SUCRE : vers la création de la première zone monétaire hors FMIEt si l'Amérique au sud du Rio Grande donnait l'exemple ? » TLAXCALA03/04/2009, ainsi qu'à Sapir J. : « La crise monétaire internationale et le traité du SUCRE : Une initiative à l'échelle des pays du Sud pour trouver une solution à la crise déclenchée dans les pays du Nord », 9 novembre 2009.

(4) La Chine et le Brésil ont signé un accord pour utiliser le réal et le yuan dans leurs transactions portant sur 40 milliards de dollars. La Chine et l'Argentine ont fait de même (peso argentin/yuan) à hauteur de 20 milliards de dollars. Pékin a signé des accords similaires avec la Corée du sud, la Malaisie, la Biélorussie et l'Indonésie. L' organisation de coopération de Shanghai (OCS) (Chine, Russie, Ouzbékistan, Kirghizstan, Tadjikistan, Kazakhstan) incite ses membres à effectuer leurs échanges commerciaux dans les monnaies nationales ou avec une future devise commune pour se passer du dollar. Les BRIC's (Brésil, Russie, Inde et Chine) ont noté ensemble récemment qu'il devenait « très nécessaire d'avoir un système de devises stable, facile à prévoir et plus diversifié ». et il est convenu que les pays de l'Asean (Brunei, Birmanie, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam) pourront dans le futur passer des contrats en yuan au lieu du dollar, selon un programme pilote impulsé par Pékin, en commençant par Hong-Kong et l'Indonésie. Et l'Iran a créé le 17 février 2008 une bourse internationale du pétrole où les échanges se font principalement en rial iranien et non en dollar comme sur les autres bourses internationales.

(5) Boccara P. : Transformations et crise du capitalisme mondialisé. Quelle alternative ? Le Temps des Cerises, coll. Espère, 2ème édition augmentée, Septembre 2009.

(6) BCE : Bulletin mensuel, décembre 2009, pp. 97-98.

(7) Fin septembre 2009, en cumul sur 12 mois, il était sorti de la zone euro , en net, pour 134,9 milliards d'euros au titre des investissements directs (103,4 milliards d'euros à fin septembre 2008) et il y était entré en net pour 477,5 milliards d'euros au titre des investissements de portefeuille (185,2 milliards d'euros à fin septembre 2008). Cf. Bulletin mensuel de la BCE décembre 2009 p. 101.

(8) En effet, après avoir porté des actifs autres que le dollar, les spéculateurs débouclent leurs positions et rachètent du dollar pour rembourser les prêts en dollars qu'ils ont contractés dans le cadre de leurs opérations de « carry trade ». La réappréciation du Billet vert correspondrait alors à un mouvement purement technique.

(9) Et il lance un emprunt d'État de 35 milliards d'euros sur les marchés pour ne pas augmenter les prélèvements publics et sociaux sur les capitaux et les profits tout en augmentant l'appui public à leur essor avec les nouvelles technologies, mimant en cela la façon de faire des États-Unis...mais sans les privilèges du dollar.

(10) Il a déclaré au journal Bild am Sonntag : « Afin de défendre la confiance dans les finances de l'État, les déficits budgétaires dans la zone euro devront être réduits au plus tard en 2011 et, dans certains pays, dés 2010 ».

(11) Bulletin mensuel de la BCE, décembre 2009.

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