La maturation des idées sociales au sein de la Résistance se retrouve dans le Programme du CNR qui se prononce pour : « un plan complet de Sécurité Sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail avec une gestion appartenant aux représentants des assurés et une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ».
En 1945, la Sécurité Sociale s’impose comme une pièce essentielle des réformes voulues par la Nation au sortir de la Résistance. Le modèle français est une synthèse originale et constitue l’une des réalisations les plus durables issues de la Libération.
Pierre Laroque a pu dire « la France est sortie de la guerre particulièrement meurtrie. Les vieux cadres sont brisés. Il faut reconstruire. Il faut faire du neuf sous l’angle social, comme sous l’angle économique ».
Le système Bismarck dit « d’assurances sociales » est le premier à être créé, c’est un plan complet, établi entre
1883 et 1889. L’Empire allemand, aux lendemains de sa victoire sur la France, en 1870 devra faire face à une forte offensive socialiste, à l’essor du mouvement syndical. Le chancelier Bismarck, pour l’endiguer, et pour armer les entreprises allemandes pour la conquête de nouveaux marchés, dans la guerre pour le partage du monde, à partir d’un développement de la force de travail et de sa productivité, présente ce plan au Reichstag.
Celui-ci oblige les employeurs à s’assurer contre les accidents du travail ; les assurances maladie seront rendues obligatoires pour les ouvriers touchant des bas salaires, les deux tiers des cotisations étant financés par les salariés. En 1889 seront instaurées les assurances vieillesse et invalidité. La « Sozialpolitik » est née. Elle rompt avec les principes du libéralisme traditionnel du XIXe siècle pour adopter ceux de la « social-démocratie » et du réformisme.
Le système Beveridge : après des expériences diverses : assurances, système de retraite public, la Grande-Bretagne inventera son propre modèle. Lord Beveridge avait été chargé par Churchill en 1940 de réfléchir aux conséquences de la crise des années 30 et de la guerre.
Il va proposer en 1942, dans un rapport inspiré des théories keynésiennes, une première réflexion d’ensemble sur le rôle de la Sécurité Sociale. Son système prolonge et élargit le système Bismarck en reposant sur trois principes nouveaux : l’universalité, l’unicité, l’égalité.
Indépendamment de sa situation professionnelle, tout citoyen doit être protégé contre tous les risques sociaux. Le système sera mis en oeuvre rapidement par la majorité travailliste de l’après-guerre qui succède au gouvernement d’union nationale de la guerre. Le Royaume-Uni deviendra ainsi la référence historique de « l’État-providence national » et, avec la Suède, le symbole de la sociale-démocratie. La caractéristique des réflexions de Beveridge c’est en même temps d’inclure la recherche du plein emploi et la couverture des risques sociaux.
Le système français va s’inspirer des deux systèmes précités, mais en s’efforçant de les dépasser. Ce qui ne retire rien à la créativité de ses initiateurs. Pierre Laroque qui, avec Ambroise Croizat, ministre du Travail, jouera un grand rôle dans l’invention du système français de Sécurité Sociale, s’était trouvé à Londres pendant la guerre et il y lira le rapport Beveridge.
La création de la Sécurité Sociale par les ordonnances de 1945 est encore aujourd’hui la matrice du système français, malgré les atteintes qui lui ont été portées. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, elle traduit une aspiration des peuples à un ordre social de paix et de progrès social. Aspiration dont la Conférence de l’OIT à Philadelphie en 1944 se fera l’écho. Il faut souligner le rôle important de militants de la CGT dans cette création, tout comme d’Ambroise Croizat, dirigeant communiste et secrétaire général de la Fédération des métaux. On a justement insisté sur le rôle de Croizat, d’abord président de la commission du Travail de l’Assemblée consultative, mais il serait injuste d’oublier les autres militants de la CGT.
L’action de Croizat sera décisive dans la création de l’institution et se prolongera dans sa mise en place. Il sut aussi s’entourer de collaborateurs remarquables. Son directeur de cabinet Me Willard, l’avocat de Dimitrov, et d’autres antifascistes, de Pierre Laroque, (Directeur général de la Sécurité Sociale au ministère du Travail), de Francis Netter, son adjoint, éminent spécialiste de l’actuariat et qui resta à la CGT après la scission et la représentera au Conseil national des assurances. Tous aideront Croizat dans le combat de la mise en place, dans des délais extrêmement courts, des nouveaux organismes. Entreprise réussie alors que certains attendaient et espéraient un échec. Si la CGT et le PCF resteront fidèles aux engagements de la Résistance, de son programme qui n’avait pas lui-même été établi sans difficultés, les autres formations vont s’en écarter.
Un chercheur américain relèvera que « les défendeurs les plus actifs du nouveau plan de Sécurité Sociale et de son application étaient les communistes et la CGT... ».
Les élections seront un terrain de manœuvres diverses, mais au total elles seront un succès de la CGT encore accentué dans le collège des allocations familiales.
La CGT obtiendra 59, 27 % des voix dans le collège salariés pour les administrateurs des Caisses de Sécurité Sociale et 61,88 % dans le collège Caisses d’Allocations familiales.
Au total, la Sécurité Sociale jouera un rôle positif sur la conjoncture et la régulation du système économique contribuant à la longue phase d’essor après la seconde guerre mondiale articulant le développement de la productivité du travail et du niveau de vie, de la consommation publique et privée. Ce rôle de régulateur, ses bienfaits pour l’ensemble de l’économie seront sous-estimés, méconnus et contestés par les libéraux. La réduction des inégalités devant l’accès aux soins concourt à une force de travail en meilleur état, ce qui porte des effets positifs pour la productivité.
Le patronat et les forces de droite brandissent les mêmes thèmes d’accusation contre la Sécurité Sociale : effets inflationnistes : c’est le motif invoqué pour justifier les politiques restrictives dites de rigueur des gouvernements de droite et socialistes ; réduction de l’épargne nuisible à l’investissement ; conséquences néfastes sur les coûts de l’entreprise et affaiblissement de la compétitivité ; l’augmentation du coût des soins deviendrait incontrôlable. Ce serait un abus à réprimer.
Problèmes réels et attaques contre la Sécurité Sociale
Le financement du régime soumis à la croissance du coût de la santé, la démographie (vieillissement) et son influence sur l’équilibre comptable des régimes de retraites, les maladies nouvelles, pollution, intensité du travail, stress, etc. sont mis en avant souvent à juste titre comme les effets négatifs de la crise sur les ressources des régimes. Ces problèmes sont réels, mais on ne peut uniquement présenter les dépenses de soins, le financement des retraites comme source de problèmes.
Ce sont des dépenses d’accès à la civilisation, d’action contre les inégalités sociales, de stimulation de la consommation et de la productivité du travail comme de la croissance réelle. Il est normal qu’elles croissent, et cela contribue à l’efficacité sociale. Des réformes sont donc indispensables pour exiger un financement à hauteur des besoins. Mais dès le rapport du CNPF, en juin 1965, intitulé : La Sécurité Sociale et son avenir, le patronat met en cause le système de Sécurité Sociale. L’instauration de la Ve République s’inscrit dans le cadre d’une remise en ordre de l’État sous l’égide des monopoles et de mesures économiques d’austérité.
Elles seront concoctées par un comité technocratique que président l’économiste libéral Jacques Rueff et l’ancien Premier ministre Antoine Pinay, très proches l’un et l’autre des milieux patronaux. Leur rapport contient le début d’un programme d’économies sur les dépenses publiques jugéesimproductives et prépare à l’ouverture des frontières. Il va se traduire par une première offensive, en décembre 1958, conduisant au non-remboursement de deux fois 3 000 anciens francs sur les ordonnances.
Devant la protestation populaire, à laquelle la CGT prendra une large part, ces mesures seront rapportées mais d’autres ont été maintenues : le remboursement à 70 % au lieu de 80 %, le détournement du produit de vignettes automobiles qui devait financer le Fonds national de solidarité, les restrictions des cures thermales, etc. Une deuxième offensive aura lieu en mai 1960 qui transformera le contrôle ministériel en pouvoir de gestion directe de l’État. Sa mainmise sur la Sécurité Sociale est ainsi réalisée.
Les Ordonnances d’août 1967 reprennent un grand nombre des revendications contenues dans le Rapport du CNPF de 1965 et renforcent la pénétration du patronat dans la gestion des Caisses de Sécurité Sociale. L’unité du régime général de Sécurité Sociale est rompue. Il éclate entre trois Caisses nationales (maladie, vieillesse, allocations familiales). Le paritarisme est modifié au bénéfice du patronat, CGT et CFDT avaient 18 sièges dans les anciens Conseils d’administration, elles n’en occupent plus que cinq. Ce changement s’effectue au bénéfice de la CFTC, de FO et de la CGC, le ticket modérateur est porté à 30 % pour de nombreuses dépenses. Le mouvement de Mai 68 le ramènera à 25 %.
De nombreux médicaments ne sont plus remboursés. Le « profil médical » vise à limiter la liberté de prescription du médecin. Le nombre des cures thermales est diminué. La note est lourde pour les salariés. D’autres atteintes seront portées au régime général avant l’offensive actuelle.
Les attaques constantes et atteintes à la Sécurité Sociale n’ont jamais cessé. Elles seront conduites par toutes les forces de droite politiques et patronales conservatrices avec un lobby des assurances toujours présent.
Le financement des dépenses sociales, thème central des attaques contre la protection sociale, implique des réformes alternatives. Une optique comptable superficielle est poussée sur la scène publique, afin de justifier la thèse de la « nécessaire » contraction des dépenses sociales pour équilibrer les comptes. Les propagandes gouvernementales et patronales dramatisent la situation dont ils sont largement responsables, ils avancent des chiffres gigantesques du déficit et appellent à « la maîtrise des comptes sociaux ».
Invoquant un «trou abyssal de la Sécurité Sociale», on l’accuse d’être responsable des difficultés économiques et de peser sur la compétitivité de la France, d’affaiblir celle-ci dans la mondialisation par rapport à ses partenaires de l’Europe. Simultanément, on parle de la « crise de l’État providence » et des avantages de la privatisation.
Il faut dénoncer sans répit le faux dogme du taux de croissance des dépenses sociales ne devant pas dépasser celui du PIB. Les dépenses de santé augmentent avec le niveau de développement l’allongement de la durée de la vie etc.
L’offensive actuelle n’est pas un simple épisode. Elle prend place dans une offensive concertée de grande envergure de l’oligarchie dominante pour restructurer le capitalisme dans les affrontements/collusions de la mondialisation capitaliste.
L’objectif de ces réformes régressives vise à introduire une Sécurité Sociale à plusieurs vitesses, basée sur le panier de soins, c’est-à-dire un régime minimaliste ouvrant la voie à une privatisation, inspirée de la pratique des USA, mais aussi des réformes libérales dans l’Union européenne. Ce serait l’ouverture aux effets désastreux de la concurrence entre les offreurs de soins, plus ou moins liés aux compagnies d’assurances avec, pour conséquence, la dégradation de la qualité. Ainsi les USA ont une dépense relativement élevée et des indicateurs de santé médiocres.
Après les attaques contre les retraites, le MEDEF ne cache pas ses objectifs concernant l’assurance maladie et l’ensemble des prestations sociales, ni sa volonté de privatisation. Les inégalités sociales en ces domaines sont inacceptables et alimentent la pauvreté. Déjà l’espérance de vie des ouvriers est inférieure de 6,5 ans à celle des cadres et des professions libérales. Le rétrécissement de la couverture développe le renoncement aux soins.
Le panier de soins, les franchises, les déremboursements impliqués par les réformes voulues par le patronat et le gouvernement favorisent la percée des assurances porteuse de graves dangers. La concurrence monopolistique et une sélectivité accrue avec une prospection des risques avec alourdissement des coûts sont introduites dans le système. C’est la préfiguration de ce qui se passe aux États-Unis où sont recherchés dans les grandes entreprises les salariés qui présentent de moindres risques.
Où Les assureurs y contrôlent les filières de soins qui conduisent à réduire la liberté de choix des patients. L’entrée dans le système de l’assurance impliquant la soumission à un test de santé. Tarif éventuellement augmenté ou rejeté. Mais c’est aussi le cas dans de nombreux pays européens, avec l’accélération des réformes libérales.
Les salariés ont pour beaucoup d’entre eux intégré la Sécurité Sociale à leur mode d’existence, celle-ci joue un rôle indispensable dans l’économie. Ce qui ne veut pas dire que ses lacunes leur échappent, d’autant qu’en liaison avec la crise systémique, elle est minée par les réformes qui la déstructurent et engendrent une crise profonde de la sécu. Ils sont profondément attachés à la protection contre les risques sociaux, à la couverture socialisée des besoins sociaux. La dernière étude sur l’opinion des Français vis-à-vis de la Sécurité Sociale traduit leur très fort attachement à leur système(2).
L’histoire de la Sécurité Sociale montre qu’elle est la résultante de longues luttes sociales et politiques. C’est toujours l’action de masse qui est indispensable pour la défendre et la promouvoir au niveau des besoins du XXIe siècle, aujourd’hui pour des réformes de progrès afin de sortir de la crise systémique.
Cela requiert d’articuler une sécurité d’emploi et de formation à construire et une Sécurité Sociale rénovée et développée. La sécurité de l’emploi, c’est l’éradication du chômage et la capacité de faire face aux évolutions de l’emploi en fonction des mutations économiques et technologiques La promotion de la qualification est appelée par la révolution informationnelle, elle exige un système articulant emploi et formation, excluant le rejet du marché du travail. C’est incontestablement le point faible des dispositifs existants. Il est pourtant essentiel aussi pour le financement et une politique de prévention des autres risques.
La santé ne doit pas être traitée comme une marchandise. Les citoyens et les salariés ont leurs mots à dire sur la gestion et l’orientation des fonds et des prestations destinées à la reproduction de la force de travail et à la solidarité. Le retour aux élections des administrateurs de la sécurité sociale, notamment, serait un moyen de renouer avec une intervention réelle du peuple, une réelle démocratie sociale Cela devrait déboucher sur de nouveaux droits et pouvoirs des salariés dans les entreprises et les institutions.
Analyse théorique sur la nature des cotisations et le rôle des prestations socialesS’agit-il comme on le dit souvent d’un salaire « différé », d’un complément de salaire ou d’une forme du salaire ? Aucune de ces expressions n’est satisfaisante pour traduire la nature de ces prélèvements. Ceux-ci visent à financer des prestations qui contribuent à un meilleur entretien de la force de travail, de sa reproduction, une meilleure couverture de cer tains besoins sociaux, conditions d’une progression de la productivité du travail total tout particulièrement à notre époque : celle de la révolution informationnelle. Elles constituent un financement socialisé d’une partie de la reproduction de la force de travail, à côté du salaire. Les prestations sociales tendent à s’émanciper partiellement des limites du salaire, à dépasser le marché du travail. La socialisation se fonde sur un principe de solidarité et sur une répartition visant à une certaine égalité. ainsi qu’à l’efficacité sociale. Le principe révolutionnaire de la sécu c’est que l’on cotise en fonction de ses moyens, de sa capacité contributive et qu’on reçoit des prestations en fonction de ses besoins La Sécurité Sociale n’est certes pas « un îlot de socialisme » cependant elle est porteuse des idéaux d’ une société émancipée des lois de la marchandise et du capitalisme. Elle n’est pas une réponse obligatoire du développement du mode de production capitaliste. Elle n’a pas toujours existé et n’existe pas dans tous les pays capitalistes sous sa forme française. Elle est le produit de l’histoire du peuple français, des luttes sociales qui à un moment donné modèlent le type de réponses, le type de régulation, en fonction des rapports de forces. Elle joue un rôle actif sur la base économique, elle agit à la fois sur la consommation et sur la production, articulant prestations et mode de financement. |
Références bibliographiques :
– Jean Magniadas, conférence à l’Institut d’ Histoire sociale de la CGT [2003] 9 octobre. L’histoire de la Sécurité Sociale.
– Catherine Mills, [1994] Économie de la protection sociale, Sirey ch 1.
____________
(1) Conférence présentée le 9 octobre 2003 par Jean Magniadas à l’Institut CGT d’Histoire sociale. Extraits présentés et retravaillés par Michel Katchadourian et Catherine Mills.
(2) La revue Études et résultats en 2008 de la Drees.
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