Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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La traduction par «plus-value» de «Mehrwert » de Marx et sa portée

Le travail de publication de la GEME(Grande Édition de Marx et d’ Engels) a commencé en français. Parmi les problèmes de traduction des œuvres de Marx et d’Engels se pose celle de « Mehrwert ».

À son propos, Lucien Sève a sollicité la contribution de Paul Boccara, dont nous publions la réponse ci-dessous.

Elle concerne l’explicitation du choix, approuvé par Marx luimême, de « plus-value », pour traduire « Mehrwert » en français, que Paul Boccara oppose à « survaleur », en soulignant la distinction entre le « plus » de « plus-value » et le « sur » d’excès et de surproduction.  En outre, est pointée, à la fin de la réponse, la référence aux développements fondamentaux récents de la théorie marxiste, à partir de la « suraccumulation » ou de la « surproduction de capital », question traitée par ailleurs dans ce numéro d’Economie et Politique.

Paul Boccara nous demande d’ajouter, pour le lecteur, deux autres précisions importantes pour éclairer le débat théorique.

Première précision

Selon Marx, la plus-value ne résulte pas d’un excès de valeur, ou d’un excès de travail, quelles que soient les souffrances du travail salarié et même l’excès de travail par rapport à la santé des travailleurs. La plus-value progresse, même avec la tendance à la réduction du temps de travail, grâce à l’élévation  de la productivité du travail.

L’« énigme » de la plus-value réside dans le fait qu’elle se produit en passant par l’échange en principe entre valeurs égales, dont résulte pourtant un « plus » en valeur. Pour Marx, il est essentiel d’expliquer la plus-value en considérant que la force de travail est payée en moyenne à sa valeur, même si dans la réalité concrète, elle peut de surcroît être payée éventuellement  au-dessous de sa valeur. L’explication de la plus-value (et donc de l’exploitation capitaliste) provient essentiellement, selon Marx, de la distinction entre valeur et valeur d’usage de la marchandise force de travail(1). Cette distinction entraîne la différence quantitative possible, et que l’entrepreneur capitaliste cherche à accroître, entre la valeur de la marchandise force de travail (déterminée par le travail nécessaire à sa production, ou plus précisément pour les marchandises indispensables à la vie du travailleur) et la valeur plus grande que le travail produit, résultant de l’usage de la force de travail, de sa valeur d’usage.

Ainsi, l’élévation de la productivité du travail abaisse la valeur des marchandises nécessaires historiquement pour la vie du travailleur, donc la valeur de la force de travail ou de son salaire. Cela permet d’accroître la quantité de valeur produite par le travail, au-delà de la valeur de sa force, c’est-à-dire la plus-value, dans la valeur totale produite par le travail. La valeur ajoutée par le travail à la valeur des matériaux se divise, en effet, entre récupération de la valeur du salaire et plus-value, base du profit.

Deuxième précision

Dans ce débat est aussi en cause, le déplacement de la focalisation des enjeux théoriques, de la répétition de l’ABC de la théorie de Marx de la plus-value, du Livre I du Capital vers la régulation systémique par le taux de profit et plus précisément par les processus de la suraccumulation et de la dévalorisation du capital dont l’analyse est ébauchée dans le Livre III. Cela va de l’explication des crises périodiques de surproduction à celle du stade du capitalisme monopoliste d’État social lui-même, par la « dévalorisation structurelle » de capital représentée par les entreprises et financements publics ne réclamant pas la valorisation par le taux de profit normal. Cela concerne aussi les fluctuations cycliques de longue période ainsi que la crise du capitalisme monopoliste d’État social, liée à la suraccumulation durable nouvelle, conduisant aux transformations et à la crise du capitalisme mondialisé de nos jours.

Dans ces conditions, l’expression de « survaleur » au lieu de « plus-value », introduirait une incohérence et une confusion, par rapport au concept majeur de « suraccumulation », créé par Marx, qui est au centre des développements contemporains de la théorie économique marxiste.

Texte de réponse

Sur la question de la traduction en français de «Mehrwert», j’ai effectivement pris position pour garder «plus-value», estimant quand on l’a proposé, que « survaleur » était un contresens et les arguments en sa faveur tout à fait fallacieux.

Cependant, je n’ai pris position de façon détaillée sur cette question que dans un exposé oral, sans publier un article d’après lui comme je l’envisageais.

Par écrit, j’ai seulement affirmé mon jugement de façon très sommaire, dans L’Humanité et dans Économie et Politique.

C’est pourquoi, afin de contribuer à une éventuelle discussion du choix, comme celle que tu évoques, je préfère t’écrire ce mot, qui pourrait circuler.

On peut partir de l’article fondamental de Gilbert Badia « Défense et illustration de [la] plus-value », dans La Pensée

 

Il y a actuellement 1 réactions

  • Plus-value, survaleur ?

    Pour la traduction, d'accord avec "plus-value", pour les arguments avancés par Paul Boccara et pour l'approbation que lui a donné Marx. En effet, la plus-value n'est pas une valeur (d'ailleurs, valeur de quelle marchandise ?) qui viendrait en sus, comme semble le dire "survaleur", elle est partie intégrante de la valeur ajoutée par le travail humain.

    Cependant, on connaît l'importance qu'a le choix du vocabulaire pour gagner la conviction de nos interlocuteurs. Les victoires emportées par les néolibéraux y doivent beaucoup : "charges sociales" au lieu de "cotisations sociales", etc. (D'ailleurs, ne fallait-il pas être inconséquents pour avoir si longtemps opposé la "dictature du prolétariat" à la "démocratie bourgeoise" ?).

    Lors des séminaires de formation, je me suis aperçu que l'usage du mot "plus-value" (et surtout "survaleur") était un handicap pour faire comprendre qu'elle n'était pas une valeur créée par le capital (qui serait parallèle à la valeur créée par la force de travail), mais qu'elle était une extorsion. J'ai résolu ce problème "pédagogique" en parlant de "prélèvement" (sur la valeur ajoutée par la force de travail), ce qui est exactement sa nature.

    Ayant vu soulevé ici la question de la "valeur de la force de travail", je voudrais m'inscrire en faux contre cette ambiguïté. Certes, nous pouvons dire que la "force de travail" a une "valeur marchande" puisqu'elle est louée (son usufruit est vendu et acheté), mais cette valeur marchande n'est pas une "valeur en travail" (valeur-travail) puisqu'elle n'est pas le produit d'un travail humain. Comme toute ressource naturelle, elle est une richesse mais n'a pas de valeur en travail. Le salaire est donc seulement le résultat d'un rapport de forces.

    Je fais remarquer que de ne pas attribuer de valeur en travail à la force de travail permet de résoudre très simplement le problème de la transformation des valeurs en travail, en prix de production. On obtient en même temps l'égalité entre la somme des prix et la somme des valeurs et l'égalité entre la somme des profits et la somme des prélèvements (des plus-values).

    La force de travail n'est pas une marchandise comme les autres. Une société socialiste est d'ailleurs une société où l'usufruit de la force de travail n'est plus du tout une marchandise. Dans d'autres formes de société (sociétés bureaucratiques, sociétés féodales, sociétés esclavagistes, par exemple) la force de travail n'est pas davantage une marchandise. Mais, ce qui caractérise une société socialiste et l'oppose à une société capitaliste, c'est que le contrat salarial, qui est un contrat de subordination, est remplacé par un statut fonctionnel démocratique : ce caractère démocratique distingue le socialisme de toutes les autres formes de société.

    (comité de rédaction de "Démocratie & Socialisme")

    Par Pierre Ruscassie, le 19 mars 2013 à 16:51.