Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Keynes et BrettonWoods

Nous publions ici la 2e partie de l’article de Gilles Dostaler*

Bretton Woods et après

I-La conférence de Bretton Woods

Le 22 avril 1944, après sept révisions du texte du 9 octobre 1943, et des discussions difficiles, y compris en Angleterre entre partisans et adversaires des positions  de Keynes, est publié un « Joint Statement by Experts on the Establishment of an International Monetary Fund », aux États-Unis et en Angleterre.  Ce texte suscite immédiatement une très vive opposition, dans des secteurs très diversifiés de l’opinion publique anglaise. La gauche y voit une menace aux objectifs de plein-emploi alors que la droite y décèle un danger pour l’Empire britannique.  Le monde bancaire, de son côté, y voit une menace pour la prédominance financière mondiale de la City. Keynes, qui avait mis en garde les autorités contre une publication trop hâtive de ce document, sans une préparation suffisante de l’opinion publique, consulte beaucoup, rencontre la presse et les parlementaires de tous les partis. Il est préoccupé par les tendances isolationnistes et les sentiments antiAméricains de ses compatriotes. Il avait dû ralentir ses activités en mars à la suite de problèmes cardiaques, qui l’avaient tenu à l’écart d’une rencontre entre l’Angleterre et ses partenaires  des Dominions. Il participe au début de mai à une série de rencontres avec les alliés européens pour expliquer le projet.

Keynes prononce un discours important le 23 mai, à la chambre des Lords, pour défendre le compromis auquel il est parvenu avec les Américains, compromis qu’il présente « comme constituant, à plusieurs égards, une amélioration considérable sur ses parents » (JMK, XXVI, p. 10). Il y insiste sur le fait que cette proposition ne constitue pas un retour à l’étalon-or et qu’elle laisse à chaque pays le champ libre en ce qui concerne sa politique intérieure.
Alors qu’on l’accuse d’avoir trahi ses idéaux, il situe au contraire ce texte dans la foulée des idées qu’il défend avec acharnement depuis les années vingt.

Le 26 mai, Morgenthau annonce que le président Roosevelt invite 44 pays à une rencontre devant se tenir à partir du 1er juillet à Bretton Woods, dans le New Hampshire. Elle devait être précédée d’une réunion restreinte à Atlantic City, lieu choisi pour le confort de Keynes, dont on connaît l’état de santé précaire. Le choix de la date a été fort ardu pour les autorités américaines, compte tenu des préparations pour le débarquement allié aussi bien que les conventions républicaine et démocrate en vue des élections présidentielles. La date finalement arrêtée l’a été, en particulier, de manière à donner à l’événement le maximum d’impact en vue de la campagne de réélection du président Roosevelt, qui s’apprêtait à briguer un quatrième mandat. C’est en effet le 19 juillet que devait commencer la convention démocrate, et on prévoyait que la conférence de Bretton Woods serait alors terminée.

La traversée de l’Atlantique s’effectue, pour Keynes et la délégation britannique qu’il dirige, mais aussi pour des délégués de sept autres pays et d’un observateur de l’ambassade américaine à Londres, entre le 16 et le 23 juin. Plusieurs discussions se tiennent sur le bateau, où sont rédigés deux « Boat drafts », consacrés respectivement au Fonds monétaire et à la Banque, qui sont remis aux américains à Atlantic  City. Les Anglais suggéraient, en particulier, que le fonctionnement du Fonds soit en grande partie automatique et routinier, et qu’il ne soit donc pas chapeauté par un directorat puissant et permanent.  Le 23 juin commencèrent les travaux préliminaires d’Atlantic City, où Keynes et White se rencontrèrent dès l’arrivée du premier. La semaine du 23 au 30 juin fut en grande partie consacrée à aplanir les dernières difficultés entre Anglais et Américains.

Il s’agit donc de prendre le maximum de décisions préalables, tout en évitant de donner l’impression de mettre les délégués de Bretton Woods devant un fait accompli. Keynes écrit de nouveau à Hopkins le 30 juin qu’il y a eu plusieurs rencontres « derrière la scène » entre White et lui. Il se plaint par ailleurs du fait que les Américains ne cessent de consulter leurs avocats. Le 1er

juillet 1944, les délégations arrivent dans la petite localité de Bretton Woods, où l’hôtel Mont Washington, mal organisé, manquant de personnel, n’est pas prêt à les recevoir. On raconte même que le gérant s’est caché avec une caisse de whisky à l’arrivée des délégués ! Au lieu de participer aux rencontres inaugurales, le premier soir, Keynes, homme de tradition, donne un dîner, qu’il préparait pour célébrer les 500 ans du concordat entre King’s College de Cambridge et New College d’Oxford.

Les véritables travaux de la conférence de Bretton Woods commencèrent le 3 juillet. Les délégués étaient répartis en trois commissions. La première, consacrée au Fonds monétaire international, était présidée par White; la seconde, consacrée à la Banque pour la reconstruction et le développement, était présidée par Keynes; la troisième, consacrée aux autres formes de coopération financière, était présidée par le Mexicain Eduardo Suarez. Dans son exposé préliminaire,  Keynes affirme : « Dans l’ensemble, ce sera la responsabilité de la Banque, à l’aide de prêts judicieux et prudents, de promouvoir une politique d’expansion de l’économie mondiale, comprise comme étant tout le contraire de l’inflation » (JMK, XXVI, p. 73).

Les commissions plénières ne furent pas souvent réunies, l’essentiel du travail se faisant en petits comités. Keynes envoyait ses collègues dans les comités, auxquels il participait peu, se tenant dans sa suite à la disposition  des délégués britanniques  pour donner renseignements, avis, ou ordres. Comme à Atlantic City, beaucoup de choses se réglaient derrière la scène. Les journées de travail étaient longues, et se poursuivaient souvent tard dans la nuit. À sa mère, il écrit le 25 juillet : « Je ne pense pas avoir jamais travaillé aussi intensément dans ma vie ». Éprouvant des ennuis de santé et connaissant plusieurs moments de faiblesses, il évite les discussions nocturnes, sous la haute surveillance de son épouse Lydia. Le 19 juillet, après un dîner avec Morgenthau, il est victime d’une légère crise cardiaque. Révélé par inadvertance à la presse, l’événement fait grand bruit en Europe. Tout au long de la conférence, les relations personnelles de Keynes avec White et Morgenthau sont excellentes, mais les discussions sont toujours difficiles, en particulier en ce qui concerne la localisation des futures institutions. Keynes est par ailleurs accusé de mener sa commission à un train d’enfer, sans prendre le temps de donner les explications nécessaires aux délégués, au point où Morgenthau doit intervenir.

La conférence devait initialement se terminer le 19 juillet, mais il fut décidé de la clôturer le 22. Les travaux  se terminent le 20 juillet, avec des ententes qui sont en définitive très proches du «Joint Statement» d’avril. Cet acte final est toutefois « ad referendum », c’est-à-dire qu’il doit être approuvé par les gouvernements concernés avant d’avoir force de loi. Le travail est donc loin d’être terminé. Keynes prononce un discours d’acceptation de l’acte final le soir du 22 juillet, rendant hommage à White et Morgenthau, ayant même un bon mot pour les avocats et juristes qui furent toujours sa bête noire. Voici comment Lord Robbins témoigne de cet événement : « À la fin Keynes clôtura les débats par un discours particulièrement réussi, et les délégués lui ont rendu hommage en se levant et en applaudissant encore et encore. D’une certaine façon, il s’agit du plus grand triomphe de sa vie. Obéissant scrupuleusement aux instructions, luttant contre la fatigue et la faiblesse, il a complètement dominé la conférence » (JMK, XXVI, p. 112). Sa sortie de la salle fut saluée d’une ovation debout ponctuée du traditionnel « For he’s a jolly good fellow ».

II-Après Bretton Woods

Des problèmes d’interprétation de l’accord sont soulevés dès le lendemain de la clôture. Le 31 juillet,  Dennis Robertson porte à l’attention de Keynes l’existence d’une contradiction interne dans l’Acte final de Bretton Woods. Cette question, anodine à prime abord, soulève de plus en plus de vagues dans les mois qui suivent et menace de faire échouer tout le processus. Il s’agit de savoir jusqu’à quel moment le Fonds peut empêcher un membre d’avoir recours au contrôle  des changes dans le cas où ses réserves d’or et de devises diminuent. Keynes considère que la décision doit revenir au pays membre et non au Fonds. Or la délégation britannique a accordé, à Bretton Woods, une concession à ce sujet aux États-Unis, concession dont Keynes considère qu’elle s’est faite à son insu. Robertson prétend au contraire que le texte du compromis lui a été présenté et qu’il l’a approuvé. Les relations entre Keynes et Robertson, redevenues cordiales à la faveur de la guerre, sont de nouveau très tendues. Le débat donne lieu à de nouveaux échanges entre Keynes et White. Keynes prépare une lettre officielle destinée à Morgenthau, qui est finalement transmise le 1er février 1945. La réponse, mettant fin à la discussion dans les termes souhaités par Keynes, n’arrive que le 8 juin.

L’accord de Bretton Woods sera adopté par la Chambre des représentants américains moyennant certains amendements pour satisfaire banquiers et républicains, dont Keynes explique la portée limitée à ses collègues. La mort de Roosevelt en avril 1945, suivie du remplacement du personnel politique américain, et en particulier de Morgenthau par Fred Vinson, complique la situation. Keynes remplace le chancelier à la tête d’une délégation qui séjourne deux mois aux États-Unis à l’automne pour y discuter entres autres de la résolution du prêt-bail. C’est, écrit-il à sa mère le 21 octobre 1945 « la mission la plus pénible à laquelle on ne m’ait jamais assignée ». En décembre, l’accord de Bretton Woods se retrouve devant le parlement britannique, où l’opposition est vive. Keynes prononce de nouveau un discours important. L’accord sera finalement adopté par un vote de 343 à 100 et 169 abstentions.

Avec l’acceptation par les autres participants, la rencontre inaugurale du Conseil des gouverneurs du Fonds monétaire international et de la Banque est convoquée pour le mois de mars à Savannah, en Georgie. Quelques problèmes, toutefois, ne sont pas encore résolus, en particulier la localisation du siège social des institutions, le statut des directeurs et leur rémunération. Les Anglais sont opposés à ce que ces organisations  soient situées à Washington, où elles seraient trop proches du pouvoir politique américain, et suggèrent plutôt New York. Le nouveau secrétaire Vinson annonce sans ménagement à Keynes, à la fin d’une entrevue à Washington, que les Américains proposeront Washington comme siège social.

Dans son discours inaugural comme gouverneur pour l’Angleterre,  Keynes décrit les nouvelles organisations comme des enfants entourés de fées et de sorcières. Une première fée apporte le manteau multicolore de Joseph, pour indiquer que les enfants appartiennent au monde entier. Une seconde apporte une boîte de vitamines pour les enfants délicats. Une troisième fée représente l’esprit de sagesse et de discrétion. Puis il ajoute qu’il faut espérer qu’on n’a pas oublié de mauvaises fées Carabosse qui se vengeraient en maudissant les enfants, pour en faire des politiciens qui n’agissent jamais sans arrière-pensée : « Si cela devait se produire, alors le mieux  qui puisse arriver – et c’est ce qui pourrait se passer – serait que les enfants s’endorment paisiblement  pour l’éternité, sans jamais se faire réveiller ou qu’on en entende encore parler dans les tribunaux et les marchés du genre humain » (JMK, XXVI, p. 216).

Durant les discussions qui suivirent, les Anglais cédèrent finalement aux Américains à propos de la localisation des nouvelles institutions. En ce qui concerne les tâches des directeurs, les Américains acceptèrent qu’ils ne constituent pas une bureaucratie employée à plein temps. Par contre, sur la question de leur rémunération, que les Américains souhaitent très élevée, pour une des rares fois dans ces discussions, Keynes annonce que sa délégation votera contre une telle décision.

On constate une amertume grandissante de Keynes face aux Américains dans cette dernière période, comme s’il découvrait brusquement leurs « arrière-pensées ». Il écrit le 13 à Richard Kahn : « Les Américains ignorent comment rendre ces institutions efficaces au plan international, et quoi qu’ils disent, ils ont à peu près toujours tort. Pourtant, ils ont manifestement l’intention d’imposer leurs propres idées sans se soucier des autres. […] Les Américains au pouvoir semblent n’avoir absolument aucune conception de la coopération internationale ; comme ils représentent le plus gros partenaire, ils pensent avoir le droit de mener la danse sur à peu près toutes les questions. Si au moins ils connaissaient la musique, cela ne serait pas trop grave ; mais malheureusement, ce n’est pas le cas » (JMK, XXVI, p. 217).

Dans le voyage de retour en train pour Washington, Keynes est victime d’une grave crise cardiaque. Sur le bateau qui le ramène en Europe, il aurait commencé à rédiger un texte recommandant le rejet des accords. Deux hauts fonctionnaires l’auraient convaincu de détruire ce texte. Dans son rapport au chancelier sur la rencontre de Savannah, il écrit : « Quoi qu’il en soit, nous devons considérer le résultat dans son juste contexte, même si par rapport à nos attentes, il est démoralisant, et que des doutes planent quant à l’efficacité des nouvelles institutions » (JMK, XXVI, p. 227). Il passe les vacances de Pâques à Tilton, avec Lydia et ses parents. C’est là qu’il s’éteint, le jour de Pâques, à l’âge de soixante-deux ans. À une cérémonie funéraire célébrée à la chapelle de King’s College, à Cambridge, on lut cette phrase du Voyage du Pèlerin de John Bunyan : « Je ne me repens pas de tout le mal que j’ai eu pour parvenir jusqu’où je suis. Mon épée, je la donne à qui me succédera dans mon pèlerinage, et mon courage et mon talent à qui pourra la saisir. Je garde avec moi mes marques et mes cicatrices comme  témoignage des combats que j’ai menés  devant celui qui me récompensera».

Conclusion

L’accord final qui donne naissance au Fonds monétaire international et à la BIRD est en un certain sens paradoxal. Comme nous l’avons vu, Keynes en est l’artisan principal, des origines à la fin. Mais en même temps, dans sa forme finale, cet accord est très éloigné des intentions exprimées par Keynes dans ses premières  ébauches de construction d’un nouvel ordre monétaire international, destiné à favoriser le plein-emploi et la croissance, et à préparer un monde sans guerre. Non seulement l’accord est beaucoup plus proche des idées américaines que de celles de leur allié européen, mais l’évolution ultérieure des organismes créés et de leur pratique les éloigneront toujours plus des visées de Keynes, au point où plusieurs proposent aujourd’hui, comme solution aux problèmes monétaires internationaux, un retour à ces visées.

Cela illustre, évidemment, la prédominance du rapport de force politique, économique et militaire, les trois dimensions étant évidemment intimement reliées. Keynes en était fort conscient. Depuis la première Guerre mondiale, et même avant, le leadership mondial était passé de l’Angleterre aux États-Unis. La dépression économique en Angleterre avait commencé avant 1929 ; c’est la stagnation des années vingt qui avait inspiré à Keynes plusieurs de ses thèses plutôt que la crise des années trente. C’est le New Deal de Roosevelt et non la Théorie générale qui a contribué  à sortir le monde de la crise des années trente. La deuxième Guerre mondiale, menée en Europe, fut néanmoins gagnée en grande partie par les États-Unis. Il était normal qu’ils imposent leur nouvel ordre économique international. Ce sont eux qui avaient empêché les Allemands d’imposer le leur. Il n’est donc guère surprenant que Bretton Woods ait sanctionné ce fait.

Mais les événements dont nous avons rendu compte illustrent aussi une autre réalité. C’est le pouvoir grandissant des experts, non élus, dans le domaine en particulier des relations financières internationales. Non seulement la rencontre de Bretton Woods était-elle une mise en scène jouée d’avance, mais les parlements élus des différents pays concernés ont eu finalement fort peu à voir dans les ententes qu’on leur proposait de parapher.  Ce pouvoir transcende en partie les frontières nationales. C’est une véritable internationale d’experts, surtout économistes, qu’on voit à l’œuvre dans l’histoire qui mène à Bretton Woods Et le paradoxe est que la plupart d’entre eux sont, ou du moins se déclarent, keynésiens.

Il n’est pas surprenant, néanmoins, que des keynésiens aient finalement accouché de cet accord lorsqu’on considère le parcours de leur chef de file. Du début à la fin, comme on l’a vu, Keynes manifeste une fidélité constante à ses objectifs  fondamentaux: un monde sans chômage, sans inégalités criantes entre classes et entre nations, ce qui implique une gestion rationnelle de l’économie par l’État. Un accord financier international est essentiel pour parvenir à ces fins. L’acharnement  à y arriver amène Keynes à des compromis successifs de plus en plus importants, à son avis inévitables pour obtenir l’accord, évidemment indispensable, des Américains. Ses concessions  vident graduellement les accords de la substance que Keynes entendait y préserver. Surtout lorsque s’y mêle la duplicité des acteurs concernés. De cela, Keynes était douloureusement conscient  à la fin de sa vie. Cette entente devait donner lieu à la mise en oeuvre de politiques profondément différentes de ce qu’il envisageait. Mais cela est une autre histoire.

*Première partie parue dans le numéro 652/653 de novembre-décembre 2008. Version abrégée d’un article paru dans Interventions économiques pour une alternative sociale, no 26, automne 1994/hiver 1995, p. 53-78 et dont une partie du contenu a été intégrée dans le chapitre septième de Keynes et ses combats (Paris, Albin Michel, nouvelle édition révisée et augmentée, 2009).

*Gilles Dostaler Département des sciences économiques Université du Québec à Montréal

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