Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Lutte des universités : quelle politique des savoirs ?

Depuis plusieurs semaines, les universités et les laboratoires sont en grève pour mettre en échec les réformes du statut des enseignants chercheurs et de la formation  des enseignants du secondaire. Ces réformes s’inscrivent dans une politique  cohérente  de refonte du système de production et de diffusion du savoir en France et en Europe, mise en œuvre au moment même où la connaissance joue un rôle de plus en plus important  dans l’économie. Pour résister à cette politique capitaliste des savoirs, un projet émancipateur est plus que jamais nécessaire.

La réforme des concours : un danger pour toute l’Éducation nationale.

La réforme de la formation des enseignants, imposée sans aucune négociation, s’inscrit dans la continuité des réformes du secondaire de ces dernières années,

et des suppressions de postes massives de la rentrée. Il s’agit d’instaurer des « masters professionnalisants » à l’issue desquels les candidats à l’enseignement passeraient – pour l’instant – un concours. L’année de formation en alternance qui suivait jusqu’à présent la réussite au CAPES ou à l’agrégation serait supprimée, et le contenu disciplinaire de la formation fortement allégé.

Les risques  ? La dégradation de la formation des enseignants, mais aussi la dissolution du lien entre enseignement et recherche : jusqu’à présent, le choix de devenir enseignant et celui de faire de la recherche étaient compatibles, et même souvent étroitement liés. Si la réforme est mise en application, il faudra choisir dès le master entre enseignement et recherche.

Par ailleurs, le choix de mettre en place un système double, validé à la fois par un diplôme (le master) et par un concours, est lourd de menaces pour l’avenir. Les titulaires du master qui n’auront pas réussi le concours formeront une réserve d’enseignants précaires sans statut, qui pourront être sollicités pour compenser les suppressions de postes massives prévues pour les prochaines années. Et pour que la précarité devienne le lot de la majorité des enseignants, il ne sera pas nécessaire de réformer leur statut : il suffira de réduire le nombre de postes au CAPES et à l’agrégation, avant de supprimer définitivement les concours, comme le prévoit le rapport Attali. Les enseignants du secondaire seront-ils bientôt recrutés individuellement par les chefs d’établissement ? À travers cette réforme, c’est tout le service public d’Éducation Nationale qui est remis en cause.

Réforme des statuts et généralisation de la précarité

Deuxième réforme refusée par les grévistes, la réforme du statut d’enseignant-chercheur travaille elle aussi à séparer enseignement et recherche, en donnant les moyens au président d’université de moduler  les services de ses salariés en fonction de leur mérite : un « bon » chercheur se verra dispenser d’enseignement, tandis qu’un chercheur jugé inefficace verra sa charge de cours s’alourdir.

Le problème n’est pas seulement celui de l’arbitraire des décisions, ou des pouvoirs exorbitants donnés au président. L’essentiel est la dissociation de l’enseignement et de la recherche, qui ne peut qu’avoir un impact négatif sur l’un et l’autre, et la mise en concurrence des enseignants-chercheurs, alors que la coopération peut seule produire un enseignement et une recherche de qualité.  Sans compter que dans le contexte de pénurie actuel, dont la LRU et le désengagement de l’État sont largement responsables, la réforme des statuts constitue un moyen d’augmenter le nombre d’heures exigible de tous les enseignants-chercheurs et d’accélérer la diminution des emplois publics dans l’Université.

La dégradation des conditions  de travail touche toute l’université. Les premiers touchés furent les personnels administratifs et techniques de l’université, les BIATOSS : remise en cause du statut de fonctionnaire, mise en concurrence, évaluation au mérite… Le projet de « contrat doctoral unique » a en vue la même précarisation pour les doctorants, dont la situation est pourtant déjà bien fragile : les jeunes chercheurs pourraient négocier leurs conditions de travail directement avec leur université, et non plus dans un cadre national. L’Université pourrait exiger d’eux un nombre d’heures d’enseignement bien supérieur à celui proposé actuellement, voire leur assigner des missions d’expertise en entreprise, sans rapport nécessaire avec leur recherche. Et le nouveau contrat, comme le CPE en son temps, est assorti d’une période d’essai de six mois pendant laquelle le doctorant  peut être licencié sans motif ! Les doctorants pourront ainsi constituer une variable d’ajustement dont les conditions de travail dépendront de la situation financière du moment. La concurrence se généralise, alors qu’il faudrait partout lui substituer la coopération.

Politique des savoirs et contradictions du capitalisme

Les réformes actuelles ne sont qu’une étape dans la refonte de l’enseignement et de la recherche mise en œuvre depuis plusieurs années en France et en Europe. Tout le système de formation, de la maternelle à l’université, est en cause. Tous les lieux de production et de diffusion du savoir sont touchés les uns après les autres.

La politique mise en œuvre par la droite en France, mais aussi par tous les gouvernements européens de droite ou socialistes, revient de plus en plus brutalement sur l’objectif de démocratisation des savoirs. La dégradation de l’enseignement public accélère le développement d’un marché de l’éducation : il y a quelques mois, le gouvernement a même défiscalisé les cours privés ! En aidant ce marché à se développer, la droite fait d’une pierre deux coups : c’est un nouveau cadeau aux capitalistes, qui vient s’ajouter à une liste déjà longue, mais c’est aussi un moyen de réserver les savoirs aux plus riches, au moment même où ils jouent un rôle de plus en plus important dans l’économie. Les rapports se multiplient qui soulignent le rôle des savoirs dans la création de plus-value. Le capitalisme a de plus en plus besoin de travailleurs formés et qualifiés pour dégager du profit. Pourtant, il s’attaque de plus en plus violemment à tous les lieux de production de savoirs et de formation.

D’un côté, on demande aux travailleurs,  quelles que soient leurs tâches, de plus en plus de travail intellectuel : prise de responsabilité individuelle, manipulation de technologies complexes, capacité à se former et à évoluer quand de nouvelles technologies apparaissent… Mais d’un autre côté, ce travail supplémentaire ne bénéficie d’aucune reconnaissance : pas d’augmentation de salaire, pas de reconnaissance de la qualification… Pour pouvoir employer des travailleurs de plus en plus qualifiés  sans pour autant dépenser plus en salaire, le capitalisme cherche à rendre le travail intellectuel invisible. La politique des savoirs mise en œuvre par le gouvernement répond à cette nécessité en mettant en place un processus simultané de qualification et de déqualification. Qualification : il s’agit de donner aux futurs travailleurs les compétences dont le capitalisme a besoin. C’est par exemple l’objectif européen d’amener

50% d’une génération à la licence. Mais dans le même temps, déqualification : ces compétences nouvelles ne doivent pas pouvoir se monnayer plus cher sur le marché du travail, et elles ne doivent pas permettre aux travailleurs de participer à la gestion des entreprises. C’est la fragmentation des savoirs, la spécialisation excessive et prématurée des formations, la dégradation de la formation initiale au profit d’une formation « tout au long de la vie » dont l’ambition se limite à répondre au coup par coup aux besoins immédiats des entreprises…

En précarisant  les enseignants chercheurs, en les mettant en concurrence les uns avec les autres, le gouvernement cherche à ôter toute reconnaissance à leur travail. Il s’agit d’affirmer que le travail intellectuel n’est pas du travail, de réduire l’enseignement à la transmission de compétences, et la recherche à l’innovation.

Quelques axes pour une autre politique des savoirs, en France et en Europe

Lutter contre cette politique  ne signifie pas réclamer le statu quo. Le projet communiste d’émancipation implique une autre politique des savoirs. Notre premier objectif doit être la démocratisation de l’accès aux savoirs et à la pensée – et non pas seulement aux compétences. L’université doit pouvoir donner à chaque futur travailleur,  à chaque futur citoyen, les moyens de maîtriser son avenir et de décider des orientations  de son entreprise comme du pays. Nous voulons donc une université accessible à tous, véritablement gratuite, et avec les moyens humains et matériels de ses ambitions.  La démocratisation implique aussi une politique ambitieuse en direction de la jeunesse, qui donne aux étudiants les moyens de se consacrer à leurs études (logement étudiant, allocation d’autonomie…).

Pour élaborer et transmettre des savoirs émancipateurs, l’autonomie et le pluralisme sont nécessaires. Là où les réformes en cours renforcent la contrainte étatique, il faut au contraire mettre en place les conditions d’une véritable liberté des chercheurs, et préserver la multiplicité et l’indépendance des lieux de production et de diffusion du savoir. Cela implique  le maintien et le renforcement de la démocratie  dans les universités.  Cela implique  aussi que le pouvoir ne soit pas remis entre les mains de financeurs privés, et là aussi, on ne peut que soutenir la revendication de plus en plus largement partagée d’abrogation  de la LRU : le rôle de l’État doit rester primordial dans le financement de l’enseignement supérieur et de la recherche, et si les entreprises doivent évidemment être mises à contribution, cela ne peut être que par le biais d’une fiscalité nouvelle, de manière à ce qu’elles n’aient pas le pouvoir de décider des orientations. Les grands organismes doivent être restaurés dans leurs missions, et non transformés en agences de moyens.

Plutôt que de mettre les individus, les établissements, les régions en concurrence, comme le fait la politique actuelle, aussi bien nationale qu’européenne, il est essentiel de développer la coopération, au niveau européen comme au niveau mondial. Il est urgent de se détacher de la conception de la recherche scientifique comme devant fournir les bases de la compétitivité économique mise en place par les traités européens, de Maastricht à Lisbonne, et de construire des collaborations libres et pérennes reposant sur le partage des savoirs.

Enfin, si le travail intellectuel joue un rôle de plus en plus important dans notre économie, il est nécessaire de le reconnaître comme travail, à la fois dans l’université et dans l’entreprise. Cela passe notamment par un plan de lutte contre la précarité à l’université (titularisation des personnels contractuels, statut du doctorant, unification des statuts) et par la reconnaissance de toutes les années d’études dans les conventions collectives

(1) Membre du Conseil National du PCF et de la commission ensei

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