Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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La France et la crise de l’euro après le cas grec

 

Une humiliation : c’est bien ainsi qu’une  partie des élites européennes a ressenti la participation du FMI au plan de secours à la Grèce. Fait plus inhabituel encore, l’expression est de Jean-Claude Trichet. De la part de l’ancien gouverneur de la Banque de France, passé maître dans l’art de contrôler chacune de ses expressions publiques, cette déclaration met en évidence, pour la première fois, une opposition entre le président de la Banque centrale européenne et le gouvernement allemand.

Au moment même où beaucoup de commentateurs  célébraient le facteur de stabilité qu’aurait constitué la zone euro dans la crise financière, l’attaque des marchés contre la Grèce a ainsi révélé, au contraire, la virulence des tensions au sein de l’Union monétaire européenne. Chacun a alors compris que l’existence même de l’euro était en jeu.

Euro : résister  à l’hégémonie américaine en s’y pliant

On sait que l’euro est le fruit d’une entente politique entre Helmut Kohl et François Mitterrand, scellée en 1988 et réalisée par l’élaboration du rapport Delors sur les conditions de l’Union économique et monétaire, puis par le traité de Maastricht. Mais l’Union économique et monétaire ne résulte pas seulement  de ce compromis politique. Elle a aussi marqué le triomphe et l’accélération, en Europe, de la révolution néolibérale qui a, depuis 1979, décuplé le pouvoir des marchés de capitaux. De façon significative, la première condition exigée des pays candidats à l’euro était d’abolir toute forme de contrôle des changes, au plus tard au 1er juillet 1990. La France réussit à remplir cette condition avec six mois d’avance ; dans la République fédérale allemande, les mouvements de capitaux étaient totalement libres depuis 1967. Depuis trente ans, la distribution généreuse de crédits bancaires a nourri la hausse des prix des actifs financiers et immobiliers, conduisant à une succession de bulles spéculatives, tandis  que les banques se montraient plus restrictives dans leur financement des projets porteurs d’un développement de l’emploi et de la croissance réelle. Cette expansion de la finance, sans précédent depuis les années vingt, a coïncidé avec un affermissement de l’hégémonie américaine dans le système monétaire international, après l’effondrement du système de Bretton Woods et l’abandon de la convertibilité du dollar en or. Domination des marchés financiers, hégémonie du dollar : la construction monétaire européenne doit s’analyser comme une tentative de réponse à ces circonstances dans l’ensemble  peu favorables aux économies du Vieux continent.

La marche forcée vers l’euro

Cependant, depuis  les premières  tentatives  d’union monétaire ‒ les débuts du « serpent » monétaire européen, le plan Werner définissant un premier projet de monnaie unique, la constitution du Système monétaire européen en 1979 ‒ un clivage traversait la communauté européenne : d’un côté, l’Allemagne (et le Benelux, qui formait avec elle une véritable zone mark), accumulant, avec une rémunération relativement élevée du travail, les gains de productivité et les excédents commerciaux ; de l’autre, les pays, y compris la France, dont les monnaies étaient structurellement faibles. Contrairement aux principes qui avaient présidé à la création du Système monétaire européen, ce sont donc des relations monétaires asymétriques qui se sont imposées en Europe, au prix de dévaluations répétées des monnaies extérieures au noyau central de la zone mark.

Difficile à tolérer pour les autorités françaises, cette situation d’infériorité  leur inspira une riposte sur le terrain politique, où elles disposaient  de moyens de revendiquer un partage du leadership en Europe (grâce à des atouts tels que la possession de l’arme nucléaire par la France). Le compromis passé avec les dirigeants allemands consistait à remplacer le mark par une monnaie unique, l’euro : le deutsche mark, base identitaire de la République fédérale depuis la réforme monétaire de 1948, disparaissait, mais la nouvelle monnaie héritait de toutes ses caractéristiques,  y compris sa gestion par une banque centrale indépendante installée à Francfort. Pour en arriver là, les gouvernements  français successifs, de droite et de gauche, avaient mené à bien une sévère politique dite de « désinflation compétitive » en profitant de la déréglementation financière et des privatisations pour flexibiliser le marché du travail, rendre la situation des salariés plus précaires et faire pression sur l’emploi et les salaires. La dernière dévaluation du franc au sein du Système monétaire européen date de 1987. Les dévaluations devinrent inutiles ensuite, car, dès le début des années quatre-vingt-dix, la France parvint à afficher des hausses des prix à la consommation moins fortes qu’en Allemagne, tandis que les salaires demeuraient bas en comparaison des salaires allemands, néerlandais ou belges. Après le référendum de septembre 1992 sur la ratification du traité de Maastricht, le franc put ainsi résister avec succès à plusieurs attaques spéculatives et maintenir son appartenance au Système monétaire européen, contrairement à la livre sterling, à la peseta et à la lire.

Le compromis portait aussi sur la composition de la future zone euro. Les critères de convergence, établis en 1990-1991, étaient calculés, selon les données de l’époque,  pour réserver l’accès  à la monnaie unique aux pays de la zone mark et à la France. L’ironie de l’histoire (en particulier, les conséquences de la réunification allemande) fit qu’à l’échéance fixée  par le traité tous les pays de l’Union violaient au moins l’un des critères de convergence (en 1997, la dette publique allemande était supérieure à 60 % du PIB). Cependant, 11 pays – y compris l’Italie dont la réduction du déficit public de 7 points de PIB en quatre ans a occasionné à son économie des dégâts durables – donnaient l’apparence d’une impressionnante convergence en matière d’inflation, de taux d’intérêt et de déficits publics. Un douzième – la Grèce – les rejoignit dès le 1er  janvier 2001, et quatre autres pays d’Europe de l’Est ou de la Méditerranée la suivirent.

La montée des contradictions dans la zone euro

La convergence des structures  et des conjonctures économiques était-elle en bonne voie pour autant ? Il est très vite apparu que non. En réalité, derrière l’engagement commun, les fractures internes à la zone euro demeuraient, y compris à l’intérieur du couple francoallemand. Dans aucun des deux pays – contrairement au sentiment qui a pu prévaloir dans un pays comme l’Espagne,  où l’adhésion  à l’Union  européenne est historiquement associée à l’émancipation de la dictature franquiste – les opinions publiques n’ont été très favorables à l’euro. On peut même parler d’hostilité déclarée d’une large partie de la population  allemande. En France, la question monétaire, sans tenir une place aussi centrale qu’en Allemagne, a contribué à un scepticisme assez largement partagé envers les modalités actuelles de la construction européenne, qui explique, après la courte victoire du « oui » au référendum sur le traité de Maastricht, en 1992, la nette majorité en faveur du « non » à la ratification du traité de Lisbonne, en 2005.

Les élites dirigeantes,  elles, adhèrent à la stratégie de la monnaie unique mais elles en ont des conceptions assez différentes  de part et d’autre du Rhin. Pour les Allemands, à la tête d’une zone monétaire dont l’existence est vitale pour la prospérité de leur commerce international, la monnaie unique est un complément indispensable au libre fonctionnement du marché unique européen. En France, les élites,  longtemps nourries des acquis démocratiques du lendemain de la Deuxième guerre mondiale, puis élevées dans le culte de l’État  gaulliste, n’ont  adhéré que tardivement à l’idéologie néolibérale. Pour les dirigeants français qui ont participé à la conception de la monnaie unique (et dont beaucoup, de Jacques Delors à Jean-Claude Trichet, sont  issus de la gauche), l’instauration  de l’euro était un acte d’autorité, destiné à fixer un cadre et des limites au libre jeu de ce marché, à défaut de l’existence d’un véritable État européen. Par exemple, la suppression des monnaies nationales de la zone euro a été présentée en France, de façon assez naïve, comme un moyen administratif simple de faire disparaître la spéculation sur le marché des changes… Chaque pays est ainsi tenté de jouer ses atouts dans la compétition internationale : la compétitivité du tissu industriel exportateur en Allemagne, le dynamisme d’un  État régulateur, organisateur et protecteur en France.

Les objectifs allemands et français se rejoignaient  néanmoins sur deux points. L’adhésion à l’euro revenait à accepter les règles du jeu de la finance mondialisée, polarisée par le dollar et la place financière de New York. L’indépendance  de la Banque centrale européenne, l’érection  de la stabilité  des prix au rang d’objectif fondamental de l’Union, à égalité avec la paix et la liberté, l’adoption du Pacte de stabilité et de croissance en étaient la marque. Elle comportait,  en même temps, une ambition commune : rivaliser avec Wall Street et avec le dollar  dans  l’attraction des capitaux internationaux à la recherche de rentabilité. L’union monétaire a pourtant recouvert, depuis sa création, des politiques fortement non-coopératives au sein même du couple franco-allemand. Les grandes institutions financières de chaque pays n’ont jamais hésité à sacrifier la solidarité européenne à leurs propres stratégies internationales : on l’a bien vu lorsque la Bourse de Paris, regroupée au sein d’Euronext avec les Bourses d’Amsterdam, Bruxelles et Lisbonne, est entrée en rivalité avec Francfort pour tenter – sans succès – de prendre le contrôle de la Bourse de Londres, et a fini par s’intégrer au dispositif du New York Stock Exchange, plutôt que de chercher à constituer une Bourse européenne unifiée, ou un réseau de coopérations entre Bourses européennes.

On  l’a  vu aussi dans  les politiques  économiques d’ensemble. Depuis vingt ans, les principaux  groupes industriels allemands ont mené une action vigoureuse d’internationalisation de leurs productions et de réduction des coûts de production sur le sol national, la vassalisation économique des PECO, n’hésitant pas à sacrifier  l’emploi local  et le pouvoir d’achat des salariés allemands. Le pays a payé cette action d’une croissance plus faible que la moyenne de la zone euro dans les premières années du siècle mais les profits des groupes allemands ont prospéré, tandis que les gains de compétitivité ainsi réalisés relançaient l’accumulation d’excédents commerciaux au détriment, pour une grande partie, des partenaires européens tels que la France ou l’Italie.

Le bilan, du point de vue des objectifs affichés à la création de l’euro, est franchement médiocre : la zone euro est la partie du monde où le potentiel de croissance apparaît le plus faible, alors même que la récession de  2008-2009 y a été plus profonde qu’aux États-Unis. Quand à l’ambition  de venir contester l’hégémonie monétaire et financière américaine, il ne fait aucun doute qu’elle débouche sur un échec : l’euro, loin de concurrencer le dollar dans sa fonction de monnaie commune mondiale, sert jusqu’à présent de variable d’ajustement des tensions que produisent les stratégies monétaires contradictoires des États-Unis et des puissances asiatiques, sans que ni la BCE, ni les gouvernements de la zone euro soient en état de maîtriser les mouvements à la hausse ou à la baisse de la monnaie unique européenne. En vérité, la crise grecque est venue sanctionner un échec plus profond.

L’Europe au bord de l’éclatement ?

Fondée sur la soumission aux exigences des marchés financiers, il était logique que l’Union monétaire voie son existence mise en cause par ces mêmes marchés financiers : la prise en charge par les banques  centrales et par les États du sauvetage du système financier mondial après la faillite de Lehman a creusé partout – mais en Allemagne moins qu’ailleurs – les déficits publics. La spéculation, à la recherche fébrile de sources de profits après  l’éclatement de la bulle spéculative immobilière, s’est polarisée sur le maillon faible de la zone euro : la Grèce.

Les divergences de vues sur la crise grecque révèlent ainsi, pour la première fois de façon aussi explicite, les impasses d’une construction européenne soumise à l’hégémonie du dollar et des marchés financiers. La poursuite des tendances actuelles ne laisse guère augurer d’issue positive. Les milieux dirigeants allemands semblent parfaitement décidés à s’assurer une sortie de crise aux dépens du reste du monde, en usant de tous les atouts que leur procure leur domination sur la zone euro. On peut interpréter ainsi leur opposition, en 2008, à des plans de relance trop massifs en Europe : l’industrie allemande pouvait espérer profiter du soutien de la demande aux États-Unis ou en Chine, et laisser le coût de la relance peser sur les finances publiques de ces deux puissances. On peut également interpréter à cette lumière l’intransigeance  d’Angela Merkel et sa menace d’une expulsion de la Grèce et des autres pays vulnérables à la spéculation hors de la zone euro – qui se réduirait à un « noyau dur » assimilable  à la zone mark traditionnelle. L’idée de créer un Fonds monétaire européen destiné, dans l’esprit du ministre des Finances allemand, à infliger aux pays en difficulté des politiques d’ajustement structurel encore plus dures que  celles qu’impose le FMI répond à la même inspiration. On peut cependant douter que cette stratégie, qui a permis aux groupes industriels allemands de prospérer jusqu’à la crise au détriment de leurs concurrents européens, constitue une solution durablement  viable dans monde où la reprise économique est loin d’être assurée et où la zone euro constitue le principal débouché de l’économie allemande.

À Paris, où l’angoisse d’un déclin historique face à la montée des pays émergents hante les classes dirigeantes, on continue de caresser l’espoir que la crise finira par imposer la mise en place d’un  « gouvernement économique » de l’Europe. Mais le pouvoir politique paraît trop affaibli pour être en état de faire prévaloir une quelconque stratégie pour l’Union européenne. La participation de Christine Lagarde au conseil des ministres allemand, quelques jours après les vives critiques exprimées par la même ministre contre la stratégie de Berlin face à la crise grecque, a pu donner l’image d’un certain désarroi, de même que quelques échecs industriels retentissants, comme celui d’un consortium français pour la construction de centrales nucléaires à Abu Dhabi, malgré l’intervention directe  du président Sarkozy dans la gestion du dossier.

Les conséquences pour les populations de l’impuissance européenne  face à la crise n’ont rien d’encourageant. Le potentiel de spéculation procuré au marché par le surendettement des États ne menace pas seulement le gouvernement grec. Le Portugal, l’Espagne, l’Irlande sont déjà désignés comme des cibles possibles. Les salariés français  qui manifestaient le 23 mars pour la défense de leurs systèmes de retraites et pour leurs emplois savent que les mesures d’austérité imposées à la Grèce, à l’Irlande et au Portugal (réduction des dépenses publiques, diminution des salaires des fonctionnaires, démantèlement des systèmes de protection  sociale) sont les mêmes que celles que leurs propres dirigeants  rêvent d’appliquer en France. Les États-Unis  eux-mêmes ne sont pas définitivement immunisés contre un mouvement de fuite devant les créances libellées en dollars, même si l’accumulation de réserves par les banques centrales asiatiques les autorise, pour un avenir indéterminé, à user du privilège du dollar pour financer, dans leur propre monnaie, un endettement qui s’est  encore accru de  420 milliards de dollars en 2009.

Révolutionner les financements : une des clés de sortie de crise

Parce qu’elles  découlent d’une  conception étroitement conditionnée par la mondialisation financière capitaliste, les impasses de la construction européenne actuelle sont donc difficilement séparables des causes profondes de la crise que l’ensemble  de l’économie mondiale traverse depuis l’éclatement de la bulle spéculative des « subprimes ».

La thèse ici défendue est que pour s’attaquer aux racines de cette crise un élément essentiel serait d’agir pour une nouvelle orientation du crédit bancaire. Au lieu d’alimenter les opérations plus ou moins risquées sur les marchés financiers, le crédit devrait financer en priorité les projets axés sur le développement de l’emploi, de la formation, de la protection de l’environnement. Imposer un tel changement de comportement aux banques exigerait que la recherche de la rentabilité maximale des capitaux cède la place à d’autres critères de gestion, à tous les niveaux où des décisions se prennent en matière d’investissements et de leur financement. Cela concerne le niveau local et celui de l’entreprise, où les salariés devraient disposer de nouveaux pouvoirs sur les choix stratégiques d’investissement et de financement des entreprises. Les autorités locales et régionales pourraient les y aider en incitant les banques, par des systèmes de garanties et de bonifications d’intérêt sélectives, à financer en priorité les projets porteurs d’élévation du potentiel de création de valeur ajoutée des territoires. Au niveau national, la crise a révélé l’utilité de constituer des pôles financiers publics à partir des institutions existantes dans chaque pays, et à partir des institutions nationalisées ou nouvellement  créées à l’occasion de la crise. Au niveau européen, cela conduirait à concevoir une construction monétaire très différente de celle que nous avons connue jusqu’ici. La BCE utiliserait ses instruments  d’intervention  de façon sélective : les crédits destinés aux opérations financières et aux exportations de capitaux ne bénéficieraient d’aucun refinancement (ou seulement de refinancements assortis de taux dissuasifs) ; les crédits repérés, dans chaque territoire, comme conformes à de nouveaux critères, d’efficacité sociale et de développement économique dans le respect de  l’environnement bénéficieraient de refinancement à des taux d’autant plus favorables qu’ils  se traduiraient par davantage de créations d’emplois et d’élévation du degré de qualification de la main-d’œuvre.  Cela conduirait à une révision des traités pour modifier les objectifs de la politique monétaire et pour instaurer un contrôle démocratique de la Banque centrale européenne. Enfin, une telle réorientation de la coopération monétaire conduirait l’Europe à jouer un rôle plus actif sur le terrain monétaire international. Les inconvénients de l’hégémonie  monétaire américaine sont connus. Ce régime monétaire a été l’une des causes de l’inflation spéculative qui a conduit à la crise actuelle ; la confiance dans le dollar est fragile ; face à cette menace, les tentations d’un repli sur les intérêts nationaux l’emportent sur les velléités de coopération manifestées au G20.

D’autres formes d’organisation des relations monétaires internationales ont été proposées. Il s’agirait de remplacer le dollar, dans sa fonction de monnaie commune mondiale de fait, par un instrument de réserve vraiment international, dans la gestion duquel tous les peuples auraient voix au chapitre. Techniquement, les droits de tirage spéciaux du FMI sont un bon candidat à cette fonction. C’est la proposition avancée en avril 2009 par le gouverneur de la banque centrale chinoise. Elle aurait pour corollaire une réforme profonde du FMI, mettant fin, en particulier, au droit de veto des États-Unis au sein de son conseil d’administration. Elle ouvrirait la voie à la constitution d’une véritable monnaie commune mondiale, proposée depuis 1981 par Paul Boccara. Cette proposition s’articulerait avec la constitution de zones régionales de coopération monétaire. Dépasser les tensions qui menacent l’existence même de la zone euro passe donc aussi par une contribution à la construction d’un ordre monétaire international plus équilibré.

 

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