Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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L’Europe ne nourrira pas 500 millions de consommateurs sans donner des perspectives aux paysans

Des pays fortement dotés en Fonds souverains et des firmes capitalistes développent des stratégies agricoles néo-coloniales et spéculatives depuis la flambée des cours des céréales en 2007-2008. D’autres pays misent sur leurs avantages comparatifs pour booster leurs exportations. Seule l’Union européenne s’en tient à des politiques d’approvisionnement tous azimuts et à moindre coût pour l’agro-industrie et la distribution. La dérégulation de la Politique agricole commune continue, au risque de ruiner beaucoup de paysans et de mettre en péril notre souveraineté alimentaire.

2008-2009 : les revenus agricoles en baisse massive

Le revenu par actif agricole non salarié a baissé en France de 34 % en moyenne durant l’année 2009 par rapport à 2008. La baisse du revenu moyen avait déjà été de 20 % en 2008 par rapport à 2007. Ces chiffres globaux ne signifient pas que tous les agriculteurs ont été logés à la même enseigne deux années de suite. 2008 fut difficile pour les producteurs  de fruits et légumes et de vin en raison notamment de la stratégie commerciale des distributeurs qui importent beaucoup dans le seul but de faire chuter les cours à la production afin d’augmenter leurs marges. En 2008 aussi, les producteurs  de porcs, de volailles, de bovins à viande et d’ovins – acheteurs d’aliments composés à base de céréales pour la nutrition animalen’ont pu répercuter dans le prix de vente des animaux les surcoûts des aliments composés résultant de la flambée du prix des céréales entre l’automne 2007 et la fin du printemps 2008.

En 2009, les céréales, les fruits et le lait ont subi les baisses de prix les plus fortes °: respectivement  moins 25 %, moins 17 % et moins 16 % en moyenne. Entre les prix les plus élevés de l’hiver 2008 et les prix les plus bas de l’automne 2009, la valeur des céréales sur les marchés a été divisée par 2,5. S’agissant du revenu paysan pour 2009 au niveau de l’Europe des 27, la baisse moyenne est 12,2 %. Mais elle atteint 35,3 % en Hongrie, 25,1 % en Italie, 22,3 % en République Tchèque, 21 % en Irlande, 20,4 % en Allemagne comme en Autriche.

Cette forte baisse du revenu des paysans européens a plusieurs causes. Le début de dérégulation de la production laitière a débouché sur une offre nettement supérieure à la demande en produits frais et en fromages affinés. Il a donc fallu transformer  plus de lait en beurre et en poudre dont les stocks ont gonflé car leurs ventes sur les marchés des pays tiers sont rendues difficiles par la compétitivité retrouvée des produits néo-zélandais et australiens, lesquels étaient devenus rares en 2007-2008 pour cause de sécheresse.

La France produit trop de céréales pour l’exportation

Dans un tout autre domaine, l’absence de politique européenne favorable à la culture des graines protéagineuses, conduit l’Europe et surtout la France à produire beaucoup  de céréales pour l’exportation. Dès que l’offre mondiale dépasse la demande, les cours mondiaux ne couvrent pas les coûts de production. C’est ce qui se passe depuis le printemps 2009. Quand il fut acquis que la récolte serait bonne dans l’hémisphère  nord, les marchés spéculatifs ont joué la baisse ou se sont désintéressés du blé comme du maïs. Si la récolte  2010 s’avère  conforme aux prévisions actuelles, les cours pourraient rester bas jusqu’aux perspectives de récolte en 2011.Ainsi va l’influence de la spéculation sur les cours des céréales bien que moins de 10 % de la production mondiale fasse l’objet de transactions entre pays et continents.

La flambée des cours en 2007-2008 a renchéri durablement le prix des aliments de base pour les populations des pays pauvres importateurs nets de céréales. Elle a fait passer le nombre des malnutris de 830 millions de personnes à plus d’un milliard en moins de deux ans Elle n’a débouché sur aucune tentative concertée de gestion planétaire de ces denrées de base, alors que les stocks sécurité sont faciles à mettre en place au niveau des grands bassins de production et de consommation. Hormis la Chine, et l’Inde dans une moindre mesure, les stocks céréaliers de sécurité n’intéressent plus les dirigeants des grands pays agricoles de la planète.

Les comportements  qui ont suivi la flambée des cours céréaliers de 2007-2008 sont de trois types et assez divergents. La Chine et les pays pétroliers  richement dotés en Fonds  souverains se sont  lancés dans des politiques d’acquisitions de terres à l’étranger. Par de l’achat direct ou de la location de longue durée, ces Fonds investissent dans des productions agricoles en Afrique, en Amérique du Sud en Asie et dans les pays de l’ex URSS pour assurer un approvisionnement prioritaire des populations  des pays investisseurs. Les pays du Golfe Persique ont acquis trois millions d’hectares au Soudan, au Pakistan et en Indonésie

Des grandes firmes de l’agrobusiness, des industriels en quête de diversification dans un but purement spéculatif sont aussi dans cette course aux acquisitions de terres agricoles. En France, c’est le cas de Charles Beigbeder. Le PDG de Poweo a vendu ses parts dans sa société de distribution d’électricité dont il reste néanmoins le PDG pour créer AgroGénération en Ukraine. Il vise un empire de 100.000 hectares après en avoir acquis 22.000 pour produire des céréales destinées à l’exportation. Vincent Bolloré est très présent en Afrique. Dans les pays hôtes, des dirigeants politiques en quête de quelques devises pour le court terme vendent des terres aux plus offrants, quand ce n’est pas au premier venu, et mettent leurs paysans devant le fait accompli.

Dans la seconde catégorie de comportements, les grands pays exportateurs de produits agricoles continuent de faire le forcing à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour faire baisser les tarifs douaniers qui freinent encore l’accès de leurs produits aux marchés des pays bénéficiant de protections tarifaires plus ou moins conséquentes. Parmi ces pays figurent notamment le Brésil, l’Argentine,  l’Uruguay,  le Paraguay, le Chili, la Nouvelle Zélande et l’Australie. Les États-Unis les rejoignent dans leur offensive pour un accès plus libre aux marchés des pays tiers tout en conservant système de garantie contra-cyclique qui compense la chute du revenu des « farmers » en cas d’effondrement  des cours mondiaux.

La Commission européenne fonctionne selon la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo

L’Europe des 27 conduit une politique agricole qui lui fait perdre du terrain sur son marché intérieur comme à l’exportation. Au sein du collège des Commissaires, la concurrence de tous contre tous prévaut, sans rechercher la moindre complémentarité. Dans l’Union, les spécialisations régionales fondées sur les avantages comparatifs selon la théorie de David Ricardo sont poussées jusqu’à l’absurde et sont dévastatrices pour l’environnement. C’est le cas de la production fruitière et légumière au sud de l’Espagne. Au point que tout cela débouche aujourd’hui sur la toxicité des sols et sur l’assèchement  des nappes phréatiques.  Du coup les capitaux espagnols, français et néerlandais vont aujourd’hui s’investir dans les serres marocaines à la faveur d’un accord bilatéral de baisse des tarifs douaniers conclu récemment entre la Commission européenne et le Maroc. Du coup, ce pays nous exporte provisoirement de l’eau pompée dans des nappes phréatiques fossiles pour arroser les tomates et autres produits en culture conventionnelle ou biologique.

Dans la production porcine, la même concurrence sauvage nourrit des crises cycliques de surproduction depuis 40 ans tandis que la course aux économies d’échelle dans les élevages et les abattoirs ont finalement concentré l’essentiel de la production dans quelques bassins spécialisés à l’image de la Bretagne en France. Outre le désastre écologique permanent illustré par les marées vertes et la mauvaise qualité de l’eau du robinet, cette spécialisation bretonne semble définitivement battue en brèche en termes de compétitivité. Placée au centre de l’Europe et a proximité des grands bassins de consommation l’Allemagne prend désormais l’ascendant sur ses principaux concurrents grâce à l’embauche de tâcherons d’Europe  centrale dans  ses porcheries industrielles et dans  ses abattoirs  au salaire du pays d’origine grâce à la transposition de la célèbre directive Bolkestein. Enfin, comme les bassins de consommation du sud de la France sont plus près de l’Espagne que de la Bretagne, la bonne technicité des éleveurs bretons comme les économies d’échelle ne suffisent plus pour conserver leur marché intérieur et encore moins pour gagner leur vie.

Vers le déclin d’une production fromagère unique au monde

Avec l’abandon programmé des quotas laitiers après 2015, la France va vers le déclin d’une production fromagère unique au monde. Si les quotas laitiers avaient introduits des injustices lors de leur mise en place en figeant les droits à produire au détriment des jeunes en phase d’installation et de développement, leur gestion sur la durée a révélé deux avantages. Le prix du lait a été stable et relativement rémunérateur durant un quart de siècle. La gestion départementale des quotas avec un Fonds de réserve national a permis de maintenir de la production laitière dans les zones à handicaps naturels qui n’ont que l’herbe à valoriser mais dont la flore et le savoir faire ancestral des populations  ont fait les meilleurs fromages de France. Désormais, à l’instar de la multinationale Lactalis en Auvergne, les entreprises de la transformation font baisser le prix du lait, même quand il sert à produire des fromages d’Appellation d’origine contrôlée (AOC). On va bientôt manquer de lait dans les zones où il est vital de le garder pour produire des fromages de qualité.

En ce début de xxie siècle, la gestion de l’agriculture européenne a besoin d’être totalement repensée. Pour nourrir ses 500 millions de consommateurs, l’Europe des 27 ne trouvera pas toujours  des produits  bon marché en provenance des pays tiers. « Vont donc se poser d’énormes problèmes  d’accès à la terre. Je suis persuadé que les réformes agraires sont devant nous et pas derrière nous, comme trop de gens le pensent » estime Michel Griffon (2). Cet ingénieur agronome a beaucoup travaillé depuis quinze ans sur le conditions à réunir pour développer une « agriculture écologiquement intensive », laquelle ferait un meilleur usage de la photosynthèse, que nous offre le soleil, afin de réduire les coûts en énergie, en engrais et en pesticides pour des rendements identiques voire meilleurs.

Rechercher la meilleure harmonie possible entre l’économie, l’agronomie et l’écologie

Nous n’aurons pas d’agriculture durable sans rechercher la meilleure harmonie possible entre l’économie, l’agronomie et l’écologie. Les orientations impulsées par la Commission européenne sont dans une impasse car elles ignorent cette donnée fondamentale en agriculture. Ce qui revient à nier ou à occulter les bonnes pratiques agronomiques,  lesquelles incluent la rotation des cultures et les apports  réguliers en humus,notamment sous forme de fumier, pour préserver le potentiel agronomique des sols.

Dans une Europe qui délocalise son industrie et une bonne partie de ses services, l’agriculture ne sera pas sauvée par une fuite en avant dans la concentration agraire, ni dans le spécialisation sur fond de gigantisme, ni dans la recherche de solutions miracles éliminatrices de main d’œuvre mais coûteuses en capitaux comme peuvent l’être les Organismes génétiquement  modifiés (OGM) ou les technologies  de pointe tels les robots  de traite. Durant le siècle en cours l’inévitable raréfaction des énergies fossiles et de l’eau obligeront les sociétés à renouer avec des agricultures de proximité nécessitant davantage d’observation des cultures et de main d’œuvre.

Tôt ou tard, la France et l’Europe devront renouer avec les ceintures vertes légumières et fruitières autour des grandes agglomérations afin de réduire le coût énergétique comme les pollutions.

Les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP) de plus en plus prisées par une frange croissante de consommateurs urbains sont une illustration des possibilités existantes.

Parce qu’ils sont surtout céréaliers, les exploitants en périphérie des grands bassins de consommation comme l’agglomération  parisienne ne semblent  pas encore prêts pour cette grande mutation indispensable pour les prochaines  décennies. Faute de foncier disponible à des prix abordables, s’installer comme maraîcher en Île-de-France reste difficile. En revanche,  si les exploitants céréaliers avaient demain une ouverture d’esprit suffisante pour opérer des reconversions partielles en fruits et légumes de saison en ouvrant leur ferme à de jeunes associés formés pour ces métiers, ils ouvriraient de beaux chantiers pourvoyeurs d’emplois, créeraient des circuits courts de commercialisation, favoriseraient les conversions  en agriculture biologique.

Concrètement, les paysans qui disposent de belles fermes céréalières dont la rentabilité n’est pas assurée pour les prochaines années ont intérêt à s’associer demain avec des maraîchers, voire à des éleveurs de cochons sur paille ou de volailles en semi liberté, pour réintroduire de la diversité agricole à la lisière de chaque grand bassin de consommation.


Renouer avec des méthodes d’élevage plus naturelles

L’agriculture des prochaines décennies devra également renouer avec des méthodes  d’élevage plus naturelles et plus respectueuses du bien être animal. Les élevages européens de porcs et de volailles ne respectent pas le bien être animal. Et il ne faut pas que l’Europe copie les «°feed-lots°»,  ces aires d’engraissement  des bovins aux États-Unis et au Brésil. Ce sont des camps de concentration pour animaux. Dans les prochaines décennies, le débat sur une  consommation de viande compatible avec le maintien d’un bon état écologique de la planète sera de plus en plus d’actualité. Encore faut-il que ce débat n’en occulte pas un autre sur la manière de produire de la viande.

Ainsi, pour réduire la charge de travail dans  les élevages, l’alimentation des animaux omnivores et herbivores a été considérablement modifiée depuis 50 ans. Cette alimentation est devenue trop exclusivement granivore.

Les vaches mangent du maïs ensilé, récolté le plus mûr possible afin de fournir beaucoup de matière sèche. La ration est complétée par du soja importé. Les vaches ne goûtent plus aux betteraves et au foin de luzerne en hiver alors que les apports en calories et en protéines de ces deux fourrages traditionnels de notre pays sont nettement plus élevés que ceux du maïs et du soja à superficie de culture identique. Les porcs ne  consomment  plus que des farines alors que des betteraves fourragères, à forte teneur en matière sèche, introduites dans leur ration augmenteraient  aussi le rendement de viande à l’hectare de cette alimentation un peu plus légumière et un peu moins céréalière. 

A condition de renouer avec la préférence communautaire, de considérer que les tarifs douaniers  aux frontières ne sont pas forcément une maladie honteuse, de maintenir ou d’inventer  des outils de régulation adéquats, l’Europe agricole dispose encore de solides atouts. D’où l’importance des exigences citoyennes, désormais, pour promouvoir des agricultures de proximité comme pour sauvegarder des savoirs-faire traditionnels de toutes les zones agricoles de l’Union européenne. Il en va de la souveraineté et de la sécurité alimentaire des peuples de l’Union.

(1) journaliste honoraire. Dernier ouvrage paru Planète alimentaire:l’agriculture française face au chaos mondial, Pascal Galodé éditeur, 17€.

(2) Entretien à l’Humanité du 26 avril 2010.

 

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