Le néologisme « compétitivité » a été forgé en 1960 à partir de l’adjectif compétitif/compétitive, emprunté à l’anglais de 1907. Il apparaît dans la langue économique en 1960 et désigne la capacité à supporter la concurrence sur le marché. Appartenant à la famille de
« compétition » et comportant le suffixe « ité », qui exprime une capacité, un potentiel, il désigne la capacité à mener une compétition et à la soutenir, ou à entrer dans celle-ci, sans être éliminé. Par abus de langage le terme désigne pour le monde patronal ou les médias dominants, la recherche de baisse des coûts salariaux et sociaux à tout prix. Mais, comme on va le voir, il y a au moins trois autres acceptions du terme.
On parle de compétitivité d’une entreprise (ou d’un groupe d’entreprises) mais par extension, on trouve souvent le terme de compétitivité d’une branche ou d’un pays (« la compétitivité de la France »). Cette extension est critiquable, et critiquée, surtout pour le cas d’un pays (voir l’économiste Paul Krugman).
Le mot est utilisé à satiété par les directions d’entreprise pour justifier la surexploitation, les suppressions d’emploi et la baisse des coûts salariaux. Il s’agit d’intégrer les salariés à une gestion au service de la rentabilité, en la faisant apparaître comme incontournable et fatale, car répondant à une nécessité neutre et d’évidence. En réalité, le patronat et les médias dominants entendent par là un certain type de capacité concurrentielle et derrière la notion de compétitivité se pose celle des critères de gestion des entreprises, et de l’analyse de cette gestion.
On présentera successivement 4 approches de la compétitivité : (1) l’approche dominante ; (2) le refus pur et simple de toute notion de compétitivité ; (3) une critique conciliatrice qui oppose une compétitivité dite « prix » à une compétitivité « hors-prix » ; (4) une vision alternative cohérente, un type de coopération et d’efficacité économique basé sur le développement des capacités humaines, le recul des coûts du capital et le partage des coûts, dépassant la compétitivité. Cette dernière converge avec les revendications et contre-propositions souvent mises en avant dans les luttes sociales.
1. La vision dominante de la compétitivité a deux composantes. (1) C’est le coût salarial le plus bas qui permet d’assurer la compétitivité sur un marché, il est présenté comme le seul élément d’action des gestions d’entreprises. (2) Les entreprises agissent dans un monde de concurrence « libre et non faussée » où l’élimination de l’autre est recherchée, c’est à dire qu’est mis en avant le risque de disparition d’une entreprise et de ses emplois, ce que les américains appellent a throat cutting competition (la concurrence coupe-gorge). Cette vision est au service de la rentabilité du capital et va à l’encontre d’une efficacité économique et sociale.
Le mécanisme à la base de cette vision est le suivant. Dans nos économies capitalistes en crise systémique, un effort sur les prix débouche principalement, si on laisse faire, sur la baisse du coût salarial, du fait des incitations dominantes du système. On pourrait certes penser a priori qu’un effort de prix puisse porter sur toute une variété de coûts : les coûts des achats (consommations intermédiaires), les coûts du capital (amortissement, intérêts bancaires, dividendes, etc.), les « coûts du travail », les prélèvements publics et sociaux. Mais le monopole patronal sur les pouvoirs de gestion qui va de pair avec celui sur l’utilisation de l’argent (donc sur l’investissement, l’embauche et les salaires) fait qu’un effort de prix apparemment « neutre » se traduit en priorité par une action sur la masse salariale (ou sur les prélèvements publics et sociaux). Et, dans le contexte de la crise de suraccumulation systémique, avec les difficultés récurrentes d’efficacité du capital (rapport valeur ajoutée/capital) et de débouchés, comme le dogme est de maintenir le taux de profit ou le relever,malgré les efforts sur l’efficacité du capital c’est en grande partie par la baisse du « coût du travail » que cette action sur le prix se fait.
Ainsi, la compétitivité économique qui se présente comme une notion générale et souvent vague, qui veut faire appel à un sentiment personnel presque intuitif d’évidence lié à la métaphore sportive, recouvre, sous son apparente neutralité, une acception dominante très idéologique -baisser surtout les dépenses salariales et épargner le capital.
D’une concurrence sur le marché des produits, pour affronter la concurrence sur le marché des capitaux (rentabilisation maximale des capitaux investis dans l’entreprise), le patronat passe à une concurrence sur le marché du travail, qu’il fait jouer à plein : rejeter les salariés et baisser le coût du travail.
Deux critiques symétriques sont ordinairement mises en avant. Elles sont trop limitées, bien qu’elles s’appuient sur certaines observations justes. La troisième critique insiste sur le besoin d’un tout autre type de relations économiques et de productivité, ouvrant sur le dépassement du marché du travail et la maîtrise sociale des autres marchés.
2. La première critique refuse toute compétition. C’est par exemple l’orientation formulée par Riccardo Pétrella et le groupe dit de Lisbonne qui conteste « l’idéologie de la compétitivité », bien qu’un des ouvrages principaux du groupe s’intitule Limites à la compétitivité (1994). Certes il est juste de s’opposer à l’obsession quasi dogmatique et sans limites, visant le « toujours plus », c’est à dire la fuite en avant sans fin. En particulier, il est en effet hautement contestable que les services publics devraient être soumis à concurrence, et donc à compétition car ils concernent pour l’essentiel les biens communs de l’humanité et les êtres humains, pas des produits échangeables sur un marché véritable (un marché qui ne soit pas une fiction).
Mais cet élément juste de la critique n’empêche pas qu’elle passe sous silence, l’énormité des coûts du capital. Elle omet ainsi de dénoncer un type de compétitivité obsédé par la baisse des dépenses salariales, de formation, sociales et publiques pour soutenir le taux de profit (profit/capital). Or, avec le tournant vers la crise systémique, on voit tous les autres coûts augmenter (amortissements, charges financières aux banques, dividendes, gâchis de capital, rachats d’entreprises, etc.) et se dégrader la productivité du capital (valeur ajoutée/capital matériel et financier), comme l’ont montré des travaux de l’Insee dès le début des années 1970 et des travaux marxistes. Dès lors, comme il ne faut pas toucher aux profits et au capital mais éviter aussi que les coûts totaux ne s’envolent, on attaque les coûts salariaux et s’amplifient aussi les gâchis de matières ou de ressources naturelles.
On peut en effet calculer que, pour les sociétés non financières, la productivité apparente du travail (valeur ajoutée/personne) a été multipliée en France par plus de 5,6 de 1978 à 2008 (+ 463%). Tandis que la productivité apparente de leur capital matériel (valeur ajoutée/capital) a commencé par reculer fortement (26% sur l’ensemble de la période, malgré des progrès de la productivité réelle sous-jacente des équipements à partir du milieu des années 1980, progrès moindres qu’aux États-Unis). Tandis que celle de leur capital total a reculé encore plus durant la même période (matériel + financier : 88%, Comptes de la Nation, Insee et calculs de l’auteur).
Cette critique ne tient pas compte non plus du besoin d’une certaine baisse des coûts, qui, si elle ne doit certes pas se faire à tout prix, doit être prise en compte. Une économie qui ne se soucie pas des coûts et de leur maîtrise constituerait un gigantesque retour en arrière. Mais quels coûts et comment ? Ce qui renvoie à la viabilité économique. Les luttes sociales et les travailleurs le savent bien.
3. Le second ensemble de critiques met en avant une compétitivité « hors-prix » pour l’opposer à l’approche dominante de la compétitivité, désignée comme la recherche de « compétitivité-prix ». C’est une approche développée, notamment au sein du Cepii (Centre d’études prospectives et d’informations internationales) et par un certain nombre d’économistes de la gauche non marxiste dans les années 1980-1990. Là-aussi, il y a un élément juste et fondé : refuser la baisse des prix… « à tout prix ». Et donc, on va mettre en avant les paramètres de qualité des produits, de nouveauté, l’innovation, etc.
Mais il faut bien voir qu’à produit donné le prix va jouer un rôle fondamental : c’est dans celui-ci que -pour des produits comparables -vont s’exprimer les différences de compétitivité.
In fine, ce type de position, en apparence critique, va déboucher sur des préconisations contradictoires, par souci de conciliation avec la logique de compétitivité dominante celle de la rentabilité. Au prétexte du renouvellement des gammes et de la qualité, voire de la « montée en gamme », on va préconiser l’investissement avant tout, une modernisation accrue, l’emploi est traité comme un solde. Alors que c’est l’emploi, le travail et les qualifications qui sont de plus en plus décisifs.
Selon cette approche, il faut avant tout dégager des marges pour l’investissement, au détriment de l’emploi, des salaires et de la qualification, même s’il arrive que soient préconisées de façon contradictoire plus de qualifications. On ne voit pas que le besoin d’investissement doit s’accompagner d’une mise en cause des exigences de rentabilité du capital investi, dans la mesure notamment où ces exigences s’opposent à ce qui est indispensable -l’emploi et les qualifications, les dépenses de recherche. Cette analyse justifie une relance de la suraccumulation et de la surexploitation (profit par tête de salarié par l’intermédiaire de la croissance de la productivité apparente du travail, VA/tête de salarié), puis toute une vague de fusions/acquisitions et de rachats financiers d’entreprises jugées « compétitives ». C’est alors la fuite en avant qui commence, accompagnée du besoin de solder ces coûts financiers de dépenses en capital … par une pression renforcée sur le reste des dépenses : achats aux sous-traitants et aux pays du Sud, masse salariale. C’est le discours qui accompagne les restructurations de la seconde moitié des années 1980 et la « déréglementation » des marchés financiers puis la désinflation dite « compétitive » des années 1980-1990 avec la politique du franc dit « fort » (taux de change élevé) jusqu’à l’instauration de l’euro.
En outre, cette recherche de compétitivité s’est faite très largement à crédit, et avec un endettement accéléré. C’est à dire un endettement qui débouche sur trop peu de valeur ajoutée. Au final la rentabilisation des emprunts et investissements massifs, ainsi que celle du capital financier apporté par les actionnaires, va renforcer la crise d’efficacité du capital (en France, d’après les Comptes de la Nation, le stock de capital financier détenu par les entreprises non financières a été multiplié par 20 entre 1978 et 2008, avec un premier décollage au milieu des années 1980 puis une forte accélération après 1995).
4. Une analyse marxiste conséquente à partir des conditions originales de la crise systémique en cours met en avant le besoin d’un autre type d’efficacité et d’aller jusqu’au dépassement de la compétitivité par une nouvelle coopération liée à des critères nouveaux d’efficacité des gestions. Elle est particulièrement développée par l’équipe de la revue Économie et Politique, en lien avec les pratiques et contre-propositions des luttes dans les entreprises et les bassins de vie, ainsi que, dans un premier temps, avec le besoin de donner un contenu véritablement radical aux nationalisations d’après 1981 et à cette expérience politique de la gauche au pouvoir. Elle dénonce la fuite en avant dans la compétitivité au service du capital par la baisse du coût du travail et des dépenses sociales ou publiques, et l’inflation financière des coûts du capital. Celle-ci entraîne l’exaspération de la crise systémique, avec d’une part, des économies de moyens matériels qui dégagent d’énormes disponibilités replacées sur les marchés financiers et qui soutiennent les débouchés de façon largement spéculative et contradictoire. Elle entraîne, d’autre part, les cercles vicieux de la baisse des coûts salariaux et sociaux. La baisse des coûts salariaux et sociaux est dénoncée pour deux raisons :
(1) elle déprime la demande, la consommation,
(2) mais elle fragilise aussi l’offre, renforçant la crise d’efficacité, car des salariés moins bien formés, trop peu nombreux ou mal payés sont moins à même d’utiliser les nouvelles technologies, les équipements modernes de façon efficace, ou moins à même d’innover, de créer.
L’analyse recentre l’ensemble sur le développement des capacités humaines (emploi, salaires, formation, qualifications) en relation avec l’expansion de la R&D. Pour cela, il s’agirait de faire reculer radicalement les exigences de rentabilité et les coûts du capital afin de permettre (1) des dépenses salariales et de formations accrues, (2) des dépenses publiques et sociales accrues elles-aussi et (3) d’engager une logique de partage des coûts de recherche, de leurs résultats, et des réseaux, au lieu des rachats financiers, coûteux en dépenses de capital.
Le recul radical des exigences de rentabilité ne signifie pas la simple limitation de ces exigences (à la Keynes), comme c’était le cas pour la sortie après-guerre de la longue crise des années 1930-40. Baisse des coûts du capital (incitant à une compétition à la baisse des coûts du capital au lieu de la baisse des coûts dits du travail), promotion de nouvelles dépenses et partage des coûts informationnels iraient ainsi de pair.
Les exigences de la « révolution informationnelle » nécessitent en effet de réorienter les gestions et l’action économique en s’appuyant sur d’autres critères positifs de gestion d’efficacité sociale que la rentabilité, tout particulièrement : la croissance du rapport d’efficacité (valeur ajoutée/ capital matériel et financier) au lieu de la rentabilité (profit/capital), le développement de la valeur ajoutée disponible pour les populations et pour un territoire, au lieu du profit ainsi qu’un certain nombre de critères portant sur le partage des dépenses informationnelles, de recherche et leur efficacité.
(voir les travaux de Paul Boccara sur des critères de gestion d’efficacité économique et sociale).
De façon complémentaire, cet autre type de relations économiques, d’efficacité et de coopération dépassant la compétitivité, tout en maintenant une certaine émulation sur les coûts, se combinerait à une véritable sécurisation de l’emploi ou de la formation, signifiant la sortie progressive du marché du travail par son dépassement. Et donc une productivité pour les produits qui ne rejetterait pas les gens vers le chômage. Cette sécurisation s’appuierait sur des services publics très profondément re-développés et sur des relations économiques internationales d’un type nouveau. Celles-ci mobiliseraient les moyens financiers internationaux dans le sens d’une promotion partagée des capacités humaines et de l’emploi et utilisant des accords de coopération et de protection non protectionnistes.
Version légèrement revue du texte paru dans l’ouvrage collectif Lucides, Lexique usuel critique de l’idéologie dominante économique et sociale, coordonné par R. Mouriaux et A. Narritsens, Institut d’Histoire sociale de la CGT, novembre 2009, 132 p.
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