Les initiateurs du manifeste des économistes « atterrés » ont également organisé un colloque qui s’est tenu le samedi 9 octobre à la Faculté des Sciences pharmaceutiques et biologiques de Paris ; 300 participants se sont retrouvés pour confronter leurs opinions dans le cadre de trois tables rondes :
‒ Table-ronde N° 1 : « Régulation financière : protéger ou désarmer les marchés ? »
‒ Table-ronde N° 2 : « Sortir du piège de la dette et de l’austérité en Europe »
‒ Table-ronde N° 3 : « Croissance, emploi, consommation, écologie, solidarité… : quelle économie pour quelles finalités ? »
Économie et Politique publie les interventions de ses collaborateurs dans les différentes tables rondes et le débat qu’elles ont suscité. Table-ronde n° 1 :
PAUL BOCCARA :
Quelques mots sur les alternatives à proposer, pour une autre régulation financière
Toutes les mesures prises par les forces dominantes, depuis le tournant de 2008-2010, ne remettent pas en cause la domination des critères de rentabilité financière sur les banques et les fonds de placement.
Je voudrais insister sur un double besoin de réalisme. Il s’agirait d’articuler le réalisme de la radicalité de mesures vraiment alternatives et positives, au lieu de simples surveillances ou interdits, au réalisme de riposte aux dispositifs des forces dominantes.
Il s’agirait de nouvelles constructions institutionnelles allant jusqu’à des alternatives précises sur les critères de création et d’allocation des fonds, au cœur de la régulation, à la différence de demi-mesures.
Cela concerne au moins trois constructions :
1- Un nouveau type de crédit, avec des contrôles publics des banques, une socialisation du crédit, et surtout une sélectivité du crédit, et au cœur un autre refinancement des banques par les Banques centrales et pour nous par la Banque centrale européenne.
Cela veut dire des taux d’intérêt très abaissés jusqu’à zéro (voire négatifs, avec réduction des remboursements), mais pour des crédits à long terme pour les investissements réels matériels et de recherche, avec des taux d’intérêt d’autant plus abaissés que sont programmés des emplois et des formations rémunérées.
Cela renvoie, à l’opposé de la flexsécurité, à une sécurisation des parcours professionnels, des emplois et des formations rémunérées.
2 - Une prise des titres publics des États européens par la BCE et sa création monétaire. Mais cela, à l’opposé du Fonds de stabilisation financière, pour l’expansion des services publics et le développement du modèle social. Cela se distinguerait aussi de la prise de titres de dettes publiques par la Federal Reserve des États-Unis mais sans affectation sociale, en pouvant servir par exemple à la guerre en Afghanistan.
3 - Une refonte radicale du FMI, avec non seulement la suppression du droit de veto des États-Unis,mais, à l’opposé des affrontements entre monnaies et des risques pour le futur sur les Bons du trésor des ÉtatsUnis et le dollar, l’institution d’une monnaie commune mondiale, autre que le dollar. On l’instituerait à partir des droits de tirage spéciaux, pour une nouvelle création monétaire. Et cela pour contribuer à refinancer le nouveau type de crédit et pour des prises de titres de dette publique afin de développer les services publics dans le monde entier avec des Services et Biens Communs publics de l’humanité.
Que pensez-vous de ces propositions ?
Table-ronde n°1 :quelques éléments sur le débats
Dominique Plihon commence par affirmer être d’accord avec la précision de la proposition de Paul Boccara concernant un autre type de crédit. Mais, à propos des prises de dette publique par la BCE, il affirme qu’on ne peut affecter les fonds aux dépenses sociales d’expansion des services publics.
Cependant, Denis Durand interviendra ensuite, comme membre de la CGT Banque de France, pour déclarer que cette affectation sélective est tout à fait faisable au plan technique.
Table-ronde n° 2
FRéDéRIC BOCCARA
Intervention dans le débat
Des éléments de diagnostic, quelques éléments de fond sur l’interpellation de la théorie, et enfin des propositions.
1- Le diagnostic
Face à la crise de la dette publique, qui a pour une large part pris le relais de la dette privée, et à l’étranglement par les intérêts financiers, des fonds ont été fournis à la Grèce contre une baisse des dépenses publiques et sociales, une politique d’austérité, une véritable purge (baisse des salaires, baisse des retraites, baisse des dépenses sociales, diminution du nombre de fonctionnaires, hausse de TVA, etc.).
On l’a dit, cela va enfoncer et renforcer les difficultés, au-delà de la reprise, très molle et sans emploi, qui est à l’œuvre.
Ceci, parce qu’on diminue la demande et parce qu’on amoindrit l’offre – le potentiel de croissance – en baissant les dépenses sociales et de formation, en diminuant les services publics.
Et tout cela sous domination des marchés financiers puisque c’est essentiellement le remboursement des créanciers, les marchés financiers, que l’on vise. Le remboursement à leurs conditions à eux. Cela va engendrer des cercles vicieux. Moins de croissance, moins de recettes, moins de remboursement, etc.
Tout cela est appuyé par la Banque centrale européenne et son action. Il faut bien voir qu’il a été fait quelque chose de nouveau et d’original avec la création d’un Fonds de stabilisation financière (FSF), doté d’un potentiel de 1 000 Mds d’euros (750 par l’Europe 250 par le FMI). Mais avec comme condition une baisse des dépenses sociales, des retraites, des salaires de fonctionnaires et des privatisations renforcées (par exemple dans le transport) et une BCE suiviste des marchés financiers (16,5 Mds de titres publics rachetés et en stérilisant l’effet sur la création monétaire).
L’enjeu disons-nous ici, économistes « atterrés », ce sont des dépenses publiques et sociales accrues, c’est sortir du pouvoir des marchés financiers. Mais il faut une alternative aux marchés financiers, pas seulement les écorner.
Cette alternative, je pense que c’est un autre crédit. Un autre crédit impulsé par la Banque centrale européenne qui permet de sortir de l’emprise des marchés financiers.
Ce qui est dit interpelle les économistes sur la théorisation de l’indépendance de la Banque centrale Européenne (Mundell), c’est que seule la quantité de monnaie compte, pas la façon dont elle est utilisée. Cela interpelle aussi les économistes sur le dogme de baisse des dépenses salariales, la vision de l’emploi dans l’économie et le rôle fondamental qu’il y joue au lieu d’être simplement une résultante de l’activité ou simple demande salariale, de même pour les services publics. Cela renvoie aussi aux questions d’efficacité du capital et de l’analyse systémique néomarxiste de la crise que nous faisons. Ces trois points pourraient d’ailleurs utilement compléter la liste des « fausses évidences ».
a. Deux objectifs :
baisser les taux d’intérêt pour des aides véritables et pas pour la spéculation
et des aides en priorité pour la croissance et le progrès social.
Ce sont des critères positifs qui sont nécessaires, pas seulement des limitations, des cloisonnements
ou des interdictions. Les deux ensembles devraient s’ajouter et se combiner.Leur mise en œuvre serait impulsée, d’une part, par une action nouvelle de la Banque centrale européenne pour un nouveau crédit et, de l’autre côté, par une nouvelle institution qui est un Fonds de développement social, au lieu du Fonds de stabilisation financière.
Nous disons dans le Manifeste des « économistes atterrés » qu’il faut une politique publique du crédit. Mais cela ne suffit pas pour une politique vraiment publique du crédit, il faut une toute autre politique du crédit. Une autre politique de la création monétaire, par la BCE, est nécessaire.
– La BCE achèterait des titres de dette publique à bas taux, voire à taux nul, pour soutenir une croissance des services publics et une croissance fondée sur le développement social.
Ceci à bas taux et de façon sélective. On a parlé de monétisation du déficit. Il s’agirait ici d’une monétisation sélective.
– Et cette sélectivité serait articulée dans l’immédiat sur le Fonds de développement social. Ce qui répond, soit dit en passant, à la question posée par D. Plihon.
Le Fonds organiserait l’utilisation des sommes obtenues. Il bénéficierait aussi des produits de taxations sur les transactions financières et sur les banques, dans un policy-mix « pro-actif » entre politique monétaire et budgétaire.
Plus précisément, la Banque Centrale européenne par création monétaire achèterait des titres de dette et le Fonds organiserait l’attribution de ces sommes pour une expansion des services publics en priorité aux pays en difficulté.
– En outre, et pour compléter le dispositif, la Banque centrale européenne impulserait un autre crédit aux entreprises, par sa politique de refinancement en faveur de l’emploi et la formation.
Elle refinancerait les banques à taux d’autant plus bas que les crédits correspondent à des investissements en équipements et en recherche faisant d’autant plus d’emploi, de formation et de valeur ajoutée.
C’est-à-dire une sélectivité « de contenu », au lieu d’une sélectivité à l’ancienne, qui était « de secteurs » et donc étatiste et technocratique, qui alimentait les gâchis en capital et en matières.
b. Quelques commentaires.
Il s’agit de viser une mixité toute autre, à prédominance sociale au lieu de la mixité actuelle de domination des marchés financiers.
L’articulation BCE/Fonds rend possible d’initialiser tout de suite cette pratique et de lancer la négociation immédiatement en Europe.
– Troisièmement, ces propositions exigent et ouvrent à une transformation démocratique profonde des institutions européennes parce que justement le Fonds de développement social agirait, ferait les choix, en relation très forte avec le Parlement européen, les Parlements nationaux et les représentants des salariés, organisations syndicales représentatives comme la Confédération européenne des syndicats, etc. Ce qui ouvre un processus de démocratisation de la Banque centrale européenne, lié à la sélectivité nouvelle, « de contenu ».
Au total cet ensemble pousserait la demande d’un côté et pousserait les qualifications et donc l’efficacité de l’autre. Il impulserait une relance sociale efficace en Europe en lien avec des Pôles publics financiers nationaux et des Fonds régionaux, une croissance sociale nouvelle, répondant aux besoins sociaux et aux exigences actuelles sur le contenu de la croissance, exigences qui montrent à quel point ce sont les services publics qui sont nécessaires (de la protection sociale à l’écologie, en passant par l’emploi).
Car la domination du dollar s’oppose à une relance sociale massive en Europe et au Sud. Ce type de sélectivité pourrait être pratiqué par la BCE avec les pays du Sud et de l’Est de l’Europe. En lien aussi avec des banques zonales, comme celle du Sud en Amérique latine, on pourrait dès à présent engager l’ouverture de négociations pour telles actions communes avec ces banques zonales.
Cela rejoint les propositions d’une nouvelle monnaie commune mondiale autre que le dollar, que nous avons faites en France, ainsi que celles, différentes, émises par les chinois, avec l’embryon à développer que forment actuellement les droits de tirages spéciaux, et la refondation du FMI, le Fonds monétaire international. La création monétaire de DTS puis de cette monnaie mondiale serait affectée aux banques centrales nationales et zonales pour les services publics, les dépenses sociales et pour l’emploi.
Il s’agit à mon sens de renforcer ces différentes questions dans la poursuite du mouvement que nous avons initié, et de débattre entre nous de ces propositions qui viennent s’ajouter à celles du texte initial dans le sens de plus de cohérence et d’un réalisme audacieux.
Frédéric Boccara reviendra sur la proposition précise d’affectation sélective, grâce à un Fonds européen de développement social et son contrôle démocratique. En conclusion de la deuxième séance, Henri Sterdyniak distingue quant à lui deux options alternatives : soit renforcer et modifier la fiscalité, soit une autre politique européenne de crédit, en pointant celle présentée par Paul et Frédéric Boccara, ainsi que par Denis Durand, alors qu’il s’agit en réalité de conjuguer les deux.
Celle-ci a abordé surtout les exigences écologiques. Nasser Mansouri-Guilani du secteur économique de la CGT et membre du Conseil économique, social et environnemental, a présenté une intervention liminaire faisant le lien avec les aspects sociaux. Geneviève Azam, économiste d’Attac, ainsi qu’une élue régionale Europe-écologie ont été interpellées par plusieurs intervenants de la salle sur la sous-estimation massive du progrès technique, son ampleur comme son rôle, mais aussi toutes ses ambivalences qui ne sont pas uniquement négatives. L’articulation entre économie, écologie et social a plutôt été ramenée par les deux intervenantes liminaires sur une contestation de « la croissance » en général, en décalage avec les deux tables-rondes insistant sur son contenu nouveau en emploi et en services publics, deux composantes essentielles du Pib, comme cela a été rappelé. Enfin, le temps a manqué pour examiner au fond les propositions très contestées de « fiscalité écologique » de type taxe carbone, reprises par l’intervenante d’Europe-écologie.
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