Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Télévision : cartes sur table

Supprimer le financement par la publicité des chaînes de service public ! Personne n’ira croire qu’il s’agit d’une improvisation. Quant à en faire un thème de campagne électorale, c’eût été trop risqué. L’habileté manœuvrière, le goût du jeu qui caractérisent l’actuel Président de la République l’ont incité à s’approprier en le vidant de son sens un projet écarté par ses prédécesseurs.

À l’époque où chaque citoyen passe, en moyenne, plus de trois heures par jour devant son écran, un regard sur l’économie de la télévision ne peut faire abstraction de cette donnée fondamentale : la télévision est un élément essentiel de la vie de la Nation, instrument de pouvoir ou acteur de lien social (je m’oblige à bannir le mot communication qui a perdu son sens originel, et, relayé par son abréviation com' signifie : information, propagande, publicité).

Soumis, dans ses premières années, au contrôle de l’Etat, le Service Public de Radio Télévision Française se défendait plutôt bien. L’information était contrôlée, mais, grâce à l’action de syndicats puissants et représentatifs, et avec le soutien du public, les programmes allaient leur chemin. L’arrivée de la publicité en 1968, la création, éphémère, d’ailleurs, de La Cinq, attribuée en 1986 à Hersant et Berlusconi, la privatisation de TF1 en 1987 ont changé la donne : privée ou publique, la télévision est désormais soumise au contrôle de l’argent.

La pub a pris le pouvoir. D’abord par la nature de son activité. À la télé ou sur les murs du métro, le message publicitaire, au lieu de jouer honnêtement son rôle d’instrument d’information, développe, non sans talent d’ailleurs, le harcèlement, la séduction, le racolage, incitant le destinataire involontaire à cultiver ce qui, dans son psychisme, est un ferment de dépendance.

Ensuite, parce que, contribuant au financement d’une chaîne, l’annonceur, selon sa logique, ne peut le faire sans poser des conditions commerciales : recherche de l’audience maxima. On connaît la citation de Patrick Le Lay, PDG de TF1. (1) Rechercher l’audience maxima, c’est fuir la diversité. Diversité des genres, des sujets, des styles, des idées. Diversité au sein de laquelle le spectateur doit faire son choix, découvrir, aimer, critiquer, rejeter. Diversité des intervenants, les journalistes, les auteurs, chacun motivé par une nécessité personnelle et non par l’obligation, pour pouvoir travailler, de se soumettre, en façonnier, à des modèles calqués sur les succès d’audience.

Vu l’essor de la mondialisation, sous la tutelle de l’Europe libérale, on n’échappera pas, sans bouleversements politiques majeurs, à ce type de contraintes économiques. Lutter contre l’essence de la publicité, ses méthodes, son omniprésence, sa stratégie d’effraction des consciences, ce n’est donc pas ce qui peut être en question ici. C’est le pouvoir qu’on lui octroie, et, quels que soient les efforts des responsables de programmes, la maîtrise de la programmation. Donc de l’information. Donc des œuvres. Donc des auteurs. Il faut supprimer le lien de dépendance qu’on leur impose au profit de l’acheteur de l’espace publicitaire qui va précéder, suivre ou interrompre leur œuvre. Asservir les auteurs, c’est asservir leur public. L’omniprésence de la publicité, par ses aspects visibles et son action latente est une agression contre les qualités du citoyen. Il faut apprendre au public à se faire respecter.

Égaré dans un univers où, s’il n’est pas doté de l’esprit critique qui suppose l’existence d’un niveau de culture relativement élevé, le spectateur devient vite l’objet manipulé d’un univers qui le dépasse. On voit bien comment dans un contexte politique dont les données lui sont imposées, le citoyen, à moins de vivre personnellement une expérience qui le colle à la réalité, est amené à s’adapter aux exigences du ronronnement médiatique dans lequel il baigne. On a bien vu comment s’est déroulée la campagne présidentielle, à la mode people. C’est dans ce contexte que les organisations représentatives d’auteurs et de producteurs, associées au sein des Etats généraux de la Création Audiovisuelle ont réclamé, en 2002, à l’occasion des élections présidentielles, un nouveau statut du service public de l’audiovisuel qui prévoyait la suppression du financement des chaînes publiques par la publicité et son remplacement par la création d’un Fonds pour le financement et le développement de la télévision publique alimenté, entre autres, par un prélèvement à la source sur l’ensemble des investissements publicitaires media et hors media. (2)

Ce prélèvement se justifiait par l’augmentation considérable, en vingt ans, du chiffre d’affaires de la publicité, passé de 3,8 à 30 milliards d’euros, en grande partie grâce à la télévision. Il était prévu de le compléter par une taxe prélevée sur l’usage de l’espace hertzien et par une mise à jour progressive de la redevance.

En 2002, notre projet n’avait pas séduit les candidats…

L’actuel Président de la République s’en empare.

Pourquoi diable ce coup de théâtre ? Il en a simplement écarté le financement. Ira-t-il chercher l’argent là où il se trouve ? Difficile à croire. Le monde des affaires avec lequel il ne cache pas ses affinités (Bouygues, Lagardère, Bolloré) est à l’affût.

Il faut sonner l’alerte. La soudaine intervention de Sarkozy doit être un signal d’éveil pour tous ceux qui sont attachés aux valeurs de la République. La Télévision est en danger. La suppression de la publicité va coûter 1 milliard, 200 millions d’euros à la Télévision publique qui, débarrassée de la pression publicitaire pourra jouer un rôle essentiel dans la vie de la Nation. Dans un environnement technologique en pleine mutation (TNT, Internet haut débit, téléphonie mobile), il est indispensable de dégager le financement nécessaire à son indépendance. Un financement qui n’hésitera pas à s’intéresser au marché de la publicité dans tous ses aspects, y compris dans le secteur des télécoms. L'idée d'une taxation de 5% sur son chiffre d'affaire a même été avancée. Un financement qui osera, également en appeler à la conscience des citoyens pour redresser progressivement le niveau actuel de la redevance (moins de 32 centimes par jour) tout en prenant en compte les revenus des familles. Mais, vu l’état actuel du projet confié à une Commission peu représentative, des risques majeurs sont à envisager.

Il faut les déjouer. TF1 qui connaît des difficultés financières, et dont les dirigeants ne sont évidemment pas pour rien dans le coup d’éclat de Sarkozy, pourrait proposer des solutions à sa convenance. Il faut craindre que, dans la mise en place des modalités de financement de l’entreprise publique, surgisse l’idée de la privatisation, plus ou moins masquée, de l’une des chaînes qui la composent. N’oublions pas que, avant sa vente «au plus offrant», sous la présidence de Mitterrand, TF1 était la chaîne emblématique du Service Public de Télévision.

Il faut affirmer aussi que, si dans la mise en place de ce processus, l’Etat doit jouer son rôle, il faut préserver l’indépendance d’un Service Public tel que peut le concevoir une société démocratique. Une exigence citoyenne devra, sans concessions, protéger la télévision des incursions du gouvernement.

Dans un paysage audiovisuel restructuré, où se poursuivra la coexistence de chaînes commerciales et de chaînes publiques, où la pub et la pression politique vont se partager le pouvoir, il est urgent de tirer les choses au clair. Urgent, entre autres de faire respecter les quotas imposant aux chaînes, publiques et privées de consacrer un pourcentage de leur chiffre d’affaires à la création.

Intégrité du Service Public. Maintien du financement. Indépendance de l’information. Liberté d’expression des auteurs. Prise de conscience des citoyens. Voilà pourquoi il faut se battre.

Pour que la Télévision publique serve de modèle et de référence.

 

(1) «Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible» (Les dirigeants face au changement) 2004.

(2) Conférence de presse 12 Avril 2002.