Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Menaces sur le droit social

Une offensive contre les syndicats, contre le droit syndical vient d’être lancée par l’ancien Président du CNPF, Yvon Gattaz, dans la très libérale revue Commentaire. Publication fondée par Raymond Aron et qui compte dans son Comité de patronage aux côtés d’un quarteron d’hommes de droite : Raymond Barre, Valéry Giscard d’Estaing et François Bayrou. Elle est dirigée par Jean-Claude Casanova.

Dans un long article, véritable monument d’inepties, Yvon Gattaz décrète : «… les syndicats ont été nécessaires au xixe siècle, utiles puis abusifs au XXe.    Inutiles et nuisibles au XXI siècle », « ils doivent dispartre ». « Ils ne sont plus les promoteurs du progrès social. ».

Ce raccourci mystificateur de deux siècles d’histoire sociale ne serait affligeant que pour son auteur, sil ne relevait pas de la tromperie délibérée. Il cache que le droit syndical a été conquis de haute lutte par les travailleurs, qu’il s’est imposé comme une liber fondamentale, reconnue comme un droit de lhomme, que son usage a été la source de grands progrès sociaux. Ce texte dissimule que les libéraux et les patrons n’ont jamais cessé de le combattre d’abord, en agissant contre sa reconnaissance, ensuite, quand ils ont dû l’admettre, en s’efforçant de l’entraver, franchement ou sournoisement, et toujours de le restreindre. Grand admirateur de l’action destructrice de Mme Thatcher, dont on na pas oublié les prouesses réactionnaires, Gattaz, marchant à reculons voudrait nous ramener loin en arrière.

Il passe allégrement à la trappe le contenu réel de ces affrontements, les étapes, les combats difficiles des travailleurs contre le patronat et lÉtat pour conquérir le droit syndical qui constitue, pourtant, une avancée de civilisation. Rappelons, brièvement, cette histoire que Gattaz escamote en une formule expéditive.

La révolution de 1789 crée les conditions d’essor du capitalisme. Dès 1791, la bourgeoisie par la Loi Le Chapelier interdit les corporations. Si cette loi vise, en principe, les employeurs et les salariés, en fait, il s’agit là d’apparences. L’interdiction sera essentiellement appliquée contre les ouvriers. Ceux-ci vont être, de plus, soumis au « livret ouvrier » mis en service en 1803, généralisé en 1854. Cest le patron, jusquen 1854, qui le conserve pendant tout le temps l’ouvrier travaille chez lui. L’ouvrier ne peut le quitter sans son livret. Abusive dépendance dont le libéralisme s’accommode aisément. Le livret permet le contrôle des horaires, des déplacements des salariés par les autorités auxquelles il doit être présenté. Son usage ne déclinera qu’à la fin du xixe siècle, avec la montée en puissance sociale de la classe ouvrière.

C’est après 8 ans de débats et de tergiversations que la reconnaissance légale des syndicats interviendra en 1884. Il aura fallu 20 ans après la reconnaissance du droit de grève [1864] pour que les syndicats trouvent droit de cité. La loi du 21 mars 1884 « légalise » lessyndicats . Elle permet la constitution dunions de syndicats, ce qui donnera un statut juridique aux fédérations de syndicats [regroupement national par professions ou organisations territoriales de syndicats] et à la CGT (fondée en 1895). La loi est, en fait, la reconnaissance qu’il était devenu impossible, pour la bourgeoisie, déviter la légalisation des syndicats quelle avait d’abord tolérer. L’interdiction, ou la tolérance ne sont plus tenables. C’est donc bien un recul du pouvoir. Dans la période qui précède l’adoption du texte législatif, il faut savoir que les Chambres syndicales se multiplient ainsi que les effectifs de syndiqués.

Pour certains partisans de la loi, le droit syndical doit servir à préserver l’ordre établi, car l’interdiction provoque l’action clandestine susceptible de dégénérer en action violente. Tout le contenu de la loi est marqué dune vision restrictive, ouvrant un champ de manœuvres pour le patronat (2). Jules Guesde la qualifia : « d’épée de Damoclès suspendue sur la tête des syndicats ».

Obligés à cette concession, la bourgeoisie et le pouvoir politique vont, en effet, chercher à en limiter la portée. Seuls les ouvriers ont le droit de se syndiquer. Droit refusé aux fonctionnaires et à lensemble des travailleurs des services publics. Des syndicats de fonctionnaires se constitueront et vont être tolérés jusquà ce quen 1905, le gouvernement en place décide de les interdire. Ils devront mener de rudes combats, notamment dans les années 1907 /1908 (3), contre la répression conduite par Clémenceau qui alors se proclame : « le premier flic de France. »

Et, si nous revenons à la loi de 1884, on relèvera quelle limite l’activité des syndicats à la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles. Ce qui sous-tend qu’ils doivent limiter leur action à un cadre professionnel et ne pas intervenir sur le plan politique. La loi oblige, aussi, les fondateurs de tout syndicat à déclarer les noms des dirigeants. Ce qui les expose, le cas échéant, à un contrôle policier. Plus encore, les dispositions du code pénal sur la « liber du travail » sont maintenues. Si la loi de 1884 représente une concession importante correspondant aux rapports de force réels, on comprend la méfiance, qui durera un certain temps, des Chambres syndicales à se soumettre aux obligations ambiguës de déclaration, d’autant queisles patrons mettent souvent à l’index les travailleurs syndiqués et se refusent à voir dans les syndicats des représentants de leurs salariés.

Malgré les faiblesses et limites de la loi de 1884, on va néanmoins assister à une progression rapide du nombre des syndicats et des syndiqués. Devant ce mouvement, le patronat ne reste pas inactif. Il va renforcer ses propres organisations utilisant au besoin la forme juridique du « syndicat », c’est-à-dire le régime de la loi du 1884. LUnion des industries métallurgiques et minières (UIMM), créée, en 1901, est sans doute, en France, le modèle de l’organisation patronale et son influence s’étendra à de nombreux secteurs, avant la création de la CGPF.

Le patronat va également semployer à favoriser la création de syndicats de collaboration de classe, tels les syndicats « jaunes » (4), mouvement réactionnaire ouvertement soutenu par des patrons, comme Japy ou le papetier Joubert. Les patrons catholiques dans certaines régions, principalement à Paris et dans l’Est et le Nord, apporteront leur soutien aux syndicats fondés par des catholiques. Devant la montée des grèves, les patrons vont constituer des Caisses dassurances contre les grèves. Par le « paternalisme social », veloppé surtout dans les grandes entreprises partir du logement, des œuvres sociales de diverses natures, de la participation aux bénéfices, etc.), ils s’efforceront d’encadrer et de réduire la conflictualité sociale.

En 1919, en étroite conjonction avec létat, se créée la Confédération générale de la production française. (CGPF), lointain ancêtre du CNPF et du MEDEF qui va coordonner l’action du patronat.

Le grand mouvement de grève de juin 1936 va obliger le patronat à d’importantes concessions, concrétisées dans lAccord Matignon, signé par la CGPF et par la CGT. Certaines dispositions sont de nature à renforcer les syndicats (nouvelle loi sur les conventions collectives, instauration de délégués dateliers). Les syndicats de salariés connaissent un mouvement extraordinaire d’adhésions. À l’initiative de la CGT, lAccord comporte un article confirmant la liberté syndicale. Conséquence du côté patronal : le 4 août 1936 la CGPF modifie ses statuts et dans son sigle CGPF remplace « Production » ar « Patronat ». Ce qui est mettre délibérément l’accent sur la fonction patronale. Parallèlement, se constitue un Comité de prévoyance et daction sociale qui entend spécialement réagir contre les revendications ouvrières. C.J. Gignoux, va en assumer la direction avant de succéder au président de la CGPF auquel il est reproché d’avoir signé les accords Matignon. La « réorganisation » du patronat a pour but d’organiser la revanche sur 1936. Elle s’appuie sur la pression des ligues factieuses que soutient le milieu des grandes affaires. Une abondante propagande anticommuniste est dévelope, tandis que les patrons déploient une offensive contre les conditions d’existence des travailleurs. Des valuations se traduisent par des hausses de prix importantes. Bientôt des décrets-lois seront promulgués portant de nouvelles atteintes au niveau de vie, rogeant aux 40 heures et des atteintes sont portées aux libertés ouvrières par des restrictions concernant le droit de grève et les délégués ouvriers. Les salariés ne restent pas passifs. Grèves, manifestations, délégations de masse jalonnent les années 1937/ 38. Les groupes fascistes, financés par de grandes firmes, multiplient les agressions contre les sièges des organisations ouvrières. Le patronat soutient les Syndicats professionnels, filiale du PSF. En réplique aux décrets-lois du 2/ 11/ 1938, la CGT décrète une grève pour le 30 novembre, dont la répression sera brutale et étendue, avec de nombreux licenciements. Un groupe, autour du journal Syndicats, dont les dirigeants se retrouveront ultérieurement dans la collaboration, prépare la seconde scission de la CGT. Puis ce sera la « drôle de guerre », suivie de l’occupation nazie et de l’installation du régime de Vichy. Les libertés démocratiques et syndicales sont supprimées. Les militants syndicaux et politiques, les démocrates, les patriotes sont poursuivis, arrêtés, torturés, assassinés tandis que d’autres iront peupler les camps de concentration. Se réclamant de la collaboration de classe, la Charte du travail, inspirée des régimes de Hitler et Mussolini, supprime la liber syndicale et impose des syndicats professionnels auxquels l’adhésion est obligatoire. La grève est interdite. Les Centrales syndicales dissoutes. La CGPF est aussi dissoute, mais en fait l’état major patronal demeuré en place à travers les Comités dOrganisation, créés par Vichy, maintient sa direction sur le patronat qui s’appuie sur ces structures.

La lutte pour les revendications sociales, contre le fascisme et loccupation nazie, va cependant se poursuivre sous une grande variété de formes jusquà l’insurrection nationale et à la Libération du territoire. Dès juillet 1940, les premiers comités populaires s’organisent sous la direction de Benoît Frachon pour suppléer à la carence des syndicats et lutter contre Vichy et les occupants. Cette activité se double dune action dans les syndicats « légaux » pour les entraîner à laction revendicative et à la résistance à la politique officielle.CGT et CFTC siégeront au Conseil national de la Résistance qui se dotera dun programme de mesures avancées à mettre en œuvre s la Libération, qui prévoit, non seulement labrogation des textes de Vichy, mais le donner aux syndicats de nouveaux pouvoirs. Si les Centrales ouvrières se reconstituent dès la Libération, avec des effectifs massifs, dépassant ceux de 1936, le patronat, discrédité par son attitude pendant la guerre et l’occupation, son soutien au régime de Vichy ne reconstituera une Centrale qu’en 1946 [le CNPF] et devra faire preuve pendant quelques temps d’une certaine prudence politique. Il va néanmoins agir, chercher des appuis, dabord pour limiter, sinon saboter comme il l’avait fait après 1936, les mesures de progrès découlant du programme du CNR, et bientôt conduira une contre-offensive ouverte qui va se traduire par l’élimination des ministres communistes. Laction du PCF et de ses ministres cependant a été, il est vrai, décisive pour imposer des réformes réellement démocratiques, tels la Sécurité sociale, les Comités dentreprises, le Statut des Fonctionnaires, des nationalisations, etc. Cependant, la hausse des prix, quasi continuelle et rapide, mange les redressements de salaires obtenus par les travailleurs après des actions le plus souvent à l’appel de la CGT, et laisse le pouvoir d’achat en retard, entretenant un mécontentement grandissant des salariés (5). De mois en mois, en 1947, les mouvements revendicatifs vont prendre une ampleur grandissante, en particulier avec la grève massive des mineurs. Dans sa phase la plus aiguë le nombre total des grévistes atteindra 2 millions. Le gouvernement et les milieux réactionnaires déclareront qu’il s’agit de grèves insurrectionnelles et 80 000 réservistes seront rappelés pour suppléer la police et les CRS, jugés peu sûrs.

N’ayant pu triompher des grévistes, un travail de sape va conduire à la scission dans la CGT (6) qui a été préparée de longue date (7).

Cette période va cependant laisser place à la guerre froide, aux guerres coloniales, à l’alignement sur les ÉtatsUnis, à de grandes difficultés pour les travailleurs.

Les pratiques antisyndicales du patronat vont à nouveau se déployer, répression contre les militants, intimidations multiples pour dissuader les salariés d’adhérer à la CGT, création de syndicats de complaisance (dits « Indépendants »), soutien aux syndicats réformistes. Certaines entreprises se doteront de milices.

Le grand mouvement de mai 1968 va apporter des résultats sociaux importants et la généralisation de la section syndicale d’entreprise, avec des moyens non gligeables, qui n’existait alors que dans quelques entreprises. On en mesurera toute l’importance puisqu’elle permet la présence syndicale sur les lieux-mêmes de l’exploitation, qu’elle facilite de ce fait l’organisation et l’action des salariés.

Le patronat en est si parfaitement conscient qu’il va, rapidement, mettre au sein même de l’entreprise de nouvelles méthodes de gestion du personnel, souvent transposées du « modèle américain ». Elles revêtent des figures nouvelles, telles par exemple celles du management « participatif », des nouvelles modalités de commandement au total : une sophistication de la domination patronale et qui sont, de plus en plus, mises en œuvre dans les grandes entreprises, dans les Administrations et services publics. Pour le management moderne « la cause est entendue : la présence d’organisations syndicales est néfaste aux performances de l’entreprise. » C’est l’un des thèmes du discours antisyndical avec celui de la « résistance aux changements », dont se nourrit le management actuel qui prétend mensongèrement vouloir donner plus d’autonomie aux salariés, alors que derrière cette façade se retrouvent des mécanismes de contrôle des salariés, des interventions culpabilisantes, une manipulation qui ambitionne de conduire à la servitude volontaire.

Ces interventions manœuvrières sont étroitement adossées aux effets de la crise systémique du capitalisme, au chômage de masse qu’elle génère, aux diverses formes d’emploi précarisées instituées par le patronat avec l’appui du gouvernement, (intérim, temps partiels, CDI, etc.), aux licenciements qui suivent le remodelage de l’industrie. Tout cela provoque une concurrence exacerbée entre les forces de travail dans la société, dans l’entreprise et même dans les Administrations et services publics, qui permet la surexploitation.

Le syndicat est naturellement un obstacle à ces pratiques et à leurs effets désastreux. On le voit bien avec l’ampleur des mobilisations syndicales organisées contre la « réforme des retraites » L’attaque déclenchée par Gattaz vise directement ces résistances qui iront grandissantes. Le silence assourdissant du MEDEF sur les déclarations de son ancien président est, à la fois, révélateur et inquiétant. On ne peut pas les tenir pour rien et ne pas les rapprocher des déclarations d’un autre hiérarque du patronat, Kessler (8) qui appelait, il y a peu de temps, à défaire « méthodiquement » tout ce qui restait du Programme du CNR dans le « modèle social français » et notait, avec jubilation, que «le gouvernement sy employait.» Ce qui se traduit effectivement dans les atteintes aux retraites et au régime maladie de la Sécurité Sociale.

L’histoire du droit syndical, c’est aussi celle de la puissance sociale dont dispose le salariat à condition qu’il la mette en œuvre. Le patronat n’est pas invincible. Et, aujourd’hui, la sortie de la crise appelle de nouveaux progrès des droits des travailleurs et des syndicats en maints domaines.

(1) Cette reconnaissance est assez superficielle en ce sens que les dispositions de la Loi sont assez vagues et excluent toute organisation. Des ouvriers seront condamnés pour avoir constitué un comité de grève.

(2) Un sénateur déclara : « Le grand avantage de l’organisation des syndicats serait de rendre les grèves moins fréquentes et moins précipitées ». ce n’était pas un grand signe de lucidité.

(3) rené bidouze, Les fonctionnaires sujets ou citoyens, éditions sociales, tome I , 1979.

4) Nom qu’ils devaient à leur insigne : la fleur jaune du genêt.

(5) Fin 1946, le pouvoir d’achat ne représente, en moyenne, que 80 % de )celui de 1938.

(6) Le groupe initiateur Force Ouvrière est politiquement et financièrement soutenu par L’AFL { syndicats américains) dont le Département International agit de concert avec les Autorités des états-Unis.

(7) Jean bruhat, marc piolot, Esquisse d’une Histoire de la CGT, édition cGt, 1966

8) Ancien vice-président du meDeF, (N° 2 du baron seillière,) déclaration à Challenges du 4 octobre 2007.

 

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