Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Allemagne: Y a-t-il une vie après le boom des exportations ?

L’Allemagne fait figure d’exception.  Elle est l’un des rares pays européens où la croissance est fortement repartie à la hausse ces derniers mois. La Bundesbank  – la banque centrale germanique – a revu ses prévisions pour l’année 2010, tablant désormais sur + 3,4 % d’augmentation du PIB contre 1,9 % pronostiqués jusqu’en juin dernier. Quel est le secret de ce qui est présenté comme un nouveau « miracle allemand » ?

Instrumentalisant  ce rebond spectaculaire, d’aucuns n’hésitent pas à invoquer la réussite d’un « modèle », celui de la rigueur et de la modération salariale hors duquel il n’y aurait point de salut. Ce type d’analyse ne résiste pourtant pas à la réalité. Si l’économie allemande enregistre, de fait, des performances exceptionnelles, le « boom » de ces derniers mois est, on va le voir, très fragile. Pour deux raisons essentielles : le modèle invoqué va continuer de peser sur la consommation intérieure. Et le corset imposé par Berlin à ses partenaires européens, en leur faisant adopter un euro formaté par le capital allemand et la Bundesbank, alimente des déséquilibres européens qui vont in fine réduire les débouchés  de l’industrie germanique dont plus de 70 % sont destinés aux autres pays de l’UE.

Les raisons du « miracle »

La croissance forte de ces derniers mois (2,2 % au second trimestre, soit plus de 8 % en rythme annuel) est provoquée par un boom des exportations  vers les pays émergents et singulièrement  vers la Chine. Les ventes de produits allemands à ce pays ont crû de 56 % en l’espace d’un an passant de 16,2 milliards d’euros durant le premier semestre 2009 à 25,2 milliards d’euros sur les 6 premiers mois de 2010. C’est de très loin la plus forte hausse de ventes enregistrées par les productions germaniques sur les marchés extérieurs. La progression est sensible aussi mais moindre  sur les marchés des pays « partenaires » de l’UE. Même s’ils restent de très loin le principal débouché des produits made in Germany avec un solde positif du commerce extérieur en faveur de l’Allemagne de 115,758 milliards d’euros en 2009 (1).

Ce succès à l’export est d’abord le fruit de la préservation d’un outil industriel, capable de produire des biens d’équipements à haute valeur ajoutée, des turbines pour les centrales électriques aux robots en passant par des machines-outils performantes.

« Sans la Chine nous n’aurions jamais si bien surmonté la crise », explique (2) Martin Herrenknecht, dirigeant de l’un des leaders mondiaux de la fabrication d’engins de perforation et de tunneliers. Sur un an son groupe a eu 26 grosses commandes  chinoises, 19 pour des tunnels de futurs métros et 7 pour des tunnels ferroviaires. L’industrie  allemande bénéficie ainsi à plein du gigantesque plan de relance adopté l’an passé par Pékin. Soit quelques 586 milliards de dollars (un peu plus de 400 milliards d’euros) investis le plus souvent dans de nouvelles infrastructures.

Toutefois ce boom des exportations ne saurait expliquer à lui seul le rebond  de ces derniers mois. Il faut l’associer à un certain regain de la consommation  (+ 0,6 % sur le second trimestre), jusqu’alors pourtant point faible de la croissance outre-Rhin (elle venait de connaître 9 mois de recul ininterrompu). À cela une explication très simple : les mesures de chômage partiel prolongées (sur 18 mois, voire 2 ans), mises en place en 2008 et 2009, ont été peu à peu levées avec le retour des commandes pour l’industrie exportatrice.

Le retour à des conditions de rémunération normales (après des pertes de 10 % à 40 %) a constitué un bol d’air pour des salariés, enclins désormais à faire des achats longtemps différés, d’autant que leurs entreprises fonctionnant à nouveau à haut régime, cela lève leurs craintes sur l’emploi et donc sur l’avenir.

Pourquoi cette reprise est fragile

Cette croissance tournée  vers les exportations est naturellement très sensible à l’évolution de la conjoncture internationale.  C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’Allemagne  avait enregistré la plus grave récession (4,6 %) de son histoire d’après-guerre  lorsque la demande mondiale s’est effondrée en 2008/2009. Or aujourd’hui la reprise mondiale donne des signes d’essoufflement. Même la Chine, le gros client émergent, affiche un relatif fléchissement. Et Pékin ne fait pas mystère de sa volonté de fabriquer à l’avenir rapidement les biens d’équipements  sophistiqués dont il a besoin lui-même. Il a investi massivement dans la recherche-développement. Ce qui devrait, si ce n’est  assécher les débouchés allemands, du moins les ramener à des proportions plus étroites.

D’autre part le dumping monétaire entrepris par les États-Unis qui a pour conséquence de propulser l’euro vers les sommets (il a dépassé à nouveau les 1,4 dollar à la mi-octobre) va compliquer la tâche des exportateurs allemands.

Car la contradiction intrinsèque à la monnaie unique européenne forte resurgit après le relatif « trou d’air » provoqué par la « crise grecque » durant les six premiers mois de l’année. Laquelle avait tiré l’euro vers le bas et donc bénéficié aux exportateurs allemands durant cette période.

L’euro permet certes à Berlin d’assurer la suprématie de ses grands groupes industriels sur le vieux continent, en lui donnant les moyens d’investir à bon compte chez ses voisins de l’Est, un « Hinterland » lui-même  doté d’un fort savoir-faire industriel d’où il peut ré-importer à bon marché des produits semi-finis (3). Mais le problème c’est qu’à partir d’un  certain seuil, l’euro fort finit par peser sur les ventes à l’étranger, l’avantage de compétitivité obtenu grâce aux délocalisations initiales ayant ainsi tendance à se résorber.

C’est d’autant plus vrai que les signes les plus sombres sur la conjoncture viennent de la zone euro elle-même, alors qu’elle constitue, on l’a vu, de très loin le premier débouché de l’industrie allemande. Le déclenchement partout dans l’UE de plans d’austérité, pour tenter de purger la dette contractée par les pouvoirs publics pour renflouer des marchés financiers en perdition, il y a deux ans, ne va pas manquer d’étrangler  les États-membres.

Pourtant Berlin maintient le cap, espérant continuer à profiter globalement de l’euro fort, en s’imposant à soi-même et à ses « partenaires » des rationnements drastiques des dépenses publiques. Jamais le choc entre, d’un côté, les politiques de soumission aux intérêts des marchés, comme à ceux du plus puissant des États-membres et, de l’autre, le besoin de coopération intra-européenne, n’aura été aussi frontal. Comme d’ailleurs s’aiguisent au même moment les antagonismes de classe sur le plan intérieur allemand.

Changement de climat social

Si un facteur nouveau a fait son apparition dans toute l’Europe depuis le début de cette année c’est bien celui des résistances populaires. L’Allemagne n’y échappe pas. Sous pression de la base, la direction de la confédération des syndicats allemands (DGB) a décidé de rompre avec les politiques dites de « modération salariale ».

Le regain de croissance de ces derniers mois l’incite à exiger des hausses conséquentes de salaires. Les sidérurgistes viennent d’obtenir quelque 3,6 % d’augmentation et leur syndicat IG Metall est parvenu à assortir l’accord d’un alignement des salaires des intérimaires, à travail égal, avec ceux des personnels permanents. Ce succès donne du grain à moudre aux revendications qui surgissent dans presque tous les secteurs.

La nécessité d’introduire un salaire minimum national a fait irruption dans le débat public. Cette absence de disposition légale autorise, dans le contexte d’aujourd’hui, les opérations de dumping salarial les plus débridées à l’intérieur  même du pays. Comme sur les grands domaines de production laitière. Un dumping qui alimente naturellement les crises de débouchés de la filière en Europe (on en a une forte illustration en France).

Autant sur les salaires que contre le plan de rigueur décrété par le gouvernement  d’Angela Merkel, le DGB a promis un « automne chaud ». Des grands rassemblements sont prévus en octobre et novembre dans toutes les grandes villes du pays.

Les syndicats entendent aussi empêcher une « réforme » du système de santé dont le but central est une nouvelle fois de réduire la part patronale dans le financement de la protection sociale.

Le transfert des « charges » sociales  sur les épaules des seuls salariés ou contribuables est un phénomène d’ampleur croissante depuis une dizaine d’années. L’instauration d’une pseudo « taxe verte » en 2002 sous Gerhard Schröder, dont le produit avait été entièrement destiné à réduire les cotisations sociales patronales, puis celle d’une «TVA sociale » en 2006 sous l’égide du gouvernement Merkel 1er de grande coalition, ont contribué sans doutebien plus encore que les politiques  de « modération salariale » à l’écrasement du « coût unitaire du travail », recherché obsessionnellement par les dirigeants allemandspour doper la compétitivité de leurs groupes.

Mais cette évolution achève de fragiliser ce qui a favorisé l’émergence d’un modèle de production industrielle sophistiqué fondé sur les hautes technologies, la formation et un niveau de protection sociale, parmi les plus élevés au monde. Les garanties en matière de retraite se réduisent comme peau de chagrin sous l’effet de la « réforme Riester » adoptée entre 2001 et 2002 qui a ouvert la brèche de la capitalisation.

Sur le plan européen Berlin a enfoncé le clou de l’orthodoxie monétariste en cherchant à imposer à ses « partenaires » une sorte de généralisation de son propre « frein à dette » (Schuldenbremse). Il s’agit d’une obligation constitutionnelle d’avoir des budgets à l’équilibre.

Autrement dit : une inscription de l’austérité dans le marbre. Cette nouvelle règle doit entrer en vigueur outre Rhin d’ici 2016. Nicolas Sarkozy a déjà invoqué la mise en place d’un dispositif analogue en France.

Le DGB dénonce également avec la plus grande fermeté l’engagement dans une telle direction, pointant ses effets déflationnistes  en Allemagne et dans les pays de la zone euro qui sont les principaux clients de… l’Allemagne. Car, si le pays de l’UE le mieux noté par les agences financières s’administre une telle « purge », cela accentue d’autant la pression sur les autres. « Autrement dit : les marchés  vers lesquels nous  exportons le plus vont se contracter. Ce qui revient donc pour l’Allemagne à marquer un but contre son camp », faisait observer Claus Matecki, secrétaire confédéral du DGB, chargé des questions économiques, en juin dernier, en marge d’un entretien accordé à L’Humanité (4).

Conscient de l’énormité de la menace que fait courir aux salariés une telle surenchère dans la rigueur monétariste, le DGB avance désormais des contre-propositions précises pour permettre aux États de l’UE d’échapper à la dictature des marchés. Dans une déclaration adoptée en mai dernier (5) il évoque les « erreurs de naissance de l’euro » et plaide désormais pour une alternative au mode de financement des États

Il propose la création d’une banque publique européenne auprès de laquelle les États-membres pourraient souscrire des bons du Trésor à faible taux d’intérêt, un peu plus de 1 %, le taux auquel la BCE prête aujourd’hui aux banques, « pour intégrer les frais de gestion » (Matecki). Les emprunteurs bénéficieraient ainsi de faibles taux d’intérêt pour de grands projets d’intérêt publics, pour la création d’emplois, la modernisation des économies,  les investissements  nécessaires à la lutte contre le réchauffement climatique, etc.

Le dispositif offrirait aussi, selon ses auteurs, l’avantage d’être opérationnel immédiatement, sans attendre de révision des traités européens, puisque les États n’emprunteraient pas directement à la BCE. Ce qui est interdit par le traité de Lisbonne.

Il est clair qu’une telle initiative peut fournir, s’ils s’en emparent à leur tour et à leur façon, des perspectives aux nombreux mouvements  sociaux européens.  À condition, comme le soulignent à juste titre les syndicalistes allemands eux-mêmes, qu’un tel pas dans la transformation de l’UE puisse trouver des relais politiques tant en Allemagne qu’au niveau européen. C’est loin d’être chose faite, compte tenu d’un certain fatalisme, voire d’un légitimisme à l’égard des institutions de l’UE à gauche en Allemagne comme ailleurs. Il n’empêche : la demande du plus puissant des syndicats de l’UE, sans doute le moins soupçonnable  d’euroscepticisme, est forte, et la réalité exprimant le besoin de réorientation radicale de la construction européenne est têtue.

(1) source : ministère fédéral allemand des Finances (statistik, bundesministerium der Finanzen, 2010).

(2) cité par le magazine Der Spiegel du 23 août 2010.

(3) La république tchèque, la slovaquie et la hongrie enregistrent ainsi près de 5 milliards d’euros d’excédents commerciaux sur l’Allemagne (bundesministerium der Finanzen).

(4) Interview de claus matecki in L’Humanité du 29 juin2010 : « Il faut émanciper les états des  marchés financiers. »

(5) résolution adoptée le 9 juin 2010 par la direction fédérale du syndicat DGb à propos de la « crise grecque » dont de larges extraits ont été publiés dans L’Humanité..

 

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