Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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La révolution informationnelle : d’une logique de progrès à une logique de profit. Le cas de l’industrie aéronautique européenne

Malgré des chocs tels que le 11 septembre, le SRAS et les différentes crises financières et économiques, le transport aérien mondial absorbe depuis des décennies une croissance de trafic annuelle de 4 à 5 %, tandis que le nombre d’accidents diminue en moyenne de 3 %. Le successeur de l’A320 sera vraisemblablement 30 % moins polluant et bruyant que son prédécesseur, plus simple à piloter, opérer et entretenir, prévu dès la conception pour être recyclé à 75 % à la fin de ses 30 ans de vie opérationnelle.

N'était-ce l’extension du modèle low costs et les tracasseries sécuritaires  dans  les aéroports,  le confort et l’agrément du vol pour les passagers

se seraient accrus, offrant en particulier prochainement internet à bord (1). Et quant au prix du ticket, il faut noter que malgré le très net renchérissement du kérosène sur les 10-15 dernières années, il n’a pas tellement augmenté, voire nettement diminué sur certaines liaisons, permettant tout de même à un public plus large de prendre occasionnellement l’avion.

Le transport aérien, plus que d’autres services, s’appuie très fortement sur le progrès technique, au cœur duquel se trouvent, et de plus en plus, les outils numériques connectés en réseau, et les nouvelles formes des processus de développement et de production qu’ils rendent possibles, issus de la Révolution Informationnelle.

Une révolution des outils

Depuis une vingtaine d’années  au moins, l’emploi croissant d’outils informatiques dans l’industrie aéronautique a changé la manière dont on conçoit, produit, certifie et opère un avion. La palette d’emploi de ces outils est très large : modélisation (des efforts, de la combustion, des structures, de l’implantation des systèmes, d’usinage) ; simulation (de fatigue, d’usure, de rayonnements électromagnétiques, de tenue aux écarts thermiques, des opérations de pilotage ou maintenance) ; commande et contrôle numérique (de la production, des automatismes et asservissements, des tests et mesures) ; gestion (des stocks, des ressources matérielles et humaines,  des exigences contractuelles, des configurations, matérielles et logicielles) ; management de la vie du produit ; aide à la décision, etc.

Ces outils numériques représentent des investissements en capital très importants et dans la logique financière au pouvoir leur déploiement est principalement motivé par deux objectifs :

– accélérer les cycles de développement, production et maintenance,

– « intégrer » la chaîne de sous-traitance.

Ces deux catégories ne sont évidemment pas étanches, et il existe des outils de toutes les tailles et niveaux de complexité, du petit software « maison »  bricolé par les ingénieurs de la société pour répondre à un besoin précis aux très coûteux logiciels experts des sociétés spécialisées dont le chef de file français dans l’aéronautique (et au delà) est Dassault Systèmes, avec notamment son logiciel CATIA mondialement  utilisé.

Accélérer les cycles industriels

Les outils de modélisation/simulation de plus en plus fiables et performants permettent de réaliser très rapidement des millions de calculs basés sur des modèles de plus en plus réalistes permettant d’estimer  par exemple le comportement de nouveaux matériaux ou de nouvelles méthodes de fabrication, de former les personnels ou encore d’explorer de nouvelles architectures (2) dans un temps bien moindre que s’il fallait réaliser des prototypes de test. Aujourd’hui, la capacité de simulation permet de créer des environnements  de test virtuels suffisamment  fiables et réalistes pour se passer de prototype, le premier avion étant déjà apte à être vendu. Et l’objectif désormais est de remplacer peu à peu un certain nombre de tests en conditions réelles, donc de certifier les nouveaux systèmes plus tôt dans le processus de fabrication. De même, les outils de conception intègrent des fonctions de modélisation des opérations de fabrication, permettant d’anticiper les contraintes techniques et logistiques de la production. Schématiquement, on concevait autrefois sur papier le meilleur avion possible puis on cherchait  les moyens de le produire. Aujourd’hui on utilise les capacités de calcul des ordinateurs pour imbriquer toujours plus l’ensemble de ces étapes.

On estime au total que le temps total écoulé entre les pré-projets et études de marché préliminaires au lancement d’un nouvel avion et sa première livraison effective – stable autour de 15 à 20 ans depuis des décennies – pourrait ainsi être divisé par deux. Il est d’ailleurs à noter que les retards sur l’A380 et l’A400M ne sont pas imputés à une projection trop optimiste sur cette capacité, mais plutôt à des investissements insuffisants et inadaptés ne permettant pas de remplir les promesses de la technologie.

« Intégrer » la chaîne de sous-traitance

Les outils dits « collaboratifs » sont conçus pour donner un langage commun à l’ensemble des acteurs des chaînes de sous-traitance et d’approvisionnement. Développés à la demande des grands « donneurs d’ordre » (les gros industriels qui font travailler des centaines de sous-traitants) et imposés à toute la chaîne industrielle, ils harmonisent, structurent et codifient les bases de données, formats d’échanges d’information et procédures industrielles. Travaillant avec des outils communs depuis  les fabricants  de matériaux jusqu’aux  grands intégrateurs de systèmes, les acteurs de la chaîne peuvent harmoniser leurs nomenclatures et références, partager les études, simulations,  analyses, faits et incidents techniques, assurer la traçabilité de milliers de pièces et équipements et de manière plus globale multiplier les échanges de données numérisées afin d’amener l’information où elle est utile et au bon moment.

Cette évolution permet d’optimiser les flux de marchandises – le développement de la logistique « zéro stock » et de la livraison « juste à temps » ont été parmi les postes de réduction de coûts les plus spectaculaires des dernières années, au prix d’une pression toujours croissante sur le travail ‒ d’impliquer  un nombre croissant de partenaires dans chaque projet et donc d’accéder en théorie à la plus grande expertise pour faire face à chaque problème, de réagir beaucoup plus vite aux imprévus, de prévenir les incompréhensions entre partenaires industriels (3) et de s’affranchir en partie du réflexe de rétention de l’information mis en lumière par la sociologie des organisations.

Au bout de cette logique d’intégration  se trouve le concept d’entreprise  virtuelle : tout en étant juridiquement et socialement éclatée en dizaines d’entités, la chaîne de sous-traitance se trouve contrôlée comme s’il s’agissait d’une seule entreprise.

Investir dans le temps long

Les nouveaux outils permettent ainsi d’explorer beaucoup plus d’idées que par le passé, de tester bien plus de situations et de s’affranchir de nombreuses contraintes techniques et organisationnelles, et ils portent en germe la capacité d’oser des solutions plus audacieuses, de faire des avions plus performants, plus verts, plus sûrs.

Mais le développement et le déploiement de ces nouveaux outils nécessitent de lourds investissements. Or si le secteur a été largement privatisé, il faut bien constater que l’industrie aéronautique demeure fortement soutenue par l’argent public, qu’il provienne des échelons locaux, nationaux ou européens.

En effet, entre le lancement d’un projet de nouvel avion et l’arrêt de la maintenance opérationnelle des derniers appareils volants, 60 ans peuvent s’écouler, et dans le meilleur des cas les investissements sont rentabilisés au bout de 20 ans. Un temps long qui demeure une véritable culture professionnelle du secteur mais dont on sait bien que les financiers ont horreur. La volonté d’accélérer le retour sur investissement (ainsi que celle de faire des avions « flexibles » pour répondre toujours plus vite aux desiderata des compagnies aériennes) explique donc l’empressement à introduire les nouveaux outils permettant de raccourcir  les cycles industriels ; ainsi que le malaise qui se généralise parmi les salariés du secteur au fur et à mesure que les financiers supplantent les ingénieurs  aux postes de direction et que s’impose une vision court-termiste. On a largement privatisé la filière, mais « l’initiative privée » dans  ce secteur qui investit typiquement 15 % de son chiffre d’affaire en R & D semble parfaitement incapable de jouer le rôle moteur exercé par la puissance publique depuis le Concorde et les débuts de l’Aérospatiale. Jusqu’ici, la Révolution Informationnelle n’y a rien changé.

Les outils numériques de la désindustrialisation

Aussi en plus de la réduction des temps de cycles industriels, le secteur n’échappe pas non plus à l’exigence actionnariale de réduction des coûts. Les recettes sont identiques à celles appliquées dans d’autres secteurs :

– chasse aux gaspillages de toute sorte ;

– « modération » salariale  et pressurisation des fournisseurs ;

– externalisation de toute fonction hors « cœur de métier »

pour faire jouer à plein la concurrence ;

– briser la syndicalisation ;

– opposer le chantage à l’emploi à toute revendication des employés de la chaîne de sous-traitance ;

– accroître la part des fournisseurs « pressurisables » dans la chaîne de valeur ;

– délocalisation (qu’il  s’agisse  d’aller  « en zone dollar » pour atténuer le coût de la domination du billet vert sur toute l’économie du transport aérien ou plus prosaïquement pour tirer profit des immenses armées de réserves de travailleurs chinois ou mexicains).

Il faut cependant noter que dans l’aéronautique plus qu’ailleurs ces réductions de coûts ne sont acceptables qu’à la condition de ne pas s’accompagner de trop notables pertes de qualité, et en particulier que toutes les précautions  soient prises en termes de garanties de sécurité. C’est donc aussi pour permettre de concilier externalisation/délocalisation et garanties suffisantes de qualité que les nouveaux outils sont voulus « collaboratifs  », conçus pour assurer que les processus qualité, normes, qualifications et standards appliqués d’un bout à l’autre de la chaîne soient communs.

Le concept de certification sous-tend et supporte cette logique : pour qu’un avion soit autorisé à voler, il faut que chaque étape de conception et production ait été analysée et acceptée par les autorités  compétentes. Cela coûte cher et prend du temps, et comme pour les autres étapes du cycle de développement d’un avion toute forme de standardisation permettant de réduire les coûts et délais de la certification est encouragée.

Ainsi au nom de la qualité et de l’efficacité, il s’agit non seulement de morceler la chaîne industrielle de sous-traitance et délocaliser en détruisant emplois et solidarités, mais il s’agit également au travers de ces outils et de leur mode d’usage d’ôter toute autonomie industrielle et managériale aux fournisseurs, sommés de se soumettre  en toute chose aux règles édictées par le grand « donneur d’ordres ». Et en s’appuyant sur une concurrence à l’échelle européenne et mondiale, les puissants  services des achats  et de la qualité des grandes industries n’ont aucune difficulté à imposer ces abdications  de souveraineté à des pans entiers du tissu économique.

Passage des savoir-faire cognitifs dans l’ordinateur

Le déploiement des technologies numériques n’est pas non plus sans conséquences sur les travailleurs euxmêmes, y compris sur ceux qui avaient jusque là été relativement épargnés par la Révolution Industrielle. Les techniciens, ingénieurs et experts de toutes disciplines, privilégiés comparativement  aux ouvriers, sont ainsi désormais sollicités quotidiennement pour mettre au point les nouveaux outils informatiques, nourrir les bases de données et optimiser empiriquement les processus qui règleront le fonctionnement de l’ensemble, exactement comme les artisans  ont dû être historiquement sollicités pour mettre au point les filatures et machineries qui les ont par la suite transformés en ouvriers. Réduits à de pures forces de travail, autrefois musculaires et aujourd’hui nerveuses, le capitalisme n’a plus besoin qu’ils connaissent  les détails ni la finalité de leur travail, mais seulement qu’ils sachent utiliser les logiciels, processus et recettes managériales prêtes à appliquer.

Cette « prolétarisation »  (4) de nouvelles catégories de travailleurs ne se fait pas sans résistance,  si bien que « l’acceptabilité » est désormais un facteur pris en compte lors d’un changement d’outil ou d’organisation. Pourtant elle avance résolument et entraîne un déclassement fonctionnel des techniciens  et cadres « non-sup », qui s’accompagne d’un mal-être au travail grandissant. L’enquête Gallup réalisée en 2009 auprès des salariés d’Airbus a ainsi montré une insatisfaction profonde (91 % des salariés de l’avionneur se disent

« désengagés » et 30 % « activement désengagés »). Un constat, plus large à mettre en parallèle est la désaffection pour les filières scientifiques, et à l’intérieur de ces filières pour les voies d’expertise : les jeunes doctorants valorisent très difficilement leur excellence auprès des entreprises et une grande partie des jeunes ingénieurs souhaite devenir manager, chef d’équipe ou chef de projet, et surtout éviter la voie dangereuse de l’expertise scientifique et technique. Et parallèlement, les sociétés qui les emploient ne cessent de mettre en avant l’excellence et l’expertise de leurs équipes, tandis qu’à chaque grand évènement du secteur il se trouve des PDG et cadres sup pour déplorer la pénurie de main d’œuvre qualifiée pour répondre aux exigences d’un  secteur aéronautique et spatial qui aurait besoin de cerveaux toujours plus brillants. Mais dans les établissements d’enseignement dans lesquels ces personnes siègent au conseil scientifique, les programmes  proposent de plus en plus  d’enseigner Java, Matlab, C ++, DOORS, SAP, CATIA, etc. Et proposent ainsi aux étudiants de devenir les opérateurs  spécialisés de logiciels dont ils ne connaîtront jamais les rouages secrets de fonctionnement, propriété intellectuelle oblige. Et étant donnée l’obsolescence rapide des technologies numériques et l’absence de moyens réels de formation  professionnelle au fil de la carrière, les bienheureux  spécialistes du logiciel en vogue peuvent souvent compter leurs années « d’employabilité » sur les doigts d’une main.

Prendre soin du travail

Déstructuration des systèmes productifs et prolétarisation des travailleurs intellectuels ne sont pourtant pas les conséquences  inéluctables  de la Révolution Informationnelle,  mais seulement le résultat de l’usage toxique des outils numériques qu’imposent les exigences de rentabilité financière de plus en plus prégnantes dans le secteur aéronautique comme ailleurs.

Les logiciels libres préfigurent  sans doute une économie post-capitaliste de la contribution, mais d’ores et déjà les capacités d’échange, de partage et de traitement des informations ouvertes par les réseaux numériques pourraient être le socle technologique de nouveaux pouvoirs obtenus par les salariés, dans les entreprises et, au delà, dans les chaînes intégrées de sous-traitance, pour :

– contrôler l’élaboration et l’application des procédures et l’organisation du travail ;

– s’opposer à la généralisation infantilisante et destructrice du management à l’américaine ;

– se réapproprier  le droit de faire un travail de qualité et de prendre soin de leur bien-être au travail et de leur environnement écologique et social ;

– mettre fin à l’irresponsabilité généralisée qui détruit la planète et les sociétés.

Les services de la qualité, dont les directeurs sont au plus haut dans  les organigrammes  de direction des grandes sociétés, sont  ainsi des cibles clefs pour les luttes à mener.

Et la conquête aérospatiale des cieux par l’humanité pourra être vraiment une grande aventure de progrès scientifique et de rencontre entre les femmes  et les hommes de notre toute petite planète.

(1) Mais pas de réseau pour les téléphones mobiles, les passagers ne souhaitant heureusement pas subir les conversations de leurs voisins…

(2) Par exemple nombre et emplacement des moteurs, avion à hydrogène, structure en aile volante ou corps large, avion hypersonique…

(3) on pense aux retards de l’a380 imputés à l’usage de logiciels de modélisation de câblage non communs entre les différents sites d’airbus et vraisemblablement non « collaboratifs », incapables de se parler…

(4) Prolétarisation au sens d’aliénation objective et subjective par passage des savoir-faire des travailleurs vers les machines.

 

 

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