Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Evasion fiscale : une commission d’enquête au Sénat dans la jungle du capitalisme

A l’initiative des parlementaires du Groupe communiste, républicain et citoyen du Sénat, une commission d’enquête portant sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales vient d’être mise en place.

Une commission bienvenue dans le contexte politique actuel et qui appelle quelques observations.

Arbre et forêt

« Le code général des impôts, ce n’est pas compliqué. Tu as l’arbre du principe et tu as la forêt des exceptions ! » Au-delà de la formule, ce qui inspire, complexifie et opacifie notre droit a donné naissance à l’un des sports les plus pratiqués dans notre pays : l’évasion fiscale.

Et force est de constater que le débat politique et fiscal, que droite et PS ont longtemps voulu focaliser sur la question de la dépense publique, a pris évidemment un tour nouveau depuis qu’il est clairement apparu que les mesures dérogatoires  au droit commun finissaient par tant peser sur le niveau des recettes fiscales, qu’il fallait voir dans leur surabondance une cause essentielle du déficit public.

Chacun doit en effet désormais garder à l’esprit que l’accumulation de lois de finances, de textes à portée ou visée économique  assorties de baisses d’impôts, de réductions de cotisations  sociales patronales est telle que ces moins-values  de recettes fiscales contribuent, aussi sûrement que la situation économique générale, aux déficits publics qu’on tente aujourd’hui de faire solder par le monde du travail, les familles modestes, les assurés sociaux…

Les rapports de la Cour des comptes, ceux du Conseil des prélèvements obligatoires sont sans appel : 178 milliards d’euros sont ainsi consacrés, chaque année, à alléger la contribution des entreprises au financement du budget de l’État comme à celui de la Sécurité sociale.

C’est là une somme supérieure au déficit cumulé des deux structures publiques.

Nous avons une législation fiscale et un système de prélèvements obligatoires que l’on peut, sans risque, qualifier de structurellement  déficitaire ce qui rend d’autant plus insupportable toute politique ou toute proposition politique, d’où qu’elle vienne, qui entend réduire ce déficit en agissant sur le levier de la dépense publique directe.

Deux exemples suffisent à qualifier les choses.

L’impôt progressif sur le revenu rapporte, compte tenu de tous les modes d’alimentation des recettes (application du barème, récupération de droits non acquittés, application des retenues à la source et dispositifs particuliers d’imposition), environ 58 milliards d’euros. Les mesures correctrices et dérogatoires ont un coût budgétaire supérieur à 40 milliards d’euros (pour ce qui est chiffré).

L’impôt sur les sociétés devrait rapporter en 2012 44,6 milliards d’euros.  Les mesures  correctrices  et dérogatoires le concernant coûtent aujourd’hui pas moins de 106 milliards d’euros.

Poser comme principe que nous procédions à une approche critique de l’ensemble des dispositifs en vigueur constitue d’ores et déjà une des missions que peut s’assigner la commission d’enquête créée à l’initiative des parlementaires communistes du Sénat.

Se demander par exemple, si l’entourage  fiscal de l’assurance-vie s’avère pertinent quant à l’allocation de l’épargne des ménages est déjà une piste de réflexion parmi d’autres.

Mais se demander si le régime d’imposition des groupes intégrés est un bon outil, répondant à ses impératifs de création  (« neutraliser  les conséquences  fiscales des choix de gestion des entreprises  ») et n’a pas quelques « coûts cachés » n’est pas secondaire.

Ainsi il existe une mesure fiscale tendant à favoriser les investissements productifs à l’étranger des groupes français et même à y prendre en compte leurs dépenses de prospection commerciale.

À la moins-value  fiscale immédiate, il est évident qu’une telle mesure peut parfaitement, à moyen long terme, avoir un coût social (les emplois créés ailleurs viennent « doublonner » ceux existant  ici) et un coût économique (la réimportation de produits fabriqués ailleurs, qu’ils soient finis ou non, contribue au désastre de notre commerce extérieur, malgré une amélioration des recettes de TVA, par exemple).

La commission d’enquête peut fort bien se donner comme mission d’appréhender la réalité de ces coûts sociaux et économiques  systémiques qui s’ajoutent, de fait, à la moins-value  fiscale et légitiment, bien souvent, au-delà de l’optimisation,  les fameux « choix de gestion ».

Et, là encore, ne s’agit-il que de ce qui est à peu près connu…

Sous la forêt, des passages secrets ?

Il n’est pas utile ici de faire le tour de l’ensemble des dispositifs conduisant les entreprises de notre pays, comme les particuliers détenteurs de hauts revenus et de patrimoines importants, à « optimiser  » de la manière la plus légale qui soit le traitement fiscal de leurs revenus et de leurs actifs.

Certains de ces dispositifs ont été largement commentés par les médias, sont au cœur du débat politique (notamment quand Sarkozy entend échanger la prime pour l’emploi contre une baisse des cotisations sociales abusivement  qualifiées « d’ouvrières ») et cela pourrait nous faire perdre de vue quelques aspects de fond.

C’est qu’il y demeure tout de même une croyance, assez tenace dans notre pays, qui voudrait que la fiscalité (et la manière d’en jouer) constituerait l’alpha et l’oméga de toute gestion d’actifs, de patrimoine ou de production, alors même que bien des aspects nous rappellent que la question n’est, au fond, que secondaire et que l’optimisation  fiscale, ce sport tant pratiqué par les conseillers financiers, n’est finalement qu’une sorte de « complément de programme  ».

Car les moyens par lesquels la valeur ajoutée, c’est-à-dire la richesse créée par le travail, peut échapper à l’impôt ou être capitalisée par les actionnaires sont multiples et participent bien souvent de stratégies où la fiscalité ne fait qu’accompagner un processus plus complexe.

Le cas des groupes à vocation transnationale est éminemment instructif de ce point de vue, puisque les modes de répartition de la valeur ajoutée y ont autant à voir avec l’optimisation fiscale qu’avec celle des moyens de production et des circuits la permettant.

Une vive émotion, parfaitement  légitime, s’est manifestée quand GDF Suez, privatisé en grande partie grâce à la diligence de Sarkozy, a souhaité implanter une plate-forme de gestion des stockages de gaz au Luxembourg… Pur exemple d’évasion fiscale, avouée d’ailleurs dans le document de la direction de GDF (« il s’agit de favoriser la remontée des dividendes  ») mais qui ne peut faire oublier l’essentiel.

L’autre aspect, c’est qu’il est évident que ladite plateforme avait aussi, comme raison d’être, celle de générer des économies d’échelle au niveau du groupe, puisqu’il est probable  qu’elle se serait transformée en plate-forme de trading des contrats gaziers importants.

Quand on sait qu’en matière énergétique, les contrats long terme sont le plus sûr moyen de faire baisser les prix…

Cela nous ramène à la réalité de fond.

C’est qu’on peut tout aussi bien « fabriquer  » des bénéfices et des déficits au fur et à mesure de la structuration d’un groupe, des modes d’intervention et d’action de ses filiales, des échanges commerciaux et des flux financiers qui peuvent se produire entre les entités du groupe.

Ainsi, il est de notoriété publique que les filiales françaises des entreprises allemandes ou japonaises présentent, le plus souvent, une situation comptable déficitaire, conduisant « naturellement » à la réduction des impositions qu’elles peuvent acquitter.

Mais cette donnée est une donnée assez secondaire,  le plus important pour les entreprises concernées étant plutôt de s’affirmer sur le marché français (ou européen quand il s’agit d’une entreprise extracommunautaire), de conquérir des parts de marché plutôt que de payer le minimum d’imposition.

C’est que, bien souvent, ces filiales paient leur fournisseur (qui est en général sinon la maison mère au moins une des entités du même groupe) à réception de la marchandise à vendre sur le marché français, au prix convenant à l’équilibre général du groupe.

Avantage : plus le prix de vente interne au groupe est proche du prix de vente au public, moins la TVA s’avère d’un montant élevé, quel que soit le taux pratiqué, par pure application du principe d’imposition au lieu de destination.

Et l’essentiel de la plus-value est taxé là où on le souhaite.

Autre élément qui n’est pas sans importance  : la situation structurellement déficitaire de la comptabilité d’une entreprise est souvent le plus sûr moyen de paix sociale et de consensus sur la nécessité de réaliser des gains de productivité, puisqu’une sorte « d’épée de Damoclès » invisible,  sous forme  de léger déficit ou de faible excédent, plane sans cesse au-dessus des salariés.

L’affaire peut d’ailleurs aussi exister en France, à partir d’un groupe dont les activités sont multiples.

Plus audacieux encore est le processus qui affecte le secteur de la distribution.

Voilà un secteur qui n’est pas, à proprement parler, créateur d’une valeur ajoutée très importante, la seule valeur ajoutée provenant, de fait, de l’exposition au public des références retenues par la centrale d’achat.

Mais toujours est-il que ce qui fait la fortune des groupes de la distribution est l’importance du « crédit fournisseurs  », c’est-à-dire de cet établissement financier prêtant à vue et sans intérêt que constituent les producteurs de biens et de services vendus dans les magasins, super et hypermarchés des groupes, et dont ceux-ci font un usage immodéré pour disposer à la fois de nouvelles liquidités mais aussi pour alléger le poids relatif de leurs obligations  fiscales et sociales.

La trésorerie d’Auchan ou de Carrefour, bon an mal an, c’est environ 20 % du chiffre d’affaires en moyenne. 20 % que l’on place, au jour le jour, sur les marchés financiers pour qu’ils dégagent des revenus plus ou moins conséquents qui font, de fait, du « crédit fournisseurs  » la masse de manœuvre des trésoriers et responsables grands comptes des groupes.

Dans l’absolu, d’ailleurs, vu le faible niveau d’imposition frappant les opérations  financières spéculatives (il n’y  a plus d’impôt  de bourse en France, pour le moment), cela devient presque plus intéressant que de vendre des poireaux ou de la viande fraîche…

Ne pas oublier, également, que l’une des méthodes les plus en vogue est celle qui consiste à créer des activités de caractère bancaire (avance de fonds moyennant intérêt par exemple) entre entités d’un même groupe.

Le remboursement d’une avance peut alors donner lieu à compensation avec intérêt et « aspirer  » utilement une bonne part de la « plus-value  » réalisée  au plan local, la marge passant dans la « seringue  » du remboursement du service financier ainsi rendu.

Plus complexe encore est le dispositif qui consiste à organiser, au sein d’un même groupe (les sociétés néerlandaises,  habituées  des rivages tranquilles  de Curaçao ou d’Aruba, ont une solide expérience en la matière), la domiciliation d’entreprises ou d’entités dédiées à des activités de services, notamment des services commerciaux  et, plus généralement, faisant appel à l’immatériel.

C’est, là encore, au niveau des groupes eux-mêmes et dans le cadre de règles qui ne sont définies que par leurs instances dirigeantes, en dehors de toute normalisation qui semble d’ailleurs extrêmement difficile à définir (l’OCDE n’a toujours pas tranché quant à une définition parfaitement satisfaisante des prix de transfert), que l’on peut décider non seulement de « domicilier  » une activité mais aussi des  « bénéfices  » et plus généralement de la « plusvalue ».

La récente affaire Petroplus, comme d’ailleurs, dans une certaine mesure, l’affaire LyondellBasell sur l’étang de Berre (il se trouve que les deux opérateurs en question ont en commun d’avoir repris une raffinerie vendue par le groupe Royal Dutch Shell), montre que la combinaison des choix de gestion internes, donc de la facturation interne des biens et services, et de l’optimisation fiscale est parfaitement concevable.

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