Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Maintenir le quotient familial, améliorer la politique familiale française

La proposition de certains dirigeants du PS de mettre en cause le quotient familial (QF) nous a plongés dans la stupéfaction. Un couple sans enfant, une femme élevant seule deux enfants, une famille nombreuse n’ont pas les mêmes besoins. à revenu égal, ils n’ont pas le même niveau de vie ; la société doit en tenir compte quand elle évalue leurs droits à prestation ou leur montant d’impôt. Ainsi, une famille avec deux enfants a droit à 1 328 euros de RSA (1) par mois, alors qu’un couple n’a droit qu’à 924 euros.

De même, l’impôt sur le revenu tient compte de la composition de la famille : à chacune, est attribué un nombre de parts fiscales, P, grosso  modo correspondant à son nombred’unités de consommation (UC), tel que l’OCDE et l’INSEE l’évaluent. La société considère que chaque membre de la famille a un niveau de vie identique, équivalent à celui d’un célibataire de revenu R/P ; la famille est taxée comme P célibataires de revenu R/P. La progressivité de l’impôt est déterminée par le barème, qui définit son taux par tranche ; elle est la même pour toutes les catégories de ménages.

Ainsi, le quotient familial est-il une composante logique et nécessaire de l’impôt progressif. Il ne fournit ni aide directe, ni avantage aux familles ; il garantit seulement que le poids de l’impôt est équitablement réparti entre des familles de taille différente.

Le QF n’est pas une « aide » aux familles, qui augmenterait avec le revenu. Serait-il normal qu’une famille avec 3 enfants ayant 4 000 euros de revenus par mois paye le même impôt qu’un couple sans enfant, de même revenu ? La différence entre l’impôt de ces deux ménages n’est pas un avantage fiscal, c’est la conséquence de leur différence de niveau de vie. À même niveau de revenu, une famille avec enfants a moins de capacités contributives qu’un couple. On ne peut remettre en cause cette logique, sans entrer dans l’arbitraire, sans surtaxer les familles.

Par ailleurs, le plafond du quotient familial tient compte du fait que la partie la plus élevée du revenu ne sert pas aux besoins des enfants ; il n’est pas trop haut puisqu’il correspond au coût moyen d’un enfant (2).

La société peut choisir d’accorder ou non des prestations sociales ; mais elle n’a pas le droit de remettre en cause le principe de l’équité fiscale familiale : chaque famille doit être imposée selon son niveau de vie. Ce serait inconstitutionnel, contraire à la Déclaration des droits de l’homme selon laquelle : « Chacun doit contribuer aux dépenses publiques   selon ses capacités contributives ». La loi garantit le droit des couples à se marier (ou à se pacser), à fonder une famille, puis à mettre en commun leurs ressources. L’impôt doit être familial et doit évaluer la capacité contributive de familles de composition  différente. Si le législateur s’estime incapable de comparer le niveau de vie de familles de tailles différentes, il doit renoncer à la progressivité de l’impôt. Aussi est-il permis de faire confiance au Conseil constitutionnel pour empêcher toute remise en cause du quotient familial (3).

La seule critique du système du quotient familial, socialement et intellectuellement recevable, doit porter sur ses modalités  et non sur son principe. Les parts fiscales correspondent-elles bien aux unités de consommation (compte tenu d’une obligation de simplicité) ?

Certains responsables du Parti socialiste ont repris, début 2012, la thèse selon laquelle le quotient familial est injuste car il ne profiterait pas aux familles les plus pauvres qui ne paient pas d’impôt, et profiterait plus aux familles riches qu’aux familles pauvres. Ceci dénote une totale incompréhension du fonctionnement du système socialo-fiscal.

La politique familiale française comporte de nombreux dispositifs, ayant chacun leur finalité propre (4). Les prestations sous conditions de ressources (RSA, complément familial, allocation-logement,  allocation de rentée scolaire) devraient assurer un niveau de vie satisfaisant aux familles les plus pauvres. Les prestations universelles devraient compenser, en partie, le coût de l’enfant pour les autres. La fiscalité ne peut aider les familles pauvres plus qu’en ne les imposant pas. Elle doit être équitable pour les familles imposables. Il est absurde de reprocher au quotient familial de ne pas bénéficier aux familles les plus pauvres : celles-ci bénéficient à plein de leur non-imposition.

Le tableau 1 indique le revenu disponible par UC d’un couple marié de salariés selon son nombre d’enfants, relativement au revenu par UC d’un couple sans enfant. Pour de bas niveaux de revenus, les familles avec enfants ont à peu près le même niveau de vie que les couples sans enfant. Par contre, au-delà de 2 SMIC, les familles avec enfants ont toujours un niveau de vie nettement plus bas que les couples. Encore, ne tienton pas compte du fait qu’avoir trois enfants ou plus oblige souvent la femme à réduire son activité. Il est ridicule d’écrire « un enfant de famille riche rapporte plus qu’un enfant de famille pauvre » comme si avoir des enfants était une niche fiscale, comme si avoir des enfants rapportait. Le niveau de vie de la famille est d’autant plus bas qu’elle comporte beaucoup d’enfants. Ce sont les classes moyennes  qui connaissent la perte de pouvoir d’achat relative la plus forte en ayant des enfants. Faut-il une réforme qui diminuerait encore leur situation relative ? Si une réforme est nécessaire, c’est d’augmenter  le niveau des allocations familiales pour tous, pas de modifier le QF.

Tableau 1 : Niveau de vie d’une famille selon le nombre d’enfants et la situation professionnelle relativement à un couple sans enfant en euros par mois par UC en 2009

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Source : calcul de l’auteur.

Considérons une famille avec deux enfants où l’homme est au SMIC, la femme ne travaille pas. Cette famille bénéficie, par mois, de 174 euros de prestations familiales (AF + ARS), de 309 euros de RSA et de 361 euros d’allocation logement. Son revenu disponible est de 1 916 euros pour un revenu avant impôt de 1 107 euros ; même compte tenu de la TVA, son taux d’imposition net est négatif de -44 %. Sans enfant, elle n’aurait que 83 euros de PPE (Prime pour l’emploi, 172 euros d’allocation logement. Son revenu par UC est de 912 euros par mois contre 885 euros si elle n’avait pas d’enfant. La politique familiale prend en charge la totalité du coût des enfants. Les parents ne supportent aucune perte de pouvoir d’achat du fait de la présence d’enfant.

Voyons maintenant la famille aisée avec deux enfants où l’homme gagne 6 fois le SMIC, la femme 4 fois. Elle bénéficie, par mois, de 126 euros de prestations familiales et paye 1 732 euros d’IR. Son revenu disponible est de 7 396 euros pour un revenu avant impôt de 10 851 euros ; compte tenu de la TVA, son taux d’imposition est de 44 %. Naturellement, le système français est fortement redistributif. Il fait payer les familles  aisées et finance les familles pauvres. Sans enfant, la famille aisée paierait 389 euros d’impôt de plus par mois. Son revenu par UC est de 4 402 euros par mois contre 5 819 euros si elle n’avait pas d’enfant. Les parents supportent une perte de niveau de vie de 24,4 % du fait de la présence des enfants.

Cette famille aisée reçoit 126 euros par mois d’AF, bénéficie de 389 euros de réduction d’IR et supporte 737 euros par mois de cotisations familiales. Contrairement à la famille pauvre, elle gagnerait à une suppression totale de la politique familiale.

La famille pauvre paie de la CSG, de la TVA, mais ne paie pas d’impôt sur le revenu. On voit mal comment elle serait victime de la façon dont est calculé l’IR. Elle aurait tout à gagner à une extension du poids de l’IR (même y compris le quotient familial) à la place de la CSG ou de la TVA. L’injustice de notre système, ce n’est pas le quotient familial, c’est le fait que ce seul impôt progressif ne soit pas plus important ; c’est le poids des impôts proportionnels (CSG) ou régressifs (TVA) qui ne sont pas familialisés.

Certains adversaires du quotient familial prétendent que sa suppression aurait peu d’impact sur 80 % des familles, qui en bénéficient peu. Ils oublient que le quotient familial joue aussi pour déterminer  les droits à prestations. La notion de niveau de vie de la famille disparaîtrait. Comment seraient déterminés les droits à l’allocation-logement, aux prestations sous conditions de ressources, au RSA, aux bourses scolaires, si on se refuse à évaluer le niveau de vie de la famille par la somme de ses revenus divisée par le nombre d’UC de la famille ? Ou préconisent-ils un système saugrenu où le quotient familial serait utilisé pour les prestations  et nié pour les impôts ?

Peut-on remplacer le quotient familial par un crédit d’impôt uniforme de 607 euros par enfant, comme le proposent certains dirigeants socialistes, s’inspirant d’une étude de la Direction du Trésor ? On ne peut remplacer un droit des familles : celui d’être imposé comme les couples, de même niveau de vie, par un crédit d’impôt d’un montant arbitraire, qui n’a d’autre justification que le partage des dépouilles du quotient familial, montant qui serait vite érodé par la nonindexation sur les salaires. Avec ce crédit, la prise en compte des enfants par la fiscalité perdrait toute logique. Les familles avec enfants seraient surtaxées par rapport aux couples sans enfants ; à revenu identique (par UC avant impôt), leur revenu après impôt serait plus faible. Ceci ne passera pas la censure du Conseil constitutionnel.

Les projections du Haut Conseil à la Famille prévoient « un affaiblissement du niveau de vie des familles,  si le système d’aide reste inchangé,  les familles de trois enfants et plus et les familles  modestes  étant les plus  touchées ».

Mais pourquoi cet affaiblissement ? À cause du QF ?

Non, uniquement parce que le HCF prolonge jusqu’à 2025 la pratique actuelle où le RSA et l’ensemble des prestations familiales sont indexés sur les prix et non sur les salaires, ne bénéficient d’aucune augmentation de pouvoir d’achat et donc diminuent relativement aux salaires et aux revenus médians. En 2025, la CNAF serait excédentaire de 6,7 milliards d’euros et l’État lui prendrait 9,6 milliards pour financer certaines prestations  vieillesse. Supprimons cette ponction. La CNAF disposerait de 15,3 milliards. Or l’indexation des prestations familiales aux salaires coûterait, selon ce rapport, 13,9 milliards. La CNAF aurait de quoi payer.

Une famille avec deux enfants au RSA reçoit actuellement 1 328 euros par mois, soit 40 % du revenu médian par Unité de Consommation. Dans 15 ans, il faudrait qu’elle touche, pour maintenir  son niveau de vie relatif par rapport au revenu médian, 338 euros de plus. Le crédit d’impôt proposé par certains, obtenu en spoliant les familles imposables  ne serait que de 100 euros. D’une part, on est loin du compte ; d’autre part, on affaiblit le mouvement familial en cherchant à déshabiller Pierre pour prétendre habiller Paul ; enfin, on conditionne le simple maintien de la situation relative des plus pauvres à une spoliation constitutionnellement hasardeuse des familles imposables.

La politique familiale française est menacée par l’offensive générale contre les dépenses publiques et sociales. On trouve dans le rapport Attali, dans la « Révision générale des politiques publiques   », chez les hauts fonctionnaires des ministères de l’Économie et des Finances, dans les officines technocratiques  (comme Terra Nova) le même objectif : faire des économies en matière de politique familiale, en commençant par s’attaquer aux familles des classes moyennes. Les projets du PS sur le quotient familial venaient en droite ligne de l’Administration financière.

Certes, malgré ces réussites (un taux de fécondité satisfaisant, un taux d’activité des femmes parmi les plus élevés d’Europe et qui continue à progresser), la politique familiale française reste à améliorer. La priorité devrait être d’augmenter le niveau de vie des familles les plus pauvres : le taux de pauvreté des enfants de moins de 18 ans reste élevé : 17,7 % contre 13,5 % pour l’ensemble de la population. Le RSA est nettement plus faible que le minimum vieillesse sous prétexte d’inciter ses titulaires à travailler, mais ceci pèse sur le niveau de vie des enfants, qui vivent avec des personnes d’âge actif, non avec des retraités.

Certes, il faudrait augmenter les moyens de l’Éducation nationale pour mieux aider les enfants et les adolescents en difficulté scolaire ou sociale ; certes il faut développer la garde des jeunes enfants ; certes, il faut un effort massif (en matière d’éducation, mais aussi d’équipements collectifs et sociaux), notamment dans les zones où le pourcentage d’enfants issus de l’immigration est important. Mais cet effort doit être payé par l’ensemble des contribuables (et pas spécifiquement par les familles).

La Cour des Comptes vient de découvrir un moyen de réduire le déficit public : supprimer l’indexation des prestations familiales, leur faire perdre, année après année, du pouvoir d’achat… Belle proposition, on a honte pour ses auteurs.  Non, c’est l’inverse qu’il faut faire. La ponction sur les ressources de la branche Famille doit cesser pour permettre de financer des mesures fortes pour les familles : une importante revalorisation des prestations familiales, en particulier du complément familial et de la composante « enfant » du RSA, l’attribution de la composante « enfant » du RSA aux enfants de chômeurs ; l’indexation des prestations familiales et du RSA sur les salaires, etc.

Le gouvernement actuel, qui se pose aujourd’hui en défenseur de la politique familiale, a décidé que les prestations familiales ne seraient pas indexées sur l’inflation en 2012 et perdraient 1 % du pouvoir d’achat, alors que le pouvoir d’achat des retraités était maintenu. Les enfants ne votent pas…

Il m’est difficile de penser que les familles nombreuses, et même les familles avec deux enfants, et en particulier les familles de la classe moyenne,  celles où les parents jonglent avec leurs horaires pour s’occuper  de leurs enfants tout en travaillant, soient les grandes profiteuses du système. Les citoyens attendent de la gauche une réforme fiscale qui s’attaque aux inégalités croissantes dues à l’explosion du capitalisme financier, aux revenus exorbitants des dirigeants des grandes entreprises, des financiers, des spéculateurs, des détenteurs de patrimoines importants. Faut-il leur proposer une réforme qui augmente l’imposition des familles, et surtout des familles nombreuses ? 

(1) Y compris allocation-logement.

(2) L’avantage fourni annuellement par le quotient familial est actuellement  plafonné à 2 585 euros par demi-part. Ce niveau  est justifié. Un enfant représente, en moyenne, 0,35 UC (0,3 pour les moins de 15 ans ; 0,5 pour les plus de 15 ans). Le plafond correspond à la détaxation du 35 % du revenu médian. Voir : Sterdyniak H : « Fautil remettre en cause la politique familiale française ? », Revue de l’OFCE, n° 116, janvier 2011.

(3) Comme il est intervenu en 2000 pour imposer que la PPE tienne compte de la composition familiale.

(4) Voir Sterdyniak H. (2011), op. cit.

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