Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Forfait-jour : réactualisation de la bataille du temps de travail*

Un arrêt de la Cour de Cassation sur les conditions de validité du forfait-jour des cadres a réactualisé la bataille de l’appropriation du temps de travail par les salariés en définissant concrètement le cadre collectif d’application de cet outil de gestion du temps de travail des salariés. Prenant appui sur les textes européens, cet arrêt capital donne désormais les outils aux salariés pour remettre en cause les dérives imposées autant par les évolutions de la législation française depuis 10 ans que par le management des entreprises.

La Cour de cassation a rendu un arrêt de principe le 29 juin dernier sur la validité des forfaits-jours qui a mis le feu aux poudres patronales.

Un arrêt de la Cour de cassation qui ouvre vers une maîtrise de son temps de travail par l’encadrement

Partant d’un contentieux porté par un cadre commercial soumis au forfait-jour qui réclamait le paiement d’heures supplémentaires au motif que son employeur n’avait pas rempli ses obligations de contrôle des jours travaillés ni de suivi de sa charge de travail, la Haute Cour a statué qu’une convention de forfait-jour n’était valable qu’encadrée par un accord collectif garantissant le respect des durées maximales de travail ainsi que les repos journaliers et hebdomadaires, permettant d’assurer la protection de la sécurité et de la santé du travailleur. En l’absence de cet accord ou en cas de non respect par l’employeur de ces clauses, la convention de forfait est alors privée d’effet et le salarié relève des règles normales en matière de temps de travail ouvrant droit au paiement d’heures supplémentaires.

Cet arrêt (1), qui ne remet pas en cause le principe du forfait-jour, réaffirme ainsi toute la place des accords collectifs dans l’encadrement des conventions individuelles.

Mais son intérêt va encore plus loin, car il définit les conditions concrètes de validité de la convention de forfait par la nature des garanties que doit apporter l’accord collectif qui l’encadre : le respect de la sécurité et la santé du travailleur, et son droit au repos.

Or en procédant de la sorte, le juge replace le débat social sur le contenu des garanties d’un accord individuel pour assurer sa validité. Peu importe alors que le Code du travail prévoi des clauses générales de contrôle de la durée réelle du travail des travailleurs sous forfait-jour, il faudra que ces clauses de contrôle inscrites dans un accord collectif  aient  des effets concrets permettant de protéger sa sécurité et sa santé et de garantir son repos obligatoire.

De sorte que, non seulement tout le travail du législateur visant à promouvoir  l’accord individuel contre l’accord collectif est ainsi potentiellement mis à bas, mais, en plus, il offre aux représentants  des salariés un point d’appui juridique aux revendications syndicales portant sur les modalités du contrôle du temps de travail et son contenu des salariés soumis au forfait-jour. Il permet en effet d’ouvrir la porte à une renégociation des accords collectifs en matière de forfait-jour afin d’assurer l’existence de seuils d’horaires journaliers, hebdomadaires, mensuels et annuels absents des conventions, dont le dépassement constituerait l’argument d’une situation anormale et risquée de travail préjudiciable à la santé du travailleur sous forfait-jour, et d’imposer par ailleurs la définition d’un temps de travail au-delà duquel le temps travaillé serait considéré comme heures supplémentaires et rémunéré comme tel. Il permet aussi de travailler à la mise en place d’une évaluation individuelle du temps de travail de chaque « forfaité » combinée  à un suivi collectif des charges de travail. Autant de possibilités qui s’opposent aux évolutions de la législation en matière de temps de travail de ces 15 dernières années ainsi qu’aux appétits du patronat travaillant à la flexibilisation des travailleurs et à la recherche d’une maximisation des gains de productivité du travail.

Des attaques récurrentes contre le temps de travail maîtrisé des cadres

Car tout l’enjeu est bien là. L’encadrement ne veut pas revenir à une période où il était socialement admis de dire « les cadres n’ont pas d’horaires ». Les cadres aspirent à se ménager des espaces d’équilibre entre leur vie professionnelle et leur vie privée, manifestent leur volonté d’arrêter de se soumettre à un temps de travail nuisant à la fois à leur santé et à la qualité de leur travail et veulent que ce temps soit reconnu et rémunéré.

La réduction de la durée légale de travail à 35 heures a constitué pour un certain nombre d’acteurs politiques et patronaux un séisme. Les gouvernements  successifs depuis 2002 se sont appliqués à faire tomber les verrous de la loi sur le temps de travail et sont parvenus à flexibiliser encore davantage un dispositif qui présentait déjà le défaut d’une trop grande souplesse et variabilité.

Depuis ils n’ont pas relâché leurs efforts pour en fragiliser les bases et pour soumettre  les salariés et, parmi eux, les cadres en première ligne à un temps, un rythme et à une charge de travail très élevés. Depuis 2003 ont été mis en place différents dispositifs, nombreux, complexes, rendant relativement inextricable le droit du temps de travail.

Les 35 heures sont aujourd’hui toujours sur la sellette, et certains rêvent de supprimer dans la loi toute durée légale du travail et de renvoyer cette question à des conventions entreprise par entreprise et développer le gré à gré. C’est l’orientation prise dans la loi du 20 août 2008.

Plusieurs sondages récents montrent pourtant l’indéniable attachement des salariés à la réduction de la durée légale du travail : la RTT est plébiscitée et appréciée comme une avancée  sociale importante. Tout récemment encore 70 % des cadres supérieurs et professions libérales exprimaient ainsi leur opposition  à sa remise en cause. L’encadrement s’était d’ailleurs mobilisé au cœur de l’été 2008 contre l’assouplissement du régime des conventions de forfaits avec augmentation du nombre de jours (de 218 à 235 voire 282), la mise à mal des durées maximales de travail prévues par le Code du travail, la banalisation et la généralisation du gré à gré, desserrant les contraintes  des employeurs.

Forfait-jour à la française : un outil de gestion de l’emploi des cadres condamné par le Comité européen des droits sociaux (CEDS)

Avant 1998, l’idée prévalait  que « les cadres  n’avaient pas d’horaires ». Pendant les années 90, les suppressions massives d’emplois  ont eu pour conséquence une extension de leur temps de travail. Les saisines de l’inspection du travail par les salariés avec leurs organisations syndicales sur les dépassements d’horaires se sont alors multipliées. Dans plusieurs entreprises, les cadres se sont mobilisés pour que leur temps de travail soit décompté et limité.

C’est en 2000, lorsque Martine Aubry généralise les 35 heures, qu’un régime spécifique (forfait-jour)  est créé pour les salariés considérés comme autonomes, au motif que le temps de travail pour certaines fonctions ne peut être prédéterminé. Avec la promesse des législa- teurs de l’époque que ce contrat de travail concernerait tout au plus quelques dizaines de milliers de cadres.

Après avoir condamné et mobilisé contre ce système spécifique, dès la première loi, plusieurs organisations syndicales, et tout particulièrement la CGT des Cadres et des Techniciens, avaient pris position pour un décompte horaire quel que soit le forfait, permettant d’articuler autonomie, protection de sa santé au travail, reconnaissance et conciliation  vie professionnelle et vie privée.

Le forfait-jour permet de décompter le temps de travail non en heures – comme c’est la règle générale – mais en jours, avec un maximum de 218 (217 avant 2008). Le décompte en jours travaillés conduit à se passer de tout décompte horaire du temps de travail sous la seule réserve de l’application des articles du Code du travail relatifs au repos quotidien et au repos hebdomadaire.

Une fois soustraits les repos obligatoires, les salariés soumis à une convention de forfait-jour peuvent travailler jusqu’à 78 heures par semaine. Très loin des 35 heures ! Très au-delà, aussi, des engagements pris dans la Charte sociale européenne. À tel point que, saisie à plusieurs reprises par des syndicats français (CGT et CFE-CGC), l’instance européenne chargée de veiller à la bonne application de cette charte a estimé que la France était hors des clous. Et après avoir déclaré en 2002 et 2005 que la réglementation française du temps de travail n’était pas conforme à la Charte européenne  révisée des droits sociaux fondamentaux, le CEDS a rendu une décision le 14 janvier 2011 suite à un recours de la CGT et de la CGC déposé en 2009, réaffirmant contraire à la Charte sociale européenne révisée la législation française en matière de temps de travail sur deux points essentiels : les forfaits en jours et les astreintes.

Sur le régime des forfaits en jours, le CEDS retient 3 griefs :

– En matière de durée du travail, il estime que « la durée hebdomadaire du travail est manifestement  trop longue pour être qualifiée de raisonnable au sens de l’article 2

§ 1 de la Charte révisée ».

– Concernant le dispositif sur l’accord collectif,  il considère que « la procédure de négociation collective n’offre pas de garanties suffisantes pour que l’article 2 § 1 soit respecté ». Plus précisément, il constate que « la loi n’impose pas que les conventions  collectives prévoient  une durée maximale, journalière et hebdomadaire », et note que « même si les partenaires  sociaux  ont en pratique la possibilité de le faire,  il n’est plus prévu  que lesdites conventions fixent des modalités de suivi et notamment la durée quotidienne et la charge de travail… ». De plus, observant que les conventions peuvent être conclues dans le cadre d’accords d’entreprises, il estime qu’une telle possibilité « en ce qui concerne la durée du travail, n’est conforme  à l’article 2 § 1, que si des garanties spécifiques sont prévues ». Or il relève à cet égard que « la procédure d’opposition prévue aux articles L. 2232-12, L. 2232-13 et L. 2232-27 du Code du travail ne constitue pas une telle garantie,  car sa mise en œuvre continue à présenter un caractère trop aléatoire ». En conséquence, le CEDS pose que « la situation  des salariés avec forfaits en jours sur l’année constitue une violation de l’article 2

§ 1 de la Charte  révisée en raison de la durée excessive du travail hebdomadaire autorisée, ainsi que de l’absence de garanties suffisantes ».

Sur la rémunération associée au système du forfait-jour, le CEDS estime que « les heures de travail  effectuées par les salariés soumis  au système de forfait en jours qui ne bénéficient, au titre de la flexibilité de la durée du travail, d’aucune majoration  de rémunération, sont anormalement élevées » […], entraînant de fait un état de travail gratuit, « ce qui rend la situation contraire à l’article 4

§ 2 de la Charte révisée ».

Or comme le rappelle l’institution européenne, tous les États de l’UE ayant ratifié la Charte doivent, quelles que soient les dispositions de la directive européenne, prendre des mesures pour assurer « un exercice concret et effectif des droits figurant  dans les articles de la Charte ».

Cette nouvelle configuration européenne repositionne donc le rapport de forces social dans un nouveau contexte. D’un côté, le gouvernement français doit modifier la législation interne sur le temps de travail pour la mettre en conformité avec ces décisions. De l’autre, les employeurs qui se trouvent désormais dans une situation d’insécurité juridique, ont tout intérêt à rouvrir des négociations  collectives avec les organisations  syndicales représentatives pour mettre en conformité les règles du temps de travail des entreprises avec ces décisions européennes. Sans quoi tout contentieux juridique devra se traduire par l’application par le juge des décisions du Comité européen des droits sociaux. Ce qu’a légitimement fait la Cour de cassation le 29 juin dernier.

Ouverture de perspectives de luttes et de réappropriation par les salariés de leur temps de travail

Les dispositions négociées pour les forfaits-jours  dans les accords de RTT au niveau des entreprises doivent donc aujourd’hui être réévaluées. C’est le travail qu’a engagé l’UGICT-CGT, en invitant les ingénieurs, cadres et techniciens à en dresser le bilan à travers les deux regards de la justice européenne : temps de travail réel/salaire et temps de travail/enjeu de santé et de vie privée.

Si les accords fixent assez précisément  le nombre de jours de RTT, ils ne contiennent, en règle générale, aucune disposition précise pour évaluer, contrôler, maitriser le temps de travail. Il existe actuellement très peu de dispositifs individuels ou collectifs d’alerte détectant les temps de travail trop importants. Or sans revenir au pointage, d’ailleurs inadapté aux réalités professionnelles de l’encadrement  d’aujourd’hui,  il est en revanche possible de mettre à disposition des individus, des responsables hiérarchiques et des DRH des outils d’évaluation du temps de travail.

La CGT des Cadres et des Techniciens a mis en débat des pistes possibles :

– la mise à disposition de chacun des moyens d’évaluation de son temps de travail pour en garantir une maîtrise individuelle ;

– des outils devant être articulés à un dispositif collectif de mesure du temps de travail pour vérifier en permanence l’adéquation des moyens et des charges de travail ;

– des bornes maximales de temps de travail (journalières, hebdomadaires, mensuelles, annuelles) à définir dans l’accord afin que des alertes se déclenchent  systématiquement en cas de situation  anormale, à partir des informations transmises par les deux précédents dispositifs. La confidentialité (CHSCT, médecin du travail, DRH, hiérarchie) doit être garantie pour que l’objet de ce dispositif soit de protéger la santé et la vie privée du salarié en dehors de toute autre considération.

Dans le même esprit, le salaire étant la rémunération d’une mise à disposition de qualifications pour un temps donné et mesuré, la recherche de souplesse dans l’organisation du travail collectif et individuel ne doit pas pouvoir se traduire  par une déréglementation aboutissant au travail gratuit, à l’absence de récupérations, au non-paiement des heures supplémentaires et au travail sans limite horaire, à seule fin de tenir les objectifs fixés par l’entreprise. À cet égard, il est nécessaire, comme le propose encore la CGT des Cadres et Techniciens, d’ouvrir la réflexion sur la nécessité de spécifier dans les accords de RTT le niveau forfaitaire du temps de travail horaire annuel implicite des forfaits-jours pour évaluer les heures supplémentaires à inclure dans la rémunération, sur la base d’un bilan du temps de travail réel des salariés « forfaités » et d’une réévaluation implicite des grilles de rémunération incluant le complément forfaitaire. Cela supposerait d’introduire dans les forfaits-jours des seuils trimestriels d’heures travaillées au-delà desquels les heures supplémentaires seraient rémunérées et majorées, et/ou ouvriraient des droits au repos compensatoire. Ceci pourrait alors donner lieu à un dispositif de mesure individuelle et collective du temps de travail, accompagné de moyens de suivis de charges et d’intensité du travail garantis par l’introduction de plafonds journaliers, hebdomadaires et annuels dans les forfaits-jours afin de respecter le droit à la santé des travailleurs conformément aux obligations sociales européennes.

En guise de conclusion, l’enjeu de la bataille pour la maîtrise du temps de travail des cadres sous forfait rejoint la bataille politique générale pour une autre gestion des entreprises et un autre mode de croissance économique fondé sur le développement de l’emploi. En mettant au cœur des enjeux leurs conditions de travail et en appelant à renforcer le cadre collectif de leurs contrôle, les cadres contribuent à reposer les questions de l’organisation du travail et ses finalités. Rejetant une flexibilisation du travail et le management du court terme visant la seule appropriation de la valeur par l’actionnaire, cette bataille propre à l’encadrement rejoint sur le fond celle de l’ensemble des salariés. À ce titre, elle est un outil de convergence des luttes. 

* Cet article doit beaucoup aux travaux de l’UGICT-CGT sur le sujet.

(1) N° 1956 du 29-06-2011 (09-71.107) de la Chambre sociale de la Cour de Cassation.

 

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