Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Bientôt nous aurons faim

La Politique Agricole Commune est à la veille d’une nouvelle réforme, qui semble vouloir accentuer la dérive libérale de la politique agricole européenne. Ce choix augure d’une mise en jeu désastreuse des capacités de l’agriculture européenne à assurer la souveraineté alimentaire de l’Europe. Dans son nouvel ouvrage, Gérard Le Puill pose les termes de ces évolutions  dangereuses pour l’avenir des hommes et de la planète. La rédaction d’économie et Politique a souhaité en publier des extraits

Réformer la PAC pour assurer notre souveraineté alimentaire

« Le 18 novembre 2010, le commissaire européen en charge de l’Agriculture  a fait une communication devant le Parlement européen sur la PAC à l’horizon 2020. Il s’agit d’un projet de réforme, un de plus, qui doit être soumis à discussion durant l’année 2011 dans les 27 pays membres de l’Union européenne. Dans le processus d’élaboration et d’adoption du texte définitif, les interlocuteurs  de la Commission européenne seront surtout les parlementaires européens et les ministres européens de l’Agriculture.  Les syndicats paysans et les associations diverses qui s’intéressent à la PAC interviendront  surtout auprès des interlocuteurs de la commission dans leurs pays respectifs. » […] « Cette réforme succède à beaucoup  d’autres.  En remontant  aux débuts de la PAC en 1962 ‒ dans une Europe agricole composée de six pays contre 27 aujourd’hui  ‒les premières réformes contenaient  des aspects plutôt  positifs en dépit de lacunes comme l’absence de politique  volontariste pour produire des protéines végétales destinées à l’alimentation  du bétail. » […]

« Dans le cadre du cycle de négociation commencé en Uruguay en 1986, il fut décidé d’inclure l’agriculture  dans les négociations  internationales  sur le commerce.

Dès lors qu’elle acceptait cette inclusion, l’Europe agricole était en porte à faux dans la mesure où elle offrait encore à ses paysans des prix garantis et qu’elle subventionnait ses entreprises exportatrices  sur le marché mondial. Soucieuse de paraître irréprochable, la Commission européenne présidée par Jacques Delors et les gouvernements des pays membres réformaient la politique agricole en 1992. Cette réforme mettait fin au prix garantis et introduisait des compensations financières afin d’éviter aux paysans européens d’être ruinés dans la compétition mondiale face aux gros pays exportateurs produisant sur des fermes immenses aux États-Unis,  en Australie, en Nouvelle Zélande et en Amérique du Sud.

« Ces compensations  issues de la réforme de 1992 étaient composées de diverses primes : à l’hectare pour les céréales et les oléagineux,  à la vache allaitante,  à la brebis. […] En gros, dans cet accord de Blair House, l’Europe s’engageait à renoncer à toute politique visant à améliorer son taux de couverture en graines à huile et en protéines végétales afin de garantir un débouché stable et permanent au soja américain pour nourrir le bétail européen. C’est dans ce contexte que sera finalement bouclé l’Uruguay round à Marrakech en 1994. Dans le cadre de cet accord, l’Europe mettait fin aux tarifs douaniers variables perçus aux frontières communes de l’Union sur les produits importés des pays tiers. Aux tarifs variables se substituaient  les droits fixes promis à une baisse régulière au fil des ans. L’Europe acceptait parallèlement une réduction progressive des restitutions qu’elle versait aux exportateurs de produits agricoles non transformés jusqu’à leur suppression totale à l’horizon  2013. Les primes versées directement aux paysans étaient supposées compenser  les baisses de prix de marché résultant de la confrontation directe aux règles du marché mondial.

« Malgré les concessions faites en 1992 avec cette première réforme franchement libérale de la PAC, l’Europe continuera de faire l’objet de reproches permanents de la part des grands pays exportateurs  de produits agricoles. Après un nouveau toilettage de la PAC en 1999, une nouvelle réforme est bouclée en 2003. Elle est conçue comme une tenue de camouflage. La Commission invente les Droits à paiement unique (DPU) en lieu et place des primes à l’hectare ou à la tête de bétail herbivore pour les bovins à viande et les ovins. Le DPU est présenté comme le moyen le plus à même de préserver l’environnement,  puisque déconnecté des hectares comme des volumes de production.  Sauf qu’il ne s’agit que d’une transposition des droits acquis précédemment à l’exclusion d’une somme marginale affectée au second pilier de la PAC. En clair, le gros céréalier qui percevait 90 000 € de primes annuelles pour 300 hectares de blé, d’orge de colza et de tournesol en 2000-2001-2002 percevra presque la moyenne des sommes  perçues sur ces trois années là à partir de 2005. Mais il sera libre de semer ce qu’il voudra, voire de ne rien semer du tout à condition que sa terre reste propre. S’il est sur une terre fertile, son intérêt sera de chercher de gros rendements avec beaucoup d’engrais et de pesticides. Les bonnes années comme 2007 et 2010 donnent  alors de très bons prix sur des gros volumes en plus des primes. Sur des terres à faible potentiel agronomique l’intérêt n’est pas le même. C’est ainsi que les producteurs italiens de blé dur ont réduit leur sole céréalière de 28 % dès 2005. Dans certaines fermes, il était plus rentable de percevoir l’argent sans rien semer.

« Pas plus que la réforme de 1992, celle de 2003 n’a fait cesser les critiques  des grands pays exportateurs de produits agricoles contre la PAC. Eux ne s’intéressent qu’aux débouchés solvables d’une population de 500 millions de consommateurs dans les 27 pays membres de l’Union. Pour cela, la concurrence mondialisée doit d’abord ruiner un maximum  de paysans européens afin d’accroître les débouchés pour les États-Unis, le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay, le Chili, l’Afrique du Sud, l’Australie, la Nouvelle Zélande, l’Indonésie, la Thaïlande, l’Ukraine, la Turquie et même la Chine pour certains produits impliquant beaucoup de main d’œuvre. C’est ce qui se passe depuis plusieurs années. Et la Commission européenne fait tout pour que ça s’aggrave avec la complicité de dirigeants des Etats membres de l’Union.»

Et le projet de Ciolos [tout nouveau commissaire européen] dans tout ça ?

« Dacian Ciolos, [nouveau commissaire européen,] propose trois options pour la [nouvelle] réforme [de la PAC (Communication du 18 novembre 2010).]

« La première propose de répartir de manière plus équitable les paiements directs entre les Etats membres tout en maintenant tel quel le mécanisme actuel de paiement.  Cette option vise surtout à transférer davantage d’aides aux dix derniers pays membres entrés dans l’Union en 2004 et 2007.Ce qui implique d’en retirer aux autres à budget constant. Il est peu probable qu’une majorité se dégage pour soutenir cette option.

« La seconde option propose de modifier sensiblement la définition  des paiements avec un taux de base servant de soutien au revenu des paysans. S’y ajouterait un « soutien  complémentaire  obligatoire pour les  biens publics environnementaux au moyen d’actions agro-environnementales simples, généralisées, non contractuelles et  annuelles ». Ce soutien serait « basé sur les coûts supplémentaires nécessaires à la mise en œuvre  de ces actions ».

S’y ajoute « un paiement complémentaire et optionnel à l’intention   des exploitants  des zones  soumises à des contraintes naturelles spécifiques ». On trouve encore « un paiement couplé optionnel en faveur de certains secteurs et régions ». Arrive ensuite l’idée d’« instaurer un nouveau régime pour les petites  exploitations » et de « plafonner

le taux de base (des aides) tout en tenant compte de la contribution  des exploitations de grande taille à l’emploi dans les zones rurales ».

« D’inspiration  ultralibérale, la troisième option propose de « supprimer  les paiements  directs dans leur forme actuelle » pour les « remplacer par des paiements plafonnés pour les biens publics environnementaux   et par des paiements  supplémentaires  pour les exploitants des zones soumises à des contraintes  spécifiques ». Cette option propose aussi de « supprimer  toutes les mesures de marché, à l’exception  des clauses de perturbation qui  pourraient  être utilisées en période de crise profonde. Les mesures seraient principalement axées sur les changementsclimatiques et les questions environnementales ».

« De cette communication  en trois options, le pire peut encore sortir au moment où sera arrêtée la réforme de la PAC, alors que le meilleur est improbable. [...] Dans la première page du document  il est question  de « préserver durablement le potentiel de production alimentaire de l’UE afin d’assurer la sécurité à long terme pour les Européens ».

Dans la seconde page il est écrit que la politique préconisée « permettrait à l’agriculture de l’UE d’exploiter son potentiel de productivité latent, notamment  dans les nouveaux Etats membres ». Ces deux phrases signifient que la souveraineté alimentaire n’est pas le but recherché par la Commission. Le potentiel de production de l’agriculture européenne est vu par le collège des commissaires comme une réserve d’indiens qu’il est prudent de préserver au cas où des tensions apparaîtraient dans un avenir lointain pour approvisionner les peuples d’Europe en nourriture. En attendant, la Commission  préfère les politiques d’importation  dans le seul but de faire baisser les prix à la production  sur le marché communautaire.

« Tel qu’il se présente avec ses trois options, le texte du commissaire Ciolos, très ouvert dans sa rédaction, me semble être conçu comme un appel à l’aide adressé aux parlementaires européens, aux syndicats paysans et aux ministres de l’agriculture  des pays membres, pour travailler sur la recherche d’un compromis qui pérennise l’agriculture  en Europe. Mais l’ouverture d’esprit dans l’exposé des motifs nous donne un texte vague, sans véritable  ligne  directrice. Dacian Ciolos parle de « préserver durablement  le potentiel de production alimentaire de lUE afin dassurer sa sécurité alimentaire à long terme ». Il dit aussi que « la gestion active des ressources naturelles par l’agriculture constitue un élément essentiel de la politique de préservation du paysage rural, de lutte contre la perte de biodiversité, d’atténuation  des changements climatiques  et d’adaptation à ces changements ». Il dit encore que « l’objectif devrait  être d’établir une croissance plus durable,  plusintelligente  et plus inclusive  dans les zones rurales dEurope ». Il dit enfin que la politique agricole réformée en 2013 « devrait favoriser les synergies entre l’agriculture et lélevage, par exemple  en ce qui concerne les protéines ». Il faut le prendre au mot sur chacun de ces aspects pour avancer des propositions enfin cohérentes. Il convient aussi de noter que ce texte n’évoque à aucun moment la perspective d’une augmentation  sensible du prix des énergies fossiles d’ici 2020 et qu’il n’évoque  pas davantage la manière dont l’Europe entend produire les 10 % d’agro-carburants qui entreront dans les réservoirs des véhicules à moteur d’ici cette date. »

Si j’étais un syndicaliste paysan

« Si j’étais un syndicaliste paysan, je me saisirais des propos de Dacian Ciolos sur la « croissance intelligente, durable et inclusive » pour faire la proposition suivante au ministre français de l’agriculture : conditionnons le versement des Droits à paiement unique (DPU) à la recherche permanente de ce type de croissance sans monter une nouvelle usine à gaz dans la manière de répartir les aides. Partons de l’idée que l’Europe dispose de nouveaux atouts depuis l’intégration  des dix nouveaux pays membres pour faire reculer ses achats dans les pays tiers de 75 % des protéines  végétales consommées par ses animaux  d’élevage.  Dans tous les pays européens qui disposent de terres agricoles avec des superficies suffisantes, mettons donc en place un plan de montée en charge progressive de production de protéines végétales dans la rotation des grandes cultures comme dans les herbages.

« Certains pays membre de l’Union  peuvent produire du pois protéagineux, du soja, de la féverole, du lupin. D’autres ne peuvent produire que deux ou trois de ces graines, voire une seule. Permettons  à tous les types de sols capables de contribuer de bonne manière à la production  de protéines végétales de le faire. Conditionnons le paiement des DPU de la PAC entre 2014 à 2020 à une rotation des cultures intégrant progressivement une montée en charge des cultures de protéagineux et d’oléagineux  pour tendre vers l’autonomie fourragère dans ce domaine. Tenons compte du fait que les cultures de protéagineux sont bonnes pour l’environnement  dans la mesure où elles fixent l’azote de l’air sur leurs racines, ce qui permet de réduire les apports d’engrais azotés. Le rythme de la progressivité de la montée en production  des protéagineux entre 2014 et 2020 devrait se faire à travers des contrats entre les agriculteurs concernés et les unités de transformation dont disposent déjà de nombreuses coopératives. En intégrant dans ce processus celles qui produisent déjà du diester et de la luzerne déshydratée.

« Si l’Europe ne conditionne pas le versement des DPU aux rotations de cultures qu’impliquent  les bonnes pratiques agronomiques et l’amélioration de l’état des sols comme  de l’environnement,  les « signes du marché », si chers à la Commission, conduiront trop souvent les agriculteurs à cultiver du blé après du blé et du maïs après du maïs selon les régions. De telles pratiques débouchent  sur l’épuisement  des sols alors que la rotation des cultures contribue à les régénérer. Il faut donc orienter la carotte des DPU dans la bonne direction et construire ainsi une filière de tourteaux issus de l’agriculture  européenne pour les élevages européens.

« En France, on pourrait ainsi cultiver du soja sur certaines terres du Sud et du Sud Ouest, là où l’on fait aujourd’hui trop de maïs au regard de l’état des sols comme  des réserves d’eau disponibles pour l’irrigation. Dans d’autres  régions ce sera du pois, de la féverole voire de la luzerne déshydratée comme c’est déjà le cas en Champagne Ardennes. Une filière emploie 1 400 personnes dans la seule région Champagne  Ardennes aujourd’hui mise en danger par la politique européenne. Le découplage des aides à la production avec la mise en place des DPU a poussé de nombreux agriculteurs à ne plus inclure la luzerne dans les rotations de culture. Surtout après des années de flambée des cours du blé comme en 2007 et 2010. Or la luzerne est la légumineuse qui permet de produire  les plus gros volumes de protéines végétales à l’hectare et celle qui fournit le meilleur apport azoté aux sols par un processus naturel qui permet de se passer des nitrates. Au regard de ces avantages, l’idée d’un pourcentage indispensable de culture de protéines végétales sur chaque exploitation à dominante céréalière pour percevoir les DPU apparaît ici avec son triple avantage : économique, agronomique, écologique.

« Si j’étais un syndicaliste paysan, je militerais aussi auprès du ministre de l’Agriculture pour que toutes les prairies naturelles et temporaires soient davantage semées de pâturages équilibrés  avec un mélange de graminées et de légumineuses. Et pour que les DPU de la nouvelle PAC intègrent cette exigence dans une prime à l’herbe rénovée. On sait depuis des décennies que ce mélange permet de réduire considérablement les apports de tourteaux  de soja dans l’alimentation des vaches laitières comme dans celle des animaux d’embouche. Dans le Maine et Loire, la ferme expérimentale de Thorigné, créée à l’initiative de la Chambre départementale d’agriculture, pratique l’agriculture biologique en favorisant ce système fourrager qui permet aussi de se passer des engrais azotés tout en obtenant de très bons rendements. La prime à l’herbe devrait ainsi être conditionnée  à un cahier des charges qui favorise les mélanges de graminées et des légumineuses,  le choix des variétés étant laissé aux agriculteurs en fonction  des particularités des terres qu’ils exploitent.  […]

 Les flambées des cours des céréales en 2007-2008, puis en 2010-2011 montrent  aujourd’hui  qu’une bonne réforme de la PAC suppose la mise en place de stocks céréaliers de sécurité si l’on veut éviter la volatilité des prix et la ruine des éleveurs engendrée par les poussées spéculatives.  Aucune  opération  d’achat de couverture  sur les marchés à terme n’empêchera les spéculateurs de spéculer chaque fois qu’apparaîtra un risque de pénurie mondiale de blé panifiable, de riz ou de céréales destinées à l’alimentation du bétail. Une réforme intelligente de la PAC devrait se traduire par la constitution  progressive d’un stock céréalier de sécurité équivalent à six mois de consommation avant chaque nouvelle récolte en blé panifiable et en céréales fourragères. Ce stock serait renouvelé à l’issue de chaque récolte, et déstockées prioritairement la production d’aliments du bétail. […] « Là encore, il est possible d’exiger de chaque céréalier l’apport d’un certain pourcentage de sa récolte au stock public  à un prix fixé au niveau communautaire en contrepartie du paiement des DPU. Il doit être possible également d’attribuer des droits de tirages annuels aux pays membres de l’UE quand ils sont déficitaires en céréales fourragères pour s’approvisionner dans le stock public de sécurité au moment de son renouvellement. Des mesures voisines de celles préconisées ici ont été prises aux États-Unis au moment de la grande dépression d’avant la seconde guerre mondiale et en France avec la création de l’Office du blé en 1936.

« En résumé, réformer la PAC pour obtenir une croissance intelligente,  durable et inclusive implique de faire des choix en opposition  avec la soumission au marché mondialisé et spéculatif fondé sur le dumping environnemental,  sanitaire et social. Car l’ultralibéralisme est tout autant incomptabile avec la volonté de préserver l’environnement, qu’avec la sécurité sanitaire des aliments, la souveraineté alimentaire, bref, avec « la gestion durable des ressources naturelles telles que l’air, l’eau, la biodiversité et les sols », que semble pourtant souhaiter le commissaire Ciolos. » 

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