Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

Economie et Politique - Revue marxiste d'économie
Accueil
 
 
 
 

De nouvelles gouvernances européenne et euroméditerranéenne

« Quel modèle de développement pour la Tunisie démocratique ? », tel a été le thème du Forum de l’Association des économistes Tunisiens, à Hammamet (Tunisie) les 6-7-8 juin 2011 (http://asectu. org).

De nombreux économistes tunisiens mais aussi algériens, marocains, français ou autres y ont participé ainsi que de nouveaux dirigeants politiques tunisiens dont le ministre de l’économie et celui du développement régional ou le président de la Commission nationale de lutte contre la malversation et la corruption, ainsi que d’autres personnalités, comme l’ambassadeur de l’Union européenne en Tunisie. Les discussions ont été marquées par l’impact de la révolution démocratique tunisienne, modifiant les problématiques économiques et politiques dominant auparavant. On peut souligner notamment l’opposition, en fait et non explicitée, entre une construction déjà engagée à la rencontre du G8 de Deauville en mai 2011, pour une coopération euroméditerranéenne favorisant un néolibéralisme financier renouvelé et les besoins d’autres sources et critères de financement, soutenant une démocratisation participative et le progrès social. Cette opposition s’est exprimée notamment par l’orientation néo-libérale du ministre de l’économie et l’orientation de démocratisation sociale du ministre du Développement régional. On doit néanmoins signaler la non popularisation, du moins jusqu’à présent, de ces enjeux dans le débat politique.

Paul Boccara y a présenté une importante communication dont nous donnons ci-dessous un résumé.

Ire partie. Radicalité de la crise systémique mondiale et défis de son tournant récent

Dans le cadre d’une originalité et d’une radicalité sans précédent de la crise mondiale de civilisation, il faut souligner l’importance du tournant de la crise systémique mondiale. Au plan économique, cela concerne la crise financière mondiale de 2008, la récession économique planétaire de 2009, la crise de l’euro et des dettes publiques européennes de 2010-2011 ainsi que les menaces pesant sur toutes les dettes publiques mondiales. Au plan anthroponomique, cela concerne la montée des violences et des extrémismes idéologiques de toutes sortes, dans le monde, mais aussi le début des processus d’échecs des réponses répressives et violentes, avec la montée d’exigences démocratiques,  politiques et culturelles nouvelles d’expansions et de partages, partout, comme en Tunisie et en Egypte.

Face à la réponse de l’endettement à l’insuffisance de la demande  globale, c’est d’abord l’éclatement des surendettements des ménages en 2008, liés aux endettements des banques et des entreprises. Mais c’est ensuite le relais de l’amplification des endettements publics, pour soutenir les banques et contribuer à la reprise de la croissance mondiale. Cependant, montent les risques nouveaux de l’excès des dettes publiques.

C’est  l’éclatement  probable, dans quelques années, de l’excès des dettes publiques, non seulement dans l’Union européenne comme aujourd’hui, mais un peu partout et surtout pour les États-Unis. C’est la montée du risque de chute des cours affectant la masse formidable des Bons du Trésor des États-Unis. D’où, notamment, la mise en cause de la domination du dollar. C’est l’éclatement corrélatif des surinvestissements, surtout depuis les pays émergents comme la Chine.

IIe partie. Une nouvelle gouvernance de l’Union européenne, face à la crise de l’euro et des dettes publiques

On a assisté, face à la montée très forte des déficits publics et des dettes publiques de plusieurs états européens, au déchaînement de la spéculation à la baisse sur leurs titres de dette publique. Sur les marchés financiers, c’est le relèvement important des taux d’intérêt sur les dettes à 10 ans et à 2 ans de certains états en 2010 et 2011, qui finissent par devenir intolérables. En conséquence,  c’est l’appel à l’aide des autres pays européens à des taux moindres. En contrepartie de ces aides sont imposés des plans d’austérité très durs, des engagements de privatisations, etc.

Pour organiser ces aides, deux constructions institutionnelles très importantes sont installées. C’est d’abord la création du Fonds européen de stabilité financière, fondé sur des appels de prêts sur les marchés, garantis par les états européens. Sa capacité de prêt a été portée à 440 milliards d’euros. Toutefois, son activité devrait cesser en 2013. Et une deuxième institution a dû être organisée pour pérenniser les aides aux états en difficultés graves. C’est le Mécanisme européen de stabilisation  financière, avec une capacité de prêt de 500 milliards d’euros.

Quant à la Banque centrale européenne (BCE), elle était d’abord intervenue en rachetant, contrairement à sa doctrine, des titres de dette publique de certains états sur le marché secondaire, et non directement à l’émission comme la Federal Reserve des États-Unis, ou la Banque d’Angleterre.

Face à ces mesures, s’avérant d’ailleurs insuffisantes, les critiques et les propositions alternatives montent dans les syndicats, dans les partis de gauche, et dans les mouvements  sociaux.

Les propositions  de transformations radicales se rap- portent à deux ensembles de mesures. Elles mettent toutes les deux en cause le rôle de la BCE et sa création monétaire pour des objectifs  sociaux de progrès. Il s’agit, d’une part, d’un autre type de crédit des banques, depuis des pôles financiers publics nationaux et leur refinancement par la BCE. Cela se rapporte à des taux d’intérêt très abaissés jusqu’à zéro, pour les investissements réels, matériels et de recherche, et non financiers, avec des taux d’intérêts d’autant  plus abaissés que sont programmés des emplois et des formations et avec des pouvoirs de saisine des organisations syndicales depuis les entreprises.

Il s’agit, d’autre part, en alternative aux Fonds européen de stabilité financière et au Mécanisme européen de stabilisation financière, d’une création monétaire par la BCE, pour prendre des titres de dette publique des états, affectés, par l’intermédiaire d’un Fonds de développement social européen, à l’expansion des services publics en coopération. Cette dernière proposition est notamment avancée, en vue d’un référendum européen, par le Parti de la Gauche européenne, regroupant un certain nombre de partis nationaux de gauche et de la gauche radicale

IIIe partie. Défis d’une coopération euro-méditerranée, pour un co-développement des peuples

Ces défis sont articulés à ceux d’une construction démocratique en Tunisie pour un autre modèle de développement. À la suite des grands mouvements populaires, de la chute des dictatures et des avancées vers une démocratisation en Tunisie, puis en Egypte et de toute l’onde de choc au sud et à l’est de la

Méditerranée, la question est posée d’une autre relance du projet « d’Union pour la Méditerranée ». Dès le 2 mars 2011, la Commission européenne a proposé un « partenariat pour la démocratie et une prospérité partagée ». Cependant, peuvent s’affronter, en fait, deux orientations opposées, voire éventuellement divers compromis possibles entre elles.

Pour les conditions décisives du financement, les deux pôles alternatifs opposés concernent, dans une mixité inévitable « public/privé », soit la poursuite de la prédominance des capitaux privés et du marché financier, avec la rénovation de la domination du Nord et les propositions dominantes actuelles, soit des avancées vers la prédominance des financements publics et de la création monétaire, pour inciter à l’efficacité sociale et au développement des populations. Cela rejoint les défis de la gouvernance économique de l’Union européenne elle-même, mais aussi ceux de la zone sud Méditerranée et même du monde entier.

Du côté de l’Union européenne, le projet de la Commission de mars 2011 veut renforcer son intervention mais toujours dans le même sens de la prédominance des capitaux privés, en déclarant  soutenir  les transitions politiques et économiques en Égypte  et en Tunisie. D’une part, il s’agirait de développer  encore les accords de libre-échange, afin d’accroître une intégration économique néolibérale entre l’UE et les pays du sud de la Méditerranée. D’autre part, il est proposé, plutôt que de créer une banque nouvelle pour la Méditerranée, de modifier le mandat de la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD), qui avait été instituée pour aider la transition des pays de l’Europe de l’Est après les effondrements  des régimes étatistes. Cette Banque de développement viendrait essentiellement en appui d’investissements dans le secteur privé. C’est pourquoi, il conviendrait de débattre d’un changement graduel mais fondamental des orientations des financements.

Cela renvoie principalement à l’idée d’un type de plan Marshall de l’Union européenne pour de nouvelles relations institutionnalisées, d’intérêt réciproque, avec les pays du sud de la Méditerranée. Déjà en 1998, j’avais pu faire de premières propositions en ce sens en Tunisie à l’Université d’été de « l’Association Club Mohamed Ali de la Culture Ouvrière » Il s’agit d’envisager  des aides publiques européennes, dans l’intérêt réciproque du nord et du sud de la Méditerranée, tout particulièrement par la création monétaire de la BCE, avec des tirages d’euros accordés aux banques centrales du nord de l’Afrique, coopérant entre elles. Ces dernières devraient pouvoir ainsi refinancer, en devises, à long terme et sans intérêt, des crédits sélectifs aux entreprises du Sud, à très bas taux, pour des achats d’équipements, de procédés et de recherche-développement aux pays de l’Union européenne, sur des critères et des projets favorables à la croissance et à l’emploi des deux côtés. Les taux d’intérêt aux entreprises seraient d’autant plus abaissés jusqu’à  zéro que seraient programmés de l’emploi et de la formation. Cela s’articulerait à un « Fonds de co-développement de la productivité et de coopération pour l’emploi et la formation ». Au sens technique, au-delà des expressions imagées, rappelons que le plan Marshall avait été fondé sur des dons en dollars US, par création monétaire, pour des achats d’équipements aux Etats-Unis.  Cela avait permis d’importants financements  d’investissements de re- construction et de modernisation dans les nouveaux secteurs publics industriels européens, en utilisant aussi la contre-valeur des dollars en monnaie nationale.

Précisons qu’il ne s’agit pas pour autant de reproduire les tendances hégémoniques d’alors des Etats-Unis, mais de s’appuyer sur une cogestion démocratisée, dans une nouvelle construction euro-méditerranéenne.

Aujourd’hui, cette proposition serait devenue bien plus crédible. Et cela, tout d’abord, en raison des défis nouveaux de l’Union européenne, avec la crise de l’euro, les difficultés nouvelles de la croissance et de l’emploi, la proposition d’un rôle nouveau de la création monétaire de la BCE pour développer les services publics. La crédibilité de cette transformation hardie est aussi renforcée par les mobilisations  sociales et démocratiques récentes, notamment contre le chômage et les gâchis des économies rentières et prédatrices au sud, depuis les changements de régime en Tunisie et en égypte. Cela renvoie aussi aux possibilités nouvelles de coopérations intimes et institutionnalisées entre banques centrales du sud de la Méditerranée, depuis des rapprochements de la Tunisie avec l’Egypte.

Une coopération monétaire et financière avec de nouvelles institutions, notamment entre les pays du Maghreb et jusqu’en Égypte, permettrait de développer leurs relations économiques et culturelles extrêmement insuffisantes, avec des potentiels de progression considérables. Les interventions  de la BERD refondue, prévues dès 2011, peuvent déjà être utilisées avec des critères sociaux. Et le débat sur le besoin d’une nouvelle banque de développement pour cette zone n’est par fermé.

L’intervention du FMI et des allocations de ses Droits de Tirage Spéciaux (DTS) aux banques centrales pourraient également intervenir pour étoffer encore le dispositif dans le cadre d’une nouvelle construction mondiale.

La Tunisie et l’Égypte, soutenues par les gauches européennes et les syndicats de l’Union européenne, ne peuvent-elles négocier pour modifier le « partenariat de Deauville », de mai 2011, proposé par le G8, faisant intervenir le FMI ainsi que la Banque mondiale, la Banque africaine de développement, la Banque européenne d’investissement, la BERD, la Banque islamique de développement avec un plan de prêt d’une dizaine de milliards à un maximum de 50,5 milliards d’euros sur trois ans, le 1/10 de la capacité de prêt du Mécanisme européen de stabilisation financière. Il s’agirait de faire reculer l’ouverture libérale renouvelant la domination des capitaux privés, soutenue par des aides d’accompagnement social, mais qui ne pourront entraîner des créations d’emplois suffisamment massives. Il s’agirait de faire avancer, au contraire, des créations monétaires partagées et des coopérations pour le développement des peuples et de services publics participatifs. Cela concernerait tout particulièrement des services publics contribuant à la sécurisation et la promotion de l’emploi et de la formation, des services publics de promotion de la recherche-développement, et des services publics d’impulsion des financements depuis les banques centrales. Ils viseraient à stimuler des économies mixtes public/privé, à prédominance publique et sociale profondément démocratisée.

L’affaiblissement immédiat  de la croissance en Tunisie et en Égypte contraste avec les énormes attentes des populations et la montée des revendications  salariales et d’emplois,  comme dans toute la zone sud. C’est dire l’importance de l’articulation de nouveaux financements à des avancées de productivité et d’efficacité, avec de nouvelles coopérations avec les pays de l’Union européenne et avec la progression vers de nouvelles institutions d’insertion dans l’emploi et la formation. Cela renvoie en particulier au rôle nouveau possible des syndicats, comme l’UGTT en Tunisie, et à leurs relations avec les syndicats européens. Il s’agit notamment des syndicats français avec leur proposition de sécurisation des activités professionnelles, emploi ou formation.

Soulignons enfin l’importance des défis concernant les Biens Publics et Communs mondiaux, et le rôle du carrefour méditerranéen  à propos de l’écologie et du climat, de l’énergie, de l’eau, de l’alimentation, jusqu’à la culture et la paix. En ce qui concerne l’énergie, on peut mentionner l’importance des ressources pétrolières,  gazières et solaires des pays du sud de la Méditerranée, ainsi que des capacités techniques et des besoins d’énergie alternative de l’Union européenne, au-delà du nucléaire et de l’hydraulique.  Déjà des projets comme le Plan Solaire Méditerranéen ont commencé à être mis en place, avec notamment le financement prévu de la Banque européenne d’Investissements, en visant l’interconnexion électrique entre tous les pays du bassin méditerranéen.

IVe partie. De nouvelles gouvernances économiques au niveau mondial. Avancées vers des maîtrises des marchés

La troisième édition en avril 2011, en Chine, du sommet des BRICS, Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud, qui représentent 18 % du PIB mondial et

42 % de la population du globe, a présenté leurs relations comme « un nouveau modèle de coopération économique global et un moyen significatif de faire avancer le multilatéralisme ». Les cinq pays ont déclaré s’allier pour la promotion d’un monde multipolaire, les droits au développement, et notamment la réforme du système monétaire international. Cela se rapporte notamment à l’importance considérable des réserves de change de la Banque centrale de Chine qui atteignaient 3 044 milliards de dollars fin mars 2011, avec 1 175 milliards d’avoirs de dette publique des états- Unis dès octobre 2010. Il convient de souligner que la Banque centrale de Chine a commencé à diversifier ses avoirs en devises, en achetant des titres de dettes européennes en euros, de la Grèce à l’Espagne.

Déjà, à la veille du G20 d’avril 2009, le gouverneur de la Banque centrale de Chine avait suggéré l’institution d’une monnaie de réserve internationale  non reliée à un seul pays, c’est-à-dire autre que le dollar, à partir des Droits de Tirage Spéciaux du FMI.

Plus largement il s’agirait d’avancer graduellement  pour maîtriser et commencer à dépasser les 4 marchés (travail, monnaie, production, international) du capitalisme mondialisé, avec des institutions  de partages.

Tout cela fait monter les exigences d’avancées de démocratisation participative partout, au plan politique mais aussi au plan économique et social. C’est le besoin de ne pas s’accommoder, sous prétexte de réalisme, du renouvellement de la domination des capitaux privés avec seulement quelques soutiens sociaux très limités. Le réalisme, ce serait des mesures commençant  à avancer des propositions audacieuses nouvelles, en articulant des créations monétaires partagées et mutualisées immédiatement  possibles, à partir de l’euro et de la BCE ou des DTS du FMI, et progrès social graduel de l’emploi, de la qualification, de la formation, des services publics, dans des mixités privé/public où progresserait un secteur public démocratisé et participatif. <

Il y a actuellement 0 réactions

Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.