Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Poussée démocratique historique en Tunisie et affrontements sur les perspectives

Nous publions ici une interview de Paul Boccara, né en Tunisie et qui a milité comme étudiant aux côtés de l’ancien Parti communiste tunisien avant de s’installer en France à 20 ans. Il y est intervenu tout particulièrement en 1998, à l’Université d’été de l’ « Association Club Mohammed Ali de la culture ouvrière » sur les enjeux de sécurisation de l’emploi et de la formation et des propositions pour le partenariat euro-méditerranéen en Tunisie et au Maghreb (intervention reprise dans Transformations et crise du capitalisme mondialisé. Quelle alternative ?, éditions Le Temps des cerises, 2008, p. 326-342). Lors de cette Université d’été, il avait pu discuter avec certains leaders du mouvement actuel.

Economie & Politique : La chute de Ben Ali en Tunisie constitue-t-elle une révolte ou une révolution ?
 

Paul Boccara : C’est bien plus qu’une simple révolte,
avec l’immense mobilisation populaire de décembre
2010 et janvier 2011 qui a entraîné la chute de
la dictature de Ben Ali, installée depuis longtemps,
la montée des exigences démocratiques, sociales et
culturelles nouvelles, l’onde de choc jusqu’en Égypte
et au-delà. On pourrait parler de révolution politique
avec la visée d’un nouveau régime.
Cependant, on ne peut pas parler de révolution sociale.
S’il y a sans doute un potentiel de transformations
fondamentales de portée révolutionnaire, les enjeux des
changements à venir, au-delà d’une simple démocratisation
et de quelques améliorations sociales, restent
très ouverts. Il convient plus particulièrement de souligner
l’importance des forces en place, économiques
et politiques, pour une adaptation et des changements
a minima et notamment les orientations conservatrices
ou néolibérales de plusieurs ministres du nouveau gouvernement
actuellement en charge des affaires.
 

E & P : Quels sont les facteurs principaux du mouvement qui a abouti au changement en cours ?

P. B. : On peut distinguer, à mon avis, plusieurs ensembles
de facteurs interdépendants. Il s’agit, tout
d’abord, au-delà du cas particulier de la Tunisie et du
monde arabe, des conditions nouvelles du tournant
récent de la crise systémique de la civilisation à l’échelle
mondiale.
Au plan économique, cela concerne, face à la montée
de l’industrialisation et de la salarisation du capitalisme
mondialisé, la gravité de la récession planétaire mondiale
de 2009 et de ses implications. Cela se rapporte
tout particulièrement à l’insuffisance de la demande
des pays développés et à la relance du chômage massif
sur les perspectives partout, notamment dans les pays dits en voie de développement
ou semi-émergents, aux mesures d’austérité
dans bien des pays et à la progression des protestations sociales.
Au plan anthroponomique, il s’agit, face à la montée
de l’idéologie du libéralisme mondialisé, du tournant
des interventions étatiques nouvelles de 2009 et 2010.
Cela concerne particulièrement leur soutien aux intérêts
dominants en place, mais aussi les mobilisations
des contestations idéologiques et politiques.

 E & P : Mais qu’en est-il des facteurs spécifiques propres
à la Tunisie ?
P. B. : Il convient de considérer la spécificité du cas de la
Tunisie, qui s’est révélée un maillon faible de la chaîne
mondiale de la crise de civilisation, avec aussi d’autres
pays arabes comme l’Égypte, sans négliger pour autant
les limites actuelles des mouvements de rupture.
Au plan économique, pour la Tunisie, les facteurs de
déclenchement du mouvement ont été le débordement
de l’accélération de la montée des difficultés sociales et
son opposition à la dictature policière, utilisée par le
clan familial du président, clan prédateur et corrupteur
avec son clientélisme. Il tendait à accaparer une partie
grandissante de la rente touristique et celle des bas
salaires de l’industrialisation, développée en collaboration
avec les entreprises multinationales françaises
et européennes, comme dans le textile et la confection
avec plus de 200 000 salariés, au-delà du secteur
traditionnel comme celui des mines de phosphate de
Gafsa. Ce débordement des difficultés sociales a pu
concerner, outre les bas salaires et la remontée des
prix alimentaires, la poussée du chômage, surtout le
chômage des jeunes, jeunes urbains pauvres notamment
dans les régions délaissées et plus encore jeunes
diplômés. Les difficultés accrues de tous les salariés et
des dites classes moyennes sont intervenues en liaison
avec les restrictions nouvelles dans les services publics
et aussi dans l’économie informelle des petites activités
de survie. Il faut souligner l’importance du nombre
des jeunes dans la population et dans le mouvement
social et politique.

E & P : Quelles spécificités des facteurs du mouvement,
au plan non économique de la société ?
P. B. : Au plan anthroponomique, une série de facteurs
plus nouveaux se sont conjugués pour entraîner
l’audace, la massivité et l’obstination courageuse qui
a fait « dégager » le dictateur Ben Ali et mis en cause
l’existence de son État antidémocratique et policier.
Cela se rapporte à la maturation de mouvements de
fond profonds et à des éléments déclencheurs plus
récents.
C’est la montée de l’opposition au régime de monopolisation
de fait des élections à l’assemblée et à
la présidence par le Rassemblement Constitutionnel
Démocratique, parti du président, lequel s’est succédé
à lui-même pendant 23 ans. Cette monopolisation
était accompagnée d’une tolérance de façade de quelques
formations politiques, dépossédées d’une activité
publique effective, et du contrôle du syndicat, l’Union
Générale des Travailleurs Tunisiens. Avec des dehors de
tranquillité apparente, le régime était caractérisé par
une répression policière féroce des opposants politiques,
certes contre les islamistes mais aussi, sous prétexte
de lutte contre l’islamisme, contre les démocrates
et défenseurs des droits de l’homme.
Les mouvements de fond ont d’abord concerné la progression
de l’urbanisation et la montée d’une société
civile nouvelle, ainsi que l’importance de l’éducation
scolaire des jeunes. Un autre mouvement de fond se
rapporte sans doute à l’islam. Bien que présents dans
le mouvement, les islamistes ne l’ont pas dirigé, tandis
que par ailleurs le progrès de l’islamisation de la société
était encadré par le régime. Et surtout le parti islamiste,
Ennahda, réprimé et clandestin jusqu’à la chute de
Ben Ali, a une direction qui a répudié officiellement
le terrorisme de certains groupes et affirme vouloir
participer, à la suite de son écrasement antérieur, à un
multipartisme politique réel. En outre, l’islamisme
n’est pas du tout majoritaire, malgré la diffusion accrue
de l’islam. Cette situation et ce changement se
rapprochent d’ailleurs, avec bien sûr des différences,
de la répudiation  depuis longtemps du terrorisme par
les Frères Musulmans en Égypte et de leur influence
non majoritaire, malgré l’importance de leurs
activités sociales et caritatives, ou
encore du parti islamique gouvernemental de
Turquie qui se veut démocrate et
conservateur. En outre, les conditions de l’armée
en Tunisie ont permis son attitude favorable en définitive
au mouvement populaire.
Quant aux éléments plus récents et novateurs ayant
favorisé le rassemblement contestataire, à partir notamment
du rôle symbolique des suicides, il faut tout
particulièrement prendre en compte, notamment
pour leur capacité à contrebattre la censure du régime,
les mobilisations nouvelles des jeunes éduqués sur
Internet, pour les slogans, les rendez-vous, les manifestations,
l’organisation des « comités de vigilance »
de citoyens, etc. Ont été mis à contribution Facebook,
Twitter, Youtube, ainsi que les blogs et les vidéos circulant
largement avec les téléphones portables, sans
compter l’aide extérieure des activités du groupe
Anonymous pour attaquer les sites du gouvernement
tunisien.
 

 E & P : Peut-on préciser les perspectives et les enjeux de
la suite du processus en cours ?
P. B. : En ce qui concerne les transformations politiques
et culturelles, soulignons les ambivalences et
le jeu de forces opposées, face aux incertitudes, aux
disponibilités des populations. C’est sans doute, pour
le moment, la prédominance des forces de reprise en
main néolibérale, internes et externes.
Il y aura bien sûr une poussée de démocratisation,
au plan constitutionnel et des pratiques politiques.
C’est l’avancée probable (quoique non absolument
certaine) d’un certain pluralisme effectif des partis,
de l’organisation d’élections libres de l’assemblée
parlementaire et de la présidence, avec un recul
plus ou moins prononcé de la répression policière,
de l’arbitraire administratif et de la censure. Il faut
aussi considérer une certaine progression de la laïcité,
malgré la force et la résistance de la prégnance renforcée
de l’islam, avec la montée d’un islam politique
acceptant le pluripartisme. Au plan culturel et des
moeurs, se pose aussi la question cruciale de l’avancée
des droits et des rôles des femmes, où déjà la Tunisie
avait une certaine avance, question fondamentale tout
particulièrement dans les pays arabes.
Cependant, à l’opposé d’un potentiel d’avancée d’une
démocratie participative et de sa prise en main populaire,
au-delà des « comités de vigilance », les forces
de récupération pour une progression nouvelle du
néolibéralisme l’emporteraient actuellement. Certes,
il y a une poussée d’exigences sociales et aussi sans
doute l’appui éventuel sur une tradition de solidarité
communautaire, particulièrement islamique, pouvant
se croiser avec le libéralisme occidental.
Les forces extérieures poussent également surtout dans
le sens de la récupération moderniste néolibérale, en
Tunisie comme ailleurs. Ainsi, la secrétaire d’État
américaine, Hillary Clinton, est intervenue le 15 février
sur le droit universel de liberté d’accès à l’Internet.
Elle a déclaré que les États-Unis ont entrepris
d’aider les citoyens des pays répressifs à contourner
les filtres et les censures. Et le département d’État
des États-Unis a débloqué des fonds pour soutenir
des associations travaillant sur le contournement des
« murailles » sur Internet et pour la formation dans
le monde à ces techniques, en visant à favoriser, selon
sa conception propre, ce qu’on a appelé la « Twitter
diplomatie ».

E & P : Et pour les perspectives et les enjeux économiques
et sociaux ?
P. B. : Au plan des transformations sociales et économiques,
ce qui prédomine actuellement c’est le
développement d’une collaboration nouvelle avec les
entreprises et multinationales européennes et occidentales.
Bien sûr, des négociations, notamment avec
les instances syndicales revigorées, entraîneront sans
doute certains relèvements des salaires, qui sont les plus
bas au Maghreb, et des conditions de travail. Il faut
aussi considérer l’organisation des indemnisations de
chômage, de l’amélioration éventuelle de la protection
sociale et des services publics, de certaines mesures pour
l’emploi et la formation professionnelle. Mais les forces
installées voudront les utiliser pour accompagner la
poursuite des dominations des capitaux extérieurs et
des collaborations des capitaux intérieurs.
Tout cela n’empêche pas, pourtant, l’ouverture possible
à des transformations plus radicales et de progrès
social fondamental. Pour ma part, j’ai déjà pu proposer
un autre développement et une autre coopération
euro-méditerranéenne tout particulièrement pour
la Tunisie et le Maghreb, dans mon intervention de
1998 au colloque de l’« Association Club Mohammed
Ali de la culture ouvrière », à Gammarth près de Tunis
(cf. Transformations et crise du capitalisme mondialisé.
Quelle alternative ?, pages citées). Ces propositions
prennent aujourd’hui une crédibilité plus forte, non
seulement du fait de ce qui se passe en Tunisie, mais
avec aussi ce qui se passe dans l’Union européenne.
Elles concernent un autre développement national, en
liaison avec une autre coopération internationale, avec
d’autres types de financement, de critères d’efficacité
sociale des entreprises et de pouvoirs des travailleurs et
des citoyens. Cela vise à développer et sécuriser l’emploi
et la formation avec le tissu de PME, des joint-ventures
ou association d’entreprises nationales et européennes,
d’autres services publics, la promotion des biens publics
communs, de la culture à l’écologie. Cela se rapporte
à une autre création monétaire, avec la coopération
possible entre banques centrales voisines de la zone et
avec la BCE pour un autre crédit et pour les services
publics. Une création monétaire de la Banque centrale
européenne permettrait une sorte de Plan Marshall de
type progressiste, favorisant les demandes et l’emploi
des deux côtés, Union européenne et Tunisie ou autres
pays méditerranéens, des partages et des réciprocités.
Cela rejoint les propositions récentes contre la crise des
dettes publiques, de l’euro et de l’austérité en Europe,
reprises par les formations constitutives du Parti de
la Gauche Européenne. Elles concernent une autre
création monétaire de la BCE, pour un autre type de
crédit favorisant l’investissement avec emplois et formations
et aussi pour prendre des titres de dette publique
afin de financer l’expansion des services publics en
coopération avec un Fonds de développement social
européen. Il s’agit également de nouvelles coopérations
Sud-Sud avec les voisins arabes et africains. Toutes ces
propositions de coopérations interzonales rejoignent
aussi le projet d’un FMI démocratiquement refondu
et d’une véritable monnaie commune mondiale autre
que le dollar, pour favoriser le codéveloppement des
peuples.
Si, dans le court terme, les obstacles à de tels changements
très profonds sont considérables, il faut prendre
en compte, pour les perspectives, le développement
de la crise systémique du plan zonal jusqu’au plan
mondial. Ce sont les risques concernant la relance du
chômage, l’éclatement d’une nouvelle suraccumulation
financière, pouvant mettre en cause la domination des
bons du trésor des États-Unis et du dollar, et d’une
suraccumulation réelle, du fait de l’insuffisance de la
demande mondiale et du développement des peuples.
Mais ce sont aussi, contre le recours à la violence et aux
guerres, le recul possible nouveau des références aux
menaces islamistes, et encore contre l’idéologie libérale,
la possibilité du retournement des démocratisations
pour le progrès social et culturel.

E & P : Quelle peut être la portée des potentiels de transformations
éventuels pour la crise de civilisation et l’avancée
de l’humanité vers une autre civilisation ?
P. B. : À propos de cette portée on peut considérer trois
dimensions. Il s’agit, en premier lieu, de l’onde de choc
provoquée par la chute de la dictature en Tunisie puis
en Égypte, sur le Maghreb et tout le monde arabe,
voire le monde musulman, malgré les différences des
situations, comme on commence à l’apercevoir du
Yémen, au Bahreïn, jusqu’à la Palestine et même l’Iran,
ou encore en Afrique.

En second lieu, il convient de considérer la poussée des
démocratisations contre les dictatures, qui participent
au tournant récent dans la crise systémique de civilisation,
après les mouvements engagés en Amérique latine.
Peuvent être concernés tous les pays en développement
et plus ou moins émergents ainsi que le contrecoup de
leurs transformations dans les pays développés. L’exigence
d’interventions publiques massives à la suite du
tournant d’exacerbations de la crise du capitalisme de
2008-2010 pose partout la question du contenu de ces
interventions publiques nouvelles. D’un autre côté,
face à l’exacerbation des affrontements idéologiques
et physiques violents, avec la montée du terrorisme
islamiste et des guerres comme en Afghanistan, la
question nouvelle du recul de l’épouvantail islamiste
peut contribuer à faire régresser les solutions violentes,
en faveur d’un développement pacifique, plus ouvert
aux forces de progrès et à une progression des réponses
culturelles et politiques, pour avancer vers une autre
civilisation.

Enfin, en troisième lieu, face aux antagonismes de la
domination de la civilisation occidentale mondialisée
et aux exigences de progrès de civilisation partout dans
le monde, la question d’une nouvelle civilisation de
toute l’humanité se pose plus nettement. Cette civilisation
pourrait dépasser, en les combinant, les apports
de liberté de l’Occident mais sans les égoïsmes et les
monopoles dominateurs, avec les apports de solidarité
du Sud et de l’Orient, mais sans les dominations hiérarchiques.
La France et l’Union européenne ont sans
doute une responsabilité particulière pour contribuer
à ces transformations, en relation avec leurs propres
aspirations, comme on le voit avec la proposition d’une
autre construction de la coopération euro-Méditerranée,
mais aussi les pays arabes, à l’opposé de leurs
collaborations à l’hégémonie économique, culturelle
et militaire des États-Unis dans le monde. 

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