Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Maîtriser et dépasser les marchés, et avancées des théories hétérodoxes

Dans cette seconde partie de sa communication au Congrès de la nouvelle Association Française d’Économie Politique, l’auteur rattache ses propositions radicales concernant les marchés aux débats des théories critiques anciennes et récentes.

Enjeux théoriques d’une maîtrise des marchés et d’un dépassement du capitalisme

Les théories hétérodoxes, par rapport aux courants académiques dominants, peuvent également et plus justement être appelées théories critiques. Elles s’opposent, en effet, à l’apologie qu’elles contestent des marchés et du système existant et pointent des difficultés plus ou moins graves de son fonctionnement.
Ces critiques peuvent renvoyer à l’historicité évolutive, sinon même transitoire, du système économique capitaliste. Elles entraînent souvent des propositions d’action pour répondre aux faiblesses et aux maux du système, depuis des politiques nouvelles jusqu’à des transformations proprement systémiques. C’est le cas pour Keynes avec sa mise en cause du « laisser-faire » et son appel à l’intervention systématique de l’État pour sauver le système. C’est le cas, à plus forte raison, pour Marx qui, en soulignant le caractère historiquement transitoire du système capitaliste avec ses progrès comme ses maux sociaux, vise à la construction d’un tout autre système.

Cependant, la nouveauté si originale de la crise systémique actuelle, en relation avec de véritables révolutions des opérations techniques de production et de circulation, ainsi que les défis de son tournant récent d’aggravation, demanderaient de poser autrement les questions des transformations pour en sortir. Cela s’oppose, à la fois, au renforcement du caractère conservateur d’un keynésisme amputé de ses avancées les plus audacieuses et à une vulgate dogmatique marxiste, elle aussi amputée, en escomptant de pouvoir passer, sans transition mixte, à un tout autre système. Cela concernerait des réformes radicales très profondes, visant à la fois à conserver des éléments du système existant et à introduire des éléments radicalement nouveaux, en pouvant aboutir, à travers une longue phase de transition, au passage ultérieur éventuel à un autre système économique et à une autre civilisation.

Déjà, tandis que Keynes voulait sauvegarder le système capitaliste et ses libertés, Schumpeter a dû admettre, à la fin de sa vie, dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie de 1942 puis 1946 [Schumpeter, 1942-1961], la disparition inévitable du système capitaliste, comme de tous les systèmes économiques du passé, tout en souhaitant que sa succession aille de pair avec un développement démocratique. Hayek avait, au contraire, dénoncé la marche éventuelle au socialisme dans « La route de la servitude » de 1943 [Hayek 1943-1946]. Cependant, la question cruciale renvoie, selon nous, conformément à un développement des analyses authentiques de Marx, à ce qu’il appelle après Hegel, « le dépassement » ou « Aufhebung ». Ce concept veut signifier à la fois supprimer et conserver. Il s’agit de réussir à supprimer, ici le capitalisme, mais en conservant ses forces et en allant plus loin qu’elles, en donnant une autre solution aux problèmes fondamentaux conservés auxquels ce système répond. Il s’agit ainsi d’arriver à avancer au-delà des libertés, des décentralisations et des souplesses des marchés développés dans le capitalisme, donc de maîtriser et de commencer à dépasser les marchés et non de régresser par rapport à eux, en s’y opposant de façon étatiste, autoritaire et voire totalitaire, comme jadis en Union Soviétique.

Cependant, on ne peut se contenter des critiques des limites, insuffisances et imperfections du marché, anciennes comme celles de Edward Chamberlin ou Joan Robinson, ou récentes comme celle de Joseph Stiglitz, prix Nobel en 2001, sur l’information imparfaite, tout en voulant conserver le marché, à cause de son efficacité, en le considérant comme indépassable.

Ainsi Stiglitz, dans Un Autre Monde, sous-titré Contre le fanatisme du marché [Stiglitz 2006] insiste sur « les forces et les limites de l’économie de marché » (ouvrage cité, p. 10) et il dénonce même le « fanatisme du marché », « cette croyance qui veut que les marchés conduisent spontanément à l’efficacité économique », croyance « viciée en profondeur » (Ibidem, p. 13). Il soulignait néanmoins que « l’importance de l’économie de marché des théories hétérodoxes était désormais reconnue, et, le communisme étant mort, les états pouvaient oublier les affrontements idéologiques et se consacrer à résoudre les problèmes du capitalisme » (Ibidem, p. 12). D’ailleurs, dans ce livre de 2006 il s’illusionnait quelque peu en prétendant, lors que les pratiques en cours conduisaient aux crises de 2007-2008, qu’« aujourd’hui, la défense intellectuelle du fanatisme du marché a complètement disparu ». Dans son dernier ouvrage Le triomphe de la cupidité [Stiglitz, 2010], tout en développant encore les transformations qu’il suggère, il se limite toujours à proposer des interventions de l’État et des règlementations et modifications des institutions contre les excès des marchés.

Nous appelons, au contraire, à débattre de propositions radicales, quoique raduelles et partant de premières avancées immédiates. Elles visent à maîtriser et même à commencer à « dépasser » les quatre marchés du capitalisme mondialisé : marché du travail, monétaire et financier, des productions, et marché mondial qui recoupe les trois premiers. Avec des transformations institutionnelles extrêmement profondes, il s’agirait d’aller au-delà d’un Keynésisme tiède et des seules politiques économiques d’augmentation des dépenses publiques et sociales, de renforcement de la demande globale, de création monétaire de soutien de la conjoncture, de développement des services publics, etc.

Maîtriser et dépasser les quatre marchés et avancées des théories critiques au-delà de leurs audaces antérieures

A. Marché du travail : sécurité d’emploi ou de formation, Au-delà du plein-emploi et contre les attributions autoritaires d’emplois

En France, ma proposition d’une « Sécurité d’emploi ou de formation » a contribué au projet de « Sécurité sociale professionnelle » de la CGT et ce dernier au consensus de tous les syndicats sur la « Sécurisation des parcours professionnels ».
Cela permettrait d’avancer progressivement vers l’éradication du chômage, grâce à son dépassement. Ce « dépassement », selon le concept déjà précisé, signifierait réussir à éradiquer le chômage, car on conserve sa force et le problème auquel répond le chômage, c’est-à-dire le mouvement des activités et des techniques poussé par la suppression d’emploi, mais cela sans les maux du chômage. Cela résulterait du passage de l’emploi à la formation rémunérée. Cela s’oppose aussi bien à la « flexsécurité » prônée dans l’Union européenne, avec la domination écrasante de la flexibilité de facilitation des licenciements et des sécurités très limitées, qu’aux rigidités et aux gâchis des garanties et attributions autoritaires d’emploi comme en Union Soviétique [Boccara, 2002].

On peut souligner que même si Keynes proposait le plein-emploi, il ne s’agissait pas d’éradiquer le chômage, car il admettait pour sa part 5 % des actifs comme chômage irréductible dans le plein-emploi, tandis que pour Beveridge c’était 4 %.

On peut aussi noter que Marx insistait sur le rapport faussé sur le marché capitaliste de l’emploi, car les capitalistes jouent des deux côtés en demandant des travailleurs et en poussant l’offre par le chômage. Or il s’agirait, pour ainsi dire, que les travailleurs puissent eux aussi jouer des deux côtés, en participant aux décisions de création d’emploi et en s’appuyant sur de nouvelles conditions de crédit.

Il y a une certaine relation des limites du chômage incompressible dans le plein-emploi avec le « taux naturel de chômage » de plusieurs économistes dominants contemporains. Néanmoins, on peut considérer que même Edmund Phelps, prix Nobel d’économie, en 2006, alors qu’il a pu être rangé dans « la nouvelle économie keynésienne », participe en bonne partie à une régression par rapport à Keynes. En effet il retombe dans une analyse « surconsommationniste » du taux naturel de chômage qu’il rattache fondamentalement à un taux de salaire supérieur au taux d’équilibre [Phelps, 1968]. Notons que Phelps a proposé, de façon corrélative, des subventions favorisant les bas salaires ou encore de réduire et même de supprimer les prestations de chômage, tout en mettant en cause les dites rigidités du marché du travail. Il se rapproche, dans une large mesure des conceptions du néo-classique Milton Friedman, prix Nobel en 1976, toujours sur le « taux de chômage naturel » [Friedman, 1968], un des chefs de file de l’opposition à l’interventionnisme keynésien, avec sa critique propre des politiques monétaires considérées comme laxistes.

B. Marchés monétaire et financier : nouveau crédit et monétarisation des dettes publiques, monnaie commune mondiale, au-delà des propositions de Keynes et de Stiglitz

La première transformation concernerait un nouveau crédit, avec des taux d’intérêt très abaissés, jusqu’à zéro (et même négatifs, c’est-à-dire avec des réductions de remboursement), pour des crédits longs pour les investissements réels, matériels et de recherche, avec des taux d’autant plus abaissés que sont créés de bons emplois et formations. Cela se réfère à des constructions sur quatre niveaux ; local, national, zonal (comme celui de la BCE), mondial avec une refonte démocratique du FMI et une véritable monnaie commune mondiale, autre que le dollar. Une seconde transformation concernerait la prise de dettes publiques par la création monétaire des banques centrales, de la BCE, et par le FMI nouveau, avec la monnaie commune mondiale au plan mondial. On peut noter qu’avec la proposition d’une nouvelle monnaie commune mondiale, il s’agit d’aller au-delà de la proposition de Keynes pour une monnaie fiduciaire de réserve internationale qu’il appelait « le bancor », dans ses « Proposals for an International Clearing Union » de 1942 [Keynes, 1980]. Il s’agit d’aller au-delà de la fonction de monnaie de réserve, ainsi que d’une autre définition à partir des DTS et encore de conditions nouvelles de création et d’attribution. J’ai, pour ma part, proposé d’instituer une monnaie commune mondiale autre que le dollar à partir des DTS, au début des années 1980 [Boccara, 1983 et 2009] en vue de son attribution par un FMI refondu aux banques centrales, en fonction d’objectifs mondiaux et des besoins différenciés des différents pays, de l’importance de leur population et de leur niveau de développement. Notons que Stiglitz, dans son ouvrage cité de 2006, émet dans le même sens, en se référant au Bancor de Keynes, une proposition analogue dans une certaine mesure. Mais cette dernière me semble contradictoire. D’une part, il propose une nouvelle monnaie fiduciaire internationale de réserve et, d’autre part, à l’opposé d’une création monétaire du FMI pour de véritables dons de monnaie à finalité sociale, il demande que chaque pays verse une contribution à un Fonds mondial de réserve qui émettrait la monnaie internationale en quantité équivalente et que les pays attributaires remettent donc des créances sur eux-mêmes. En outre, il évoque le besoin d’attributions en cas de crises, au lieu d’attributions régulières en fonction d’objectifs sociaux déterminés [Stiglitz, 2006, p. 354-356].

C. Marché des productions : critères de gestion et services publics. Au-delà des propositions de Keynes sur les critères de l’investissement public

De nouveaux critères de gestion d’efficacité sociale des entreprises pourraient faire reculer les critères de rentabilité, en dépassant ces critères synthétiques décentralisés, dans une mixité conflictuelle et évolutive. À l’opposé de la rentabilité « profit/capital », on combinerait économies de capital et dépenses de développement des êtres humains. Cela s’articulerait à des droits nouveaux des travailleurs et de leurs organisations pour intervenir dans les gestions. On peut noter que déjà Keynes allait dans le sens de la mise en cause des critères de rentabilité des capitaux, en soulignant dans la Théorie Générale que l’investissement public qu’il proposait de développer, n’exigeait pas l’efficacité marginale du capital pour être effectué, à l’opposé de l’investissement privé.

Face à la gravité des défis écologiques, de simples taxations et subventions ou des objectifs de réduction, comme pour les émissions de CO2, sont insuffisants.

Les limitations et règlementations devraient donc être articulées à d’autres critères de gestion pour économiser les moyens matériels. Elles seraient aussi reliées à des refontes des types de production et de consommation, impulsées par des services publics nationaux de l’environnement, coopérant au plan international, à l’opposé des illusions sur le capitalisme vert.

Le développement de participations publiques dans les entreprises et de nouvelles entreprises publiques et socialisées, ou encore l’expansion des services publics, permettraient le développement culturel d’expansion des recherches et des formations, et l’extension des pouvoirs des travailleurs.

D. Marché mondial : coopérations et codéveloppement, biens communs de l’humanité et dépassement des analyses critiques

Avec des mesures de compensation des dissymétries des échanges, des accords internationaux de coopération permettraient des réciprocités. On remplacerait l’Organisation Mondiale du Commerce par une Organisation de Coopération et de maîtrise du commerce mondial pour le co-développement. On s’opposerait aux dominations d’États et des multinationales des zones de libre-échange, transformées en zones de coopération, avec également des coopérations interzonales, du type « euro-Méditerranée ».

Cela se relie à un dépassement des critiques hétérodoxes sur le commerce international ainsi que des analyses théoriques nouvelles sur les biens publics mondiaux.

Des biens publics mondiaux ont été proposés par le Programme des Nations Unies pour le Développement, mais, avec une contradiction fondamentale [Kaul, I. et utres, 1999 ; 2003]. On admet que cela peut concerner des biens que le marché ne peut pas produire, du moins sans modification de ses règles. Mais la liste comprend l’efficacité des marchés. Alors qu’on peut penser que c’est la maîtrise et même le dépassement des marchés par des partages qui permettra de développer ces biens publics. Leur liste comprendrait donc non seulement l’environnement, l’eau, l’alimentation, l’énergie, les transports, mais aussi la monnaie et la finance partagées ou le co-développement, en ce qui concerne l’économie. Mais au-delà, cela concernerait la santé, l’éducation, la culture, le désarmement et la paix. Il s’agit d’une expansion des services publics, coopérant internationalement, jusqu’à des biens communs publics de l’humanité.

Pour finir, il convient d’insister sur le fait que l’on ne peut réussir à maîtriser et à commencer à dépasser les marchés sans l’avancée de nouveaux pouvoirs et d’une nouvelle culture pour animer les nouvelles institutions. Plus largement il s’agit, en liaison avec l’économie, de transformations au-delà d’elle dans
tous les domaines anthroponomiques de la société et de toute la civilisation.

En ce qui concerne une nouvelle gouvernance mondiale, on pourrait chercher à construire des institutions de démocratie participative internationale, au-delà du Conseil économique et social de l’ONU actuel, et d’une expansion considérable des grandes agences de l’ONU.
Pour une nouvelle civilisation, il ne suffit pas de nouveaux pouvoirs, il faut que puisse se développer une autre culture et un nouvel humanisme.
Cela se rapporterait à des valeurs de partages jusqu’à chacun. Ce serait des partages des ressources, des pouvoirs, des informations et des rôles, tout particulièrement des rôles de création, pour une civilisation
d’intercréativité.

[Les références précises des ouvrages cités n´ont pas pu être
insérées ici. Elles pourront être consultées sur le site d´économie
et Politique.]
(1) 2e partie, quelque peu abrégée, de la communication de Paul
Boccara au premier Congrès de l’AFEP, Lille 9 et 10 décembre 2010.
Pour la première partie voir le numéro précédent.

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