Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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France-Allemagne : le faux argument du coût du travail

Le cabinet COE-Rexecode, étroitement lié au MEDEF, a remis, le 14 janvier dernier, un rapport très alarmiste au ministre de l’économie, des Finances et de l’Industrie sur « la divergence de compétitivité entre la France et l’Allemagne ». Cette divergence aurait pris, à partir du début des années 2000, des proportions « sans précédent historique […] au détriment de la France ». La seule façon de faire face à une telle évolution, coûteuse en emplois et en points de PIB, serait « d’envisager un “pacte de compétitivité industrielle” entre les pouvoirs publics et les organisations syndicales et professionnelles». Ce pacte aurait pour objectif « une baisse de 5 à 10 % des coûts de production pour l’industrie sur notre territoire par une mesure de réduction des charges pesant sur le travail, financièrement compensée autant que possible par une réduction significative des dépenses publiques ».

Le constat dressé par Rexecode se présente comme sans appel : la France est distanciée, en termes de compétitivité, par l’Allemagne depuis le début des années 2000. Si les exportations  françaises représentaient, alors, 55 % des exportations allemandes, elles n’en représentent plus que 40 % aujourd’hui.

Rexecode suggère que ce décrochage compterait pour beaucoup dans le fait que le taux d’emploi aurait augmenté en Allemagne de 8 points de plus qu’en France depuis 2003, tandis que le taux de chômage y serait devenu inférieur à celui de la France.

Certes, le rapport reconnaît que, depuis longtemps déjà, ont été repérés les facteurs fondamentaux contribuant à une efficacité supérieure de l’économie allemande : des liaisons recherche-formation-production  et banquesentreprises beaucoup plus efficientes, des efforts de recherche et d’innovation dans les entreprises beaucoup plus importants, un tissu de PME, industrielles notamment, beaucoup plus dense, coopératif et moins écrasé par les grands donneurs d’ordre qu’en France. Enfin, en Allemagne, beaucoup a été fait pour conserver la base industrielle nationale. Et le développement  des activités de services, comme les délocalisations, très stimulées après l’effondrement du mur de Berlin, n’ont pas été systématiquement synonymes, comme en France, de son affaiblissement radical.

Mais qu’importe ! COE-Rexecode part du postulat que ces facteurs de domination des combinaisons productives allemandes sont si anciens qu’ils ne sauraient servir à expliquer le décrochage français des années 2000.

Aussi, l’institut ne retient-t-il qu’une seule variable explicative : le coût relatif du travail en France qui serait devenu exorbitant par rapport à celui de l’Allemagne, dans l’industrie particulièrement.

Des chiffres erronés

Cela serait dû à une spectaculaire augmentation,  côté français, qui aurait fait qu’entre 2000 et fin 2007 le coût horaire du travail dans l’industrie manufacturière y aurait augmenté de 28 % quand, côté allemand, la croissance n’aurait été que de 16 %.La présidente du MEDEF, Laurence Parisot, s’était empressée alors de déclarer que « Si on ne comprend pas qu’il y a là une explication  des plus décisives d’écart de compétitivité entre la France et l’Allemagne, c’est qu’on ne veut pas voir », qualifiant  dans la foulée le passage aux 35 heures de « sorte d’hydre de Lerne » (1).

Il y a cependant un « hic » et il est de taille. L’INSEE, en effet, a envoyé, fin 2010, des chiffres erronés à Eurostat, l’office statistique européen, pour son enquête quadriennale sur les coûts de main-d’œuvre sur laquelle s’est fondé COERexecode pour comparer salaires et coûts du travail des deux côtés du Rhin.

La direction des statistiques démographiques et sociales de l’INSEE a reconnu les faits : « Nous  nous sommes aperçus qu’il y avait un problème sur les données  de durées travaillées. Nous avions imputé trop de RTT » (2).

En fait, alors que selon les comptes nationaux,  les salariés français de l’industrie travaillent plus longtemps que leurs homologues allemands, l’enquête obtenait l’inverse : une durée du travail de 10 % plus faible en France qu’en Allemagne (3).

À la demande de l’INSEE, donc, Eurostat a retiré de son site Internet les données concernant la France qui montraient une évolution très rapide du coût horaire de main-d’œuvre entre 2004 et 2008 (+ 28 %) et un différentiel de niveau de l’ordre de 4 € (4) avec l’Allemagne. Les « solides  révisions » qui seront apportées pourraient ne plus faire apparaître qu’un différentiel d’un euro seulement !

En réalité, les méthodologies  étant en cours d’unification, les comparaisons internationales peuvent donner lieu à caution. Comme le relève d’ailleurs le journal Libération, « suivant les sources, les classements entre pays peuvent  même  se révéler assez différents » (5).

Quoi qu’il en soit, la comparaison avec la seule Allemagne peut être trompeuse, car c’est elle qui, au sein de l’Union monétaire, présente une évolution a-typique à partir de 2003-2004, en liaison avec le déploiement de tout un arsenal de guerre économique au détriment principalement de ses partenaires  de la zone euro.

Car, s’agissant de la productivité apparente du travail à l’échelle de l’ensemble de l’économie, la France et l’Allemagne présentent des profils d’évolution assez semblables sur longue période, qu’il s’agisse de la productivité par personne employée ou par heure travaillée.

La croissance de la productivité apparente du travail des deux pays se situe dans la moyenne de l’ex-Union européenne à 15 (environ 1 % par an depuis 1995 et moins depuis 10 ans). Si l’on s’en tient à la seule industrie, la productivité par personne employée ou par heure de travail a progressé entre 1991 et 2007 à des rythmes similaires des deux côtés du Rhin.

Elle a crû plus rapidement en France entre 1999 et 2004 avec la mise en place des 35 heures conçues à

« coût zéro » pour les entreprises, moyennant un gel des salaires, des gains de productivité apparente du travail et des allégements importants de cotisations  sociales patronales. Puis il y a eu, en quelque sorte, la riposte allemande avec une croissance de la productivité apparente relativement plus rapide qu’en France entre 2005 et 2007 avec la reprise de la croissance.

Au total les salariés de l’industrie étaient aussi productifs dans les deux pays avant le tournant de 2008-2009, avec un léger avantage pour la France dans la seule industrie manufacturière.

Coût du travail plus bas en France

Au-delà de l’industrie, le coût du travail a, certes, progressé moins vite en Allemagne qu’en France au cours des années 2000, mais est resté supérieur en niveau (6).

C’est ce qui apparaît en retenant une définition restrictive du coût du travail (rémunération brute annuelle des prélèvements  patronaux  assis sur les salaires) et en ne prenant en compte que les salariés à temps plein du secteur privé concurrentiel.

Le salaire annuel brut moyen des salariés travaillant à temps plein dans l’industrie et les services est largement plus élevé en Allemagne qu’en France : 43 942 € en 2008 contre 32 826 €, soit une différence de 34 %.

L’écart se réduit, mais reste substantiel au niveau du coût du travail annuel par salarié : 52 458 € en Allemagne contre 46 711 € en France, soit 12 %.

Si l’on s’en tient au revenu net après impôts, l’écart se réduit sensiblement : 25 167 € pour l’Allemagne contre 23 694 € pour la France, soit 6 %.

Ce que les économistes néolibéraux appellent le « coin fiscalo-social », c’est-à-dire la part des prélèvements sociaux et de l’impôt sur le revenu dans le coût du travail, est supérieur en Allemagne (52 % contre 49,3 % en France).

Si l’on rapporte le coût annuel du travail pour les seuls travailleurs à temps plein au nombre d’heures effectivement  travaillées, le coût horaire du travail du salaire moyen demeure supérieur en Allemagne (24,60 € contre 23,60 €), même si l’écart entre les deux économies  s’est réduit de 2000 à 2008 : le coût horaire français, qui représentait 87 % de celui constaté en Allemagne en 2000, est passé à 96 % en 2008.

Ces trajectoires différentes s’expliquent surtout par la politique de compétitivité très agressive conduite par l’Allemagne au cours des années 2000.

La faible progression du coût du travail résulte, là-bas, bien sûr du freinage salarial, pratiqué dès le milieu des années 90 en réponse au coût et à la perte de compétitivité engendrés par la réunification.

Mais cette évolution reflète surtout le choix d’une politique de désinflation compétitive en liaison avec une sensible modification de la structure du financement de la protection sociale.

En rupture avec le modèle bismarckien traditionnel de financement par cotisations sociales des salariés et des employeurs  a été notamment introduite en janvier 2007 une « TVA sociale » en contrepartie d’une baisse des cotisations sociales.

Euro fort et concurrence intra-européenne

En réalité, ces évolutions doivent être replacées dans le contexte du passage à l’euro conçu comme monnaie  unique au service de la domination des marchés financiers, et de ses fluctuations  par rapport au dollar depuis.

Cela a entraîné une intensification sans précédent, sur le marché unique européen, de la concurrence intra européenne et avec les productions venues de la zone dollar. Et cela, au terme de 10 années de réunification de l’Allemagne extrêmement coûteuses pour cette dernière mais accomplies sans dévaluation du mark, grâce à la perspective du passage à l’euro.

Chaque pays, au sein de la zone euro, s’est préparé à sa façon à ce choc, mais en ayant en vue, pour l’essentiel, la baisse du coût salarial de l’emploi.

En France, le passage aux 35 heures (1999-2006) s’est accompagné  d’un gel des salaires, de forts gains

de productivité apparente du travail et d’allégements considérables des cotisations sociales patronales dans des proportions telles que le pays est parvenu « notamment à amortir l’impact du rebond de l’euro sur la compétitivité », celui-ci s’étant  apprécié de 70 % de 2001 à 2008 (7).

Ce faisant, les entreprises françaises ont réussi à maintenir une compétitivité-prix proche de celle des entreprises allemandes.

Cela a perduré jusqu’à ce que l’Allemagne, dont la compétitivité s’était érodée avec la réunification, se lance à la fois dans une vaste restructuration de ses processus de production et une politique agressive de désinflation compétitive.

C’est ainsi que les entreprises allemandes ont accru la sous-traitance d’une partie de leurs processus de production dans des pays à bas coûts salariaux relatifs, principalement en Europe centrale et orientale.

Cette stratégie d’out-sourcing  (externalisation) « en amont afin de conserver des unités de production  en Allemagne » a fait que ce pays « a fortement puisé dans la réserve de compétitivité procurée par l’approvisionnement en biens intermédiaires et composants à l’étranger » dans le but de conserver des productions sur son territoire (8). Et cela a servi aussi à imposer une plus grande austérité salariale sur le sol national.

Ainsi, entre 1994 et 2006, la part des pays à bas salaires dans les importations de biens intermédiaires a augmenté d’environ 11,5 points pour l’Allemagne, mais de moins de 8 points pour la France (9).

Simultanément, la politique de baisse des coûts salariaux, engagée dès le milieu des années 1990, a connu une très violente amplification en 2002 et 2003 par le biais d’accords de branche, puis avec les réformes Hartz du marché du travail.

Enfin, en 2007, l’Allemagne a adopté une « TVA sociale » réduisant  les cotisations  sociales chômage.

Au final, les coûts salariaux unitaires dans l’industrie ont chuté en moyenne de 3,6 % entre 2003 et 2007 et la part des salaires dans la valeur ajoutée est passée de 65,4 % à 62,2 %.

Dans le même temps, l’Allemagne a pu massivement accroître ses exportations de marchandises vers les pays d’Europe du Sud, bénéficiant d’un essor de la demande dans ces pays, largement soutenu par un crédit à taux d’intérêt maintenu relativement bas avec l’euro.

La France rongée par la finance

Pendant ce temps, tout était fait en France pour accompagner, encourager la croissance financière de capitaux et développer l’attractivité de « Paris, place financière internationale », tandis que les groupes français exportaient massivement des capitaux à l’étranger, aux Etats-Unis notamment, contre l’emploi, les qualifications et la production nationale.

À l’inverse de l’Allemagne, en effet, « les grandes  entreprises françaises ont fait le choix d’une implantation et d’une production à l’étranger » au détriment de la cohérence et de l’efficacité de la base productive nationale (10).

Cela apparaît le plus nettement dans l’industrie automobile où « les firmes françaises peuvent avoir, par rapport à leurs homologues allemands, plus souvent privilégié une stratégie  de production  complète à l’étranger » note le Conseil d’analyse économique  (11). Il ajoute de façon significative : « Ainsi les constructeurs automobiles français ont plus souvent choisi de localiser dans des pays à bas coût l’ensemble de la production de certains modèles, de telle sorte qu’ils ont, pour la première fois en 2006, produit plus d’automobiles à l’étranger qu’en France .» (12)

Au total, alors que les échanges avec l’étranger de l’industrie automobile dégageaient encore un excédent de 0,8 milliard d’euros en 2007, ils plongent dans le rouge en 2008 et 2009 avec un déficit de 3,5 milliards et 5,3 milliards respectivement.

Ce comportement anti-national des groupes à base française est très repérable dans la balance des paiements. Le stock d’investissements directs à l’étranger en valeur comptable est passé de 559,1 milliards d’euros en 2002 à 1 003 milliards d’euros en 2008 (13). Simultanément, les investissements directs de l’étranger en France sont passés de 367,3 milliards d’euros à 712,3 milliards d’euros.

Le creusement du déséquilibre ainsi occasionné dans les échanges de capitaux a été couvert par un appel de plus en plus massif aux investissements de portefeuille étrangers en France. Cela a contribué à accentuer la financiarisation et l’extraversion  de la croissance française, la perte de cohérence du système productif français et les prises de contrôle  d’atouts français par des grands fonds d’investissements et de pensions anglosaxons et par des entreprises allemandes.


Le Conseil d’analyse économique  relève ainsi que « les performances françaises en matière de commerce extérieur, bonnes ou mauvaises, sont [...] en réalité pour moitié des performances étrangères, puisque  45 % des exportateurs et importateurs  français sont des filiales de groupes étrangers » (14). Il souligne aussi que la propension à exporter (rapport des exportations au chiffre d’affaire) d’une entreprise française rachetée par un groupe étranger enregistre « une forte  baisse » au cours des années suivant le rachat. Ce résultat peut s’expliquer « par le fait qu’en devenant  l’entreprise d’un grand groupe étranger, elle perd son autonomie  d’exportation,  au profit probablement d’autres filiales du groupe dans le cadre d’un redéploiement  de l’activité d’exportation » (15).

Et il faudrait ajouter à cet inventaire le coût des consommations intermédiaires importées par la France de moins en moins maîtrisé et en partie conditionné par les prix de transfert des multinationales  à base française, sans parler des prix imposés par l’Allemagne à la France sur les biens d’équipement importés et qui servent à sur-rémunérer les efforts de recherche-développement consentis outre-Rhin.

En réalité, l’acharnement des dirigeants français à réduire le coût du travail en France en prétendant ainsi se porter au niveau de compétitivité de l’Allemagne favorise de formidables gâchis humains, matériels et financiers qui affaiblissent encore plus notre pays. Il faudrait au contraire s’attaquer aux coûts du capital et, avec un nouveau crédit sélectif et la conquête de pouvoirs des salariés pour changer les gestions d’entreprise, mobiliser les financements pour développer toutes les capacités humaines. Et, dans cet effort, il s’agit de chercher à réorienter toute la construction  européenne contre sa tendance à donner forme à une « Europe allemande ». 

(1) Les échos, 19 janvier 2011.

(2) Cité par Les échos du 16 février 2011 sous le titre « Coût du travail, le bug de l’INSEE ».

(3) Ph. Askenazy, « Compétitivité, l’erreur de calcul », Le Monde de l’économie, 15 février 2011.

(4) 37,41 € en France et 33,37 € en Allemagne.

(5) L. Peillon, « France-Allemagne, les coups tordus du travail », Libération, lundi 14 janvier 2011.

(6) L’évolution comparée du coût du travail en France et en Allemagne. Rapport de la commission des comptes de la Sécurité sociale. Juin 2010.

(7) C. Blot et M. Cochard, « Compétitivité des pays de la zone euro ». Les auteurs relèvent que « grâce à une productivité dynamique (+ 3,2 % par an en moyenne entre 2003 et 2011) et surtout l’importance des efforts de marge à l’exportation, la France parvient à amortir l’impact des  fluctuations de la monnaie unique : de 2003 à 2008, la compétitivité-prix française ne se dégrade que de 4,6 %, tandis que l’euro enregistre une hausse de près de 40 % par rapport au dollar ».

(8) L. Fontagné et Gaulier G. , « Performances à l’exportation de la France et de l’Allemagne », Rapport du Conseil d’analyse économique-CAE(81), La Documentation française, 2008, p. 80 et 81.

(9) Ibid., p. 36

(10) Ibid.

(11) Op. cit., p. 36.

(12) Op. cit., ibid.

(13) Rapport sur la balance des paiements 2009. Banque de France.

(14) L. Fontagné et F. Toubal, « Investissement direct étranger et performances des entreprises », Rapport du CAE (89), La Documentation française, 2010, p. 59.

(15) Op. cit., ibid. p. 77.