Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Egypte : la révolution du Nil

Après celle de Tunisie, l’Intifâda qui a submergé l’égypte depuis le 25 janvier a abouti au bout de 18 jours. Un second dictateur a été écarté du pouvoir. Une attention particulière était d’autant plus consacrée à ces événements qu’au-delà des enjeux nationaux, l’égypte occupait une place de premier choix dans le dispositif stratégique régional des états-Unis et de l’Europe: premier état arabe à avoir contracté un accord de paix avec Israël, en position de médiateur dans le conflit israélo-palestinien et entre les courants palestiniens eux-mêmes, il copilotait avec la France l’Union méditerranéenne dans sa nouvelle version euro-arabe.

Le mouvement du 25 janvier a certes des origines directes, immédiates, mais résulte néanmoins des effets cumulés d’un régime instauré par Sadate à partir de 1971 : liquidation de l’héritage nassérien, « lois de la honte » (islamisation partielle), adhésion aux Plans d’Ajustement Structurel du FMI, ouverture aux investissements étrangers avec octroi de privilèges fiscaux, privatisations d’entreprises publiques, démantèlement progressif de la réforme agraire. Toutes mesures que Moubarak, successeur de Sadate depuis 1981, aggravera encore. FMI et Banque mondiale ont apprécié positivement cette expérience, en soulignant le « dynamisme » de son taux de croissance. Mais, il n’en est pas de même pour le PNUD qui classe défavorablement son IDH (actuellement 101e rang sur 169 pays recensés).

Tout cela s’est accompagné de l’autoritarisme accru d’un pouvoir corrompu et prédateur (restrictions périodiques des libertés politiques, d’information, syndicales, carte blanche à une police pléthorique). Il en est résulté de lourdes conséquences sociales : montée du chômage qui frappe la ville comme la campagne et les jeunes diplômés, cherté de la vie, bas salaires. Sur une population d’aujourd’hui 84 millions d’habitants, dont la moitié aurait moins de vingt-cinq ans, on estime que 40 % vivent au-dessous du seuil de pauvreté.

Une des originalités de l’égypte réside dans la permanence des manifestations de protestation contre les effets de ces choix officiels. D’importants mouvements marquent autant de relais, qui ne limitent en rien les feux-follets de moins amples mouvements : 1977, 2005, 2008 (1).

La « libération » du mouvement syndical de l’emprise du syndicalisme officiel fait l’objet d’un débat, dans les années 1980-1990 surtout. Pluralisme ? Unité ? Sauf dans ce cas à lutter de l’intérieur pour promouvoir cadres et orientations plus autonomes. Ou, pour remplir le vide sans détruire l’organisation syndicale existante, s’appuyer sur l’expérience des « conseils de délégués », à l’exemple des ouvriers du textile dans les années quarante (2). Toutefois, pour échapper à cette emprise, les professions libérales privilégient l’option de syndicats

Le mouvement du 25 janvier a certes des origines directes, immédiates, mais résulte néanmoins des effets cumulés d’un régime instauré par Sadate à partir de 1971 : liquidation de l’héritage nassérien, « lois de la honte » (islamisation partielle), adhésion aux Plans d’Ajustement Structurel du FMI, ouverture aux investissements étrangers avec octroi de privilèges fiscaux, privatisations d’entreprises publiques, démantèlement progressif de la réforme agraire. Toutes mesures que Moubarak, successeur de Sadate depuis 1981, aggravera encore. FMI et Banque mondiale ont apprécié positivement cette expérience, en soulignant le « dynamisme » de son taux de croissance. Mais, il n’en est pas de même pour le PNUD qui classe défavorablement son IDH (actuellement 101e rang sur 169 pays recensés).

Tout cela s’est accompagné de l’autoritarisme accru d’un pouvoir corrompu et prédateur (restrictions périodiques
des libertés politiques, d’information, syndicales, carte blanche à une police pléthorique). Il en est résulté de lourdes conséquences sociales : montée du chômage qui frappe la ville comme la campagne et les jeunes diplômés, cherté de la vie, bas salaires. Sur une population d’aujourd’hui 84 millions d’habitants, dont la moitié aurait moins de vingt-cinq ans, on estime que 40 % vivent au-dessous du seuil de pauvreté.

Une des originalités de l’égypte réside dans la permanence des manifestations de protestation contre les effets de ces choix officiels. D’importants mouvements marquent autant de relais, qui ne limitent en rien les feux-follets de moins amples mouvements : 1977, 2005, 2008 (1).

La « libération » du mouvement syndical de l’emprise du syndicalisme officiel fait l’objet d’un débat, dans les années 1980-1990 surtout. Pluralisme ? Unité ? Sauf  dans ce cas à lutter de l’intérieur pour promouvoir cadres et orientations plus autonomes. Ou, pour remplir le vide sans détruire l’organisation syndicale existante, s’appuyer sur l’expérience des « conseils de délégués », à l’exemple des ouvriers du textile dans les années quarante (2). Toutefois, pour échapper à cette emprise, les professions libérales privilégient l’option de syndicats catégoriels dont les dirigeants élus appartiennent aux Frères musulmans (3).

Les mouvements de protestation (grèves, manifestations à participation et d’ampleur variables) sont fréquents. Une montée de la « colère populaire », dès 2004, va culminer le 6 avril 2008, dans des manifestations sans précédent depuis 1948. Un préavis de grève est déposé pour le 6 avril en protestation contre les promesses non tenues de mouvements antérieurs. Mais il va s’élargir en appel à protester contre la rareté du pain subventionné, la brutale hausse du prix de nombreuses denrées alimentaires et revendiquer un relèvement du salaire minimum. L’occupation policière de la ville, des reculs du patronat sur quelques revendications vont entraver la grève, mais une manifestation spontanée de jeunes, de femmes et d’ouvriers à Mehalla, sert de tremplin à l’appel à une manifestation nationale, avec l’appui de Kefaya (4) et d’un « réseau social » informatique (Facebook) qui revendique déjà des milliers de membres. Mais si des arrestations d’activistes font avorter ce projet dans son extension, la combativité des ouvriers du textile depuis 2004 aura eu pour effet de mobiliser sous différentes formes jusqu’à 400 000 personnes, d’encourager les professions libérales à s’exprimer. Du jamais vu depuis la campagne des années quarante contre l’occupation britannique.

Les mouvements de protestation sociale ont pu être qualifiés depuis de « mode d’action routinier » (5). Ils mettent en oeuvre des catégories sociales et des revendications très diversifiées, jusqu’à concerner des professions libérales et des fonctionnaires, s’étendent sur le plan géographique, tant à la ville qu’à la campagne. C’est leur caractère social et catégoriel qui prédomine, « ainsi que leur absence de coordination », l’aspect politique étant encore du seul ressort des interventions des députés de l’opposition parlementaire.

L’étincelle du soulèvement égyptien du 25 janvier est la conséquence directe du suivi du mois de lutte tunisien et surtout de la preuve apportée de son efficacité, avec la « fuite » le 14 janvier du président Ben Ali. Les échanges de points de vue se multiplient sur le réseau Internet (Facebook, Twitter, UStream), ils concernentbientôt plus de 100 000 personnes, en majorité des jeunes, ainsi que des membres des « classes moyennes » ; rapidement l’idée d’organiser un mouvement en vue d’un meilleur avenir s’impose et une préparation concrète est en route pour le 25 janvier (6). Des dizaines de milliers de manifestants se regroupent à cette date, symboliquement choisie car il s’agit du « Jour de la Police », sur la place si bien nommée de la Libération (Mîdân al-Tahrîr). Les principaux initiateurs et premiers organisateurs au Caire sont des mouvements de jeunesse. Dès le lendemain, le mouvement prend une large extension, des centaines de milliers, puis des millions de participants, à travers tout le pays, individuellement ou sous diverses égides. Une coalition se constitue entre ces forces. Quelques jours après, les Frères musulmans et quelques personnalités les rejoignent (7). Les appels et déclarations expriment l’accord sur des objectifs communs : démission de Moubarak, levée de l’état d’urgence, dissolution du Parlement et du Sénat, gouvernement d’union nationale en vue d’une transition pacifique, réforme de la constitution, création d’une commission de personnalités membres d’organisations des droits de l’homme pour enquêter sur les événements ayant causé des morts et blessés, libération des détenus.

Les revendications syndicales et ouvrières apparaissent plus directement, en complément des revendications communes, dans la déclaration du Parti communiste égyptien (PCE, interdit) du 5 février (8) : « légiférer sur le salaire minimum », apporter des solutions au chômage, à la montée des prix, et en matière de logement, d’éducation et de santé. Une déclaration du Tagammu` (9) du 9 février précise : porter le salaire minimum à 1 200 livres mensuelles, l’indexer sur les prix, fixer un plafond pour les hauts salaires. Le mouvement revendicatif, bien que freiné par la Centrale officielle, n’est pas inactif. Dès le 30 janvier, une assemblée de quelques syndicats déjà indépendants et de cadres syndicaux de plusieurs villes a constitué un comité préparatoire à la création d’une Fédération syndicale indépendante (10).

Le mouvement protestataire a suscité l’admiration par sa détermination à résister aux moyens mis en oeuvre par Moubarak pour le mater. Cela concerne bien d’autres lieux, mais la place Tahrir du Caire va en devenir le symbole. Il a fallu d’abord affronter la police, les premiers morts, les premiers blessés, les premières arrestations, les entraves aux médias. Moubarak paraît composer en retirant la police et en désignant un viceprésident ; mais c’est pour contre-attaquer plus violemment encore : mobilisation de ses partisans, apport de détenus de droit-commun libérés par milliers des prisons, enrôlement monnayé de sicaires dans les quartiers les plus défavorisés et jusqu’à des bandes. La journée du 28 sera des plus meurtrières. Mais l’armée apparaît comme partie prenante médiatrice, en s’interposant entre les deux « camps ». Le dialogue proposé par le vice-président est reçu comme un piège. Seules de petites formations s’y retrouvent, à côté des représentants de l’opposition parlementaire. Un comité des Sages, composé de personnalités désignées, est censé arbitrer. Une déclaration sur les résultats est prête le 7 février, mais le Tagammu`, seul relais parlementaire de l’opposition de gauche, refuse de la cosigner ; il publie le 9 février son propre document argumenté sur chacune des propositions de réforme avancées dans la déclaration officielle ; le lendemain, en protestation contre les manipulations subies par son document, il se retire du « dialogue » (11).

Dès le 9, l’impasse est totale pour ceux mêmes qui, à l’intérieur comme à l’extérieur, pouvaient encore rêver d’une solution miracle. Le 10, l’annonce d’une intervention télévisuelle de Moubarak dans la soirée suscite un espoir de sortie de crise. Mais, s’il délègue ses pouvoirs au vice-président, confirme qu’il ne se représentera pas, il s’affirme comme président maintenu jusqu’au terme de son mandat. La déception et la colère sont tellement grandes que l’on craint le pire. L’annonce de son départ le lendemain a été d’autant plus saluée par l’enthousiasme populaire que la provocation de la veille la faisait apparaître moins proche.

L’annonce de la passation des pouvoirs à l’armée, ce qui dessaisit du même coup le vice-président, crée une situation inédite. Il est difficile de croire que l’armée n’aurait joué aucun rôle dans l’éloignement de Moubarak à Charm El-Cheikh, quitte à lui rendre hommage pour son action, au moins militaire, passée.

Les états-Unis et Israël, soutiens hier du dictateur déchu, se parent aussitôt des vertus de défenseurs des droits de l’homme, et tapotent le dos des militaires. Les états-Unis les jugent garants de leur promesse de respecter les engagements internationaux, d’autant que le milliard de dollars et quelque d’aide alloué sous Moubarak à ceux-ci ouvre, en jouant sur l’hétérogénéité des référents politiques des membres du Conseil suprême, des possibilités d’ingérence dans les affaires de ce pays.

Mais pour retourner le regard sur les enjeux nationaux, on constate qu’au cours de sa première semaine d’activité le Conseil suprême de l’armée a répondu à de premières exigences des protestataires. Seule instance en charge d’une transition fixée à 6 mois, à l’issue desquels le pouvoir sera remis à des autorités civiles élues, il a dissous le Parlement et le Sénat, suspendu la constitution, désigné une commission de juristes (12) pour en proposer un nouveau texte à soumettre à approbation d’ici deux mois, allégé le couvre-feu, assigné à résidence quelques responsables de la répression aveugle, amorcé des poursuites pour bloquer et récupérer les avoirs détournés par l’ancien régime. Mais le gouvernement est maintenu, avec quelques correctifs, pour gérer les
affaires courantes. Et le principal souci est le rétablissement de l’ordre et la reprise de l’activité économique, par la persuasion et, parfois, par la force. Il reste donc encore beaucoup à faire et à confirmer.

Autant de raisons pour la poursuite du mouvement, selon des formes à adapter au nouveau contexte. Des mouvements en faveur d’augmentations de salaires se développent, mais aussi des manifestations contre la Fédération officielle des syndicats et en faveur d’un syndicalisme libéré. Des ONG des droits de l’homme ont présenté, dès le 12 février, un programme très détaillé de l’ensemble des réformes à effectuer (13). Au lendemain d’une rencontre avec le Conseil suprême, de jeunes leaders de la « cyber-révolution » ont soumis un document revendicatif en 11 points à leurs hôtes de la veille (14). Des consultations, parfois élargies à des partis et organisations hier moins engagés, ainsi qu’à des membres de l’armée, sont attestées. Enfin, des formes de manifestations périodiques sont envisagées, à commencer, avec succès, ce vendredi 18 sur la place Tahrir. Autant d’éléments qui traduisent une recherche de formes de rassemblement, propres à promouvoir un rapport de forces qui puisse peser sur les échéances à venir ; ce qui suppose un débat sur des objectifs concrets partagés, quoi qu’il en soit de divergences d’intérêts inéluctables dans cette phase du passage du « contre » au « pour ».

Concluons : une révolution toujours en cours, mais dont les premiers acquis, redoublant ceux de Tunisie, la caisse de résonance du « monde » arabophone aidant, font déjà ressentir leurs effets, dans les contextes et les possibles différent qui sont les leurs, tant au Maghreb qu’au Mashreq, voire au-delà. Mais cela ne peut laisser non plus notre « monde » sans retombées. 
18/02/2011
(1) Jacques Couland, « Trois émotions du pain » au Proche-Orient : essai de repérage comparatif des critères (Egypte 1977, Soudan 1985, Jordanie 1989) », Crises et contestations au Maghreb et au Moyen-Orient, Cahiers du GREMAMO n° 15, Laboratoire SEDET, CNRS-Paris 7, 1998 ; Joel Beinin, « Popular Social Movements and the Future of Egyptian Politics », Middle East Report On Line, March 10 2005 ; ID. : « L’Egypte des ventres vides », Le Monde diplomatique, mai 2008 que nous suivrons.
(2) Khayrî Kâmal, al-Haraka al-Niqâbîya al-Misrîya [Le mouvement syndical égyptien], n.d. (c. = début 1987) 13 p. ronéotypées. Analyse et éléments pour un programme de libération syndical.
(3) Elisabeth Longuenesse, Professions et Sociétés au Proche- Orient, Rennes, Presses Universitaires, 2007 (synthèse de ses travaux antérieurs).
(4) = Ça suffit !, mouvement apparu en 2004, à la veille des élections de 2005.
(5) Sarah Ben Néfissa, « égypte : nouvelles dimensions des protestations sociales », état des Résistances dans le Sud-Monde arabe 2010. Louvain-la-Neuve, CETRI.
(6) Mohamed Abdel-Baky, « Cyber revolution », Al-Ahram Weekly, 09-12/02/2011 (N° sp. sur La Révolution du 25 janvier).
(7) Les Frères musulmans, dont le parti est interdit, demeurent une force bien structurée et disposent d’une bonne visibilité, grâce à leurs réseaux de « charité ».
(8) Texte arabe in Al-Oufok (www.aloufok.net), 06/02/2011.
(9) Tagammu` = Rassemblement National Progressiste Unitaire, parti de gauche d’inspiration marxiste.
(10) 31/01/2011 et nouvel appel du 13 février, http://www.ctuws. com – site du Centre de Services Syndicaux et Ouvriers (CSSO) de Helouan, fondé en mars 1990, dans le prolongement d’une « maison » à laquelle la note (3) réfère. (arabe/anglais, français rarement).
(11) Al-Ahâlî (organe du Tagammu`), le 9 et le 10 février.
(12) Liste des membres, ainsi que des articles concernés, in al- Ahrâm, 16/02/2011.
(13) Egyptian Initiative for Personal Rights (http://eipr.org) : Statement by the Forum of Independent Human Rights Organizations,
12/02/2011, 9 p.
(14) Al-Misrî al-Yawm, 16/02/2011. Une « Union de la Jeunesse

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