Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Quand Tic et Tac s’engagent en politique

David Amiel et Ismael Emelien, les deux conseillers de Macron démissionnaires pour cause d’affaire Benalla, ont publié en avril 2019 un livre intitulé Le progrès ne tombe pas du ciel. à travers ce « manifeste », c’est toute la macronie qui tente de s’approprier sans vergogne le concept de progressisme. Hélas pour y parvenir, il aurait fallu faire appel à bien plus subtils.

Disons-le d’entrée, ce livre est exceptionnel. Il restera sans aucun doute dans les annales de la littérature politique. Jamais on n’avait pu lire jusque-là un tel chapelet de lieux communs affligeants, de préceptes arrogants et de contradictions manifestes, le tout sous-tendu par une inculture abyssale.

Écrit dans le style laborieux d’une dissertation d’entrée à Sciences Po, émaillé de jeux de mots besogneux («l’égalité des chances n’est pas une chance pour l’égalité »), « l’ouvrage » se veut un manifeste. Mieux, un « socle » qui vise à donner au macronisme une assise idéologique, voire philosophique. Louable ambition pour un mouvement qui, jusque-là, n’était que le produit d’une escroquerie politique et d’un racolage éhonté.

Pour cela, nos deux auteurs n’hésitent pas à faire appel à quelques-uns des plus grands penseurs de ce siècle. Le premier de ces grands philosophes, c’est Mathieu Kassovitz à qui nos auteurs empruntent cette puissante réflexion : « Le problème ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage »… Mais soyons justes, la culture de nos deux essayistes n’a pas de frontières, elle est universelle. Ainsi, le chapitre 3 s’ouvre sur un remarquable exergue du philosophe américain Sylvester Stallone : « Chaque champion a d’abord été un prétendant refusant d’abandonner », tiré de cet impérissable essai existentialiste qu’est « Rocky ».

Cette inculture, nos deux compères l’assument pleinement : « nous n’avons aucune nostalgie pour un passé que nous n’avons pas connu » se glorifient-ils. Et un rapide coup d’œil sur l’indigente bibliographie à laquelle ils font référence ne peut que nous en convaincre. Sur les 48 références citées, quatre seulement sont antérieures à 2010, et deux antérieures à 2000. Autant dire que nos deux bambins imaginent que l’histoire a commencé avec eux, et l’histoire politique avec Emmanuel Macron : « L’élection présidentielle de 2017sinscritau début dune nouvelle époque.» Ils ne doutent pas qu’ils sont le « nouveau monde ». Tout le reste, soit qu’ils le méprisent ou plus simplement qu’ils l’ignorent, c’est l’« ancien monde ». Mais quand on est deux « cuistres » (Valeurs actuelles), à quoi bon perdre son temps avec les classiques ? Sylvester Stallone suffira. Et en cas de besoin urgent, il y aura toujours Wikipedia.

Au café du commerce

Quant au fond, leur prose est d’un simplisme désolant. « Ce socle, c’est le progressisme » nous assènent en toute humilité nos deux philosophes-boxeurs. Hélas, déplorent-ils, jusque-là « il était demeuré tacite » (avec une minuscule, l’historien Tacite, avec une majuscule, ne faisant pas partie des références de nos auteurs).

L’ouvrage s’ouvre sur un diagnostic d’une petite trentaine de pages qui aurait pu être résumé assez simplement en deux affirmations. La première, c’est que le clivage droite/gauche serait dépassé. La seconde, que notre société n’ouvrirait plus de perspectives. Mais, se souvenant que dans le barème du concours de Sciences Po, le poids de la copie compte pour un tiers de la note, nos deux ex-étudiants ont cru bon de diluer ces deux idées.

Ils se livrent donc pêle-mêle à la dénonciation de tout ce qui, à leurs yeux, bloque la société : la précarité, les Gafam, les prix de l’immobilier à Paris, la désindustrialisation… Au zinc du café du Commerce, nos auteurs trouveraient sans doute un auditoire attentif pour partager ces récriminations, s’ils n’oubliaient que leur patron, depuis une dizaine d’années désormais, est largement responsable de la plupart d’entre elles.

L’immobilité de la société, voilà le cauchemar ! Surtout pour la culture. Car nos deux conseillers sont des passionnés de culture. « On ne dira jamais assez l’effet que l’immobilité de la société produit sur le monde culturel », s’indignent-ils ! Et de citer un cas culturel exemplaire : s’il n’avait pas déménagé du Minnesota à New York, Robert Zimmerman ne serait jamais devenu Bob Dylan. Devant une telle vision de la culture, on ne peut que s’incliner. Dieu merci, nous avons échappé à Johnny Halliday…

Quant à la fin du clivage droite gauche, l’idée est tout sauf nouvelle. Si leur culture politique était un peu plus développée, nos deux visionnaires sauraient que les engouements passagers pour des hommes soi-disant nouveaux sont légions dans l’histoire. De Cincinatus au général Boulanger, tous prétendaient surmonter le clivage gauche/droite ou patriciens/plébéiens. Cela les rendrait peut-être un peu plus humbles avant d’annoncer la fin de l’histoire. Mais l’humilité n’est pas leur qualité première.

Au clivage « droite/gauche » nos deux compères substituent le clivage « progressistes/populistes ». Tout ça reste très binaire… et beaucoup plus fruste. Car si le clivage gauche/droite repose sur une opposition de valeurs économiques, sociales, morales et sociologiques, le clivage « progressistes/populistes » sous le chapeau de nos Dupont-Dupond se réduit à la lutte des bons contre les méchants. Les bons ? « Le progressisme est l’avenir ». Les méchants ? « Pour les populistes, il n’y a plus rien à inventer, plus rien à créer, à découvrir, à penser. Pas de possibles, seulement des affrontements. Ils ne proposent que de prendre ou d’exclure. Ils renoncent au progrès et à l’avenir ». Au-delà de son outrance simpliste, le propos nous révèle les contradictions de leur analyse, eux qui quelques pages plus tôt écrivaient : « La facilité en politique, c’est de désigner un ennemi et mettre en scène une bataille ».

Mais qu’est-ce que le progrès ? Passant rapidement sur son étymologie militaire puis religieuse, nos deux encyclopédistes en arrivent à leur propre définition, qu’ils qualifient naturellement de moderne : le progrès, ce serait « l’autonomie », « la possibilité de choisir soi-même sa vie ». Une définition qui se voudrait originale, mais qui en fait doit beaucoup aux analyses du sociologue allemand Peter Wagner qui a publié « Sauver le progrès » en 2016. Et que nos deux frères-copistes n’ont pas eu la délicatesse de citer.

Les trois principes

Malheureusement, nos deux joyeux bambins n’ont pas assimilé la richesse de la pensée de Wagner et se sont contentés de la réduire à trois idées simplistes. Telle la thermodynamique, le progressisme sauce Amiel Emelien repose sur trois principes, sans doute en raison de son caractère gazeux.

Le premier, c’est « maximiser les possibles ». « La mission des progressistes est de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour élargir les opportunités et les perspectives des individus. » Louable intention. Surtout venant d’un mouvement politique qui n’en finit pas de fermer des classes, des hôpitaux, des postes, des gares…

Le second : « Il y a davantage de possibles quand on agit ensemble. » On pleurerait de bonheur devant cet étonnante manifestation de naïveté. Nos deux boutonneux découvrent que « sans action collective, on fait bien peu de choses ». Quand on songe que l’humanité a du attendre plusieurs millénaires avant cette révélation, quel gâchis !

Mais on cherchera en vain, dans leur conception de l’action collective « progressiste » une réflexion sur la solidarité, la vie associative, l’action syndicale ou la démocratie. Elle se limite à une litanie de lieux communs désespérants sur des thèmes étroitement institutionnels. La mondialisation ? : « Le commerce nous enrichit .» L’État ? « Les États doivent comprendre qu’ils peuvent plus ensemble que séparément. » Les territoires ? « Il faudrait être beaucoup moins taxé quand on possède une maison en Picardie… qu’un appartement à Paris. » On imagine assez bien la bourgeoisie du 16e déménager massivement dans la banlieue de Beauvais ! L’Europe ? « C’est avec patience qu’il faut aller convaincre les États un par un. »

Arrêtons-nous un instant sur l’Europe, car c’est un thème qui montre combien nos deux donneurs de leçons sont en fait ignorants des sujets qu’ils prétendent clarifier. Une de leurs propositions phares est que « si… un groupe de pays souhaite aller plus loin, il devrait pouvoir le faire sans attendre les autres et sans être soumis à leur veto ». En un mot, ils suggèrent la possibilité de coopérations renforcées,… une procédure déjà permise par le traité d’Amsterdam depuis 1997. À leur décharge, il faut dire que nos deux experts-politologues étaient alors encore en culottes courtes. Pour eux, « il est capital [d’inverser] la situation actuelle dans laquelle les règles permettent à n’importe quel état membre de bloquer tous les autres ». Là encore, c’est ignorer que 80 % des actes législatifs européens sont désormais adoptés à la majorité qualifiée, donc possiblement contre l’avis de plusieurs États membres.

Enfin, le troisième principe du « progressisme » traite de l’action publique. S’ouvrant, lui aussi, sur une citation érudite d’un des maîtres à penser de nos deux intellectuels, Michel Audiard (mais attribuée par erreur à Denys de La Patelière), ce chapitre est le plus révélateur de l’idéologie cachée de ce triste ouvrage. Par son titre d’abord : « commencer par le bas ». Car dans la pensée de nos deux jeunes technocrates issus des beaux quartiers, le peuple, c’est nécessairement en bas. Par sa démarche ensuite, qui revendique une nouvelle administration calquée sur l’entreprise, des nouveaux mouvements politiques à l’image d’En Marche où « l’adhérent est roi » (sans rire) qui « mobilise ses adhérents sans attendre les prochaines élections ». Il est clair que nos deux comiques n’ont pas souvent fait de porte-à-porte contre la fermeture d’écoles, de bureaux de postes, de maternités ou autres services publics qui sont l’activité quotidienne et permanente des militants de notre parti. Et puis, pour le progressisme, il faut aussi des nouveaux corps intermédiaires. À quoi bon des syndicats qui ne sont « qu’une forme insidieuse d’impuissance collective ». Une nouvelle démocratie locale, car « c’est là où la démagogie a le moins de place ». Et en matière de démagogie, en Macronie, on sait de quoi on parle. Enfin, et c’est sans doute le plus risible « une nouvelle pyramide des pouvoirs »…

Mais à côté de ces lieux communs, Amiel et Emelien restent en revanche vigilants sur quelques-uns des principes les plus réactionnaires du macronisme : Maximiser les possibles ? Oui, mais pour « les individus présents et futurs… C’est dans ces termes que se pose la question de la dette publique ». Agir ensemble ? Oui, mais avec des limites, par exemple l’immigration : « Nous avons le droit – non seulement juridique mais moral – de choisir qui rejoint la communauté nationale »… un certain goût partagé avec d’autres pour la sélection… La démocratie locale ? Oui, mais « il y a des raisons sérieuses d’être attaché, contre les partisans d’une « démocratie directe », à la démocratie représentative nationale ou européenne » (sic !). Les syndicats ? Oui, mais « leur mission ne doit pas être d’abord d’exercer la plus grande influence possible sur le sommet » (comprenez de revendiquer collectivement) « mais de réaliser la plus grande transformation possible dans la réalité » (comprenez d’élaborer des compromis localement). On a beau maximiser les possibles, il faut aussi savoir rappeler les principes intangibles de la bonne société !

Le progressisme ? Il y a une appli pour ça !

Après les leçons de politique, nos deux pédagogues bâtés nous donnent quelques leçons d’écologie. Simplistes comme à l’accoutumée. Lutter contre le réchauffement climatique ? Il suffit de concevoir « une plate-forme qui permette à chacun de savoir quelle est l’action la plus adaptée à sa situation personnelle pour participer à cette lutte collective ». C’est bien connu, le réchauffement climatique n’est dû qu’à l’ignorance des citoyens. Aidons donc ce petit peuple qui ne sort pas de la rue d’Ulm. Ou encore « convertir 100 % de la flotte de véhicules utilitaires en électrique » belle idée mais qui produira cette électricité ? La filière nucléaire que leurs amis progressistes verts Hulot et Canfin veulent fermer ? À vouloir trop donner de leçons, nos deux professeurs de savoir-vivre se prennent quelquefois les pieds dans le tapis. Page 108, ils nous assènent une leçon : « le progressisme doit faire preuve, toujours et partout, d’une forme de politesse civique. Cela signifie prêter davantage attention à ce qui nous rassemble qu’à ce qui nous divise. » Hélas, quelques pages plus loin, ils oublient ce beau précepte et se laissent aller à quelques injures adressées aux populistes : « plus que leur violence ou leur outrance, plus que leur incompétence et leur malhonnêteté, c’est là leur véritable talon d’Achille » (page 151). Outrance, incompétence, malhonnêteté, voilà une singulière conception de la politesse civique qui rejoint celle de leur mentor qui, au cours des derniers mois, s’était répandu en qualificatifs orduriers, tels que illettrés, alcooliques, feignants, pour décrire ceux qui ne se retrouvent pas, ni en idée ni en pratique, dans son projet.

Là encore, comme dans toute la Macronie, les beaux principes cachent mal les vieux fondements qu’on voudrait faire oublier : haine de classe, mépris du peuple, soumission exigée à la classe dominante. Dans un rare éclair de lucidité, Amiel et Emelien déplorent que « l’écart entre les discours et la réalité a créé une frustration grandissante ». Gageons que leur livre ne va pas améliorer la situation. 

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