Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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« Banque du climat » : on ne relèvera pas le défi écologique sans s'attaquer au capital

L’idée de créer une banque à statut plus ou moins public, spécialisée dans l’écologie, n’est pas nouvelle, mais elle connaît un regain de popularité dans les programmes européens de plusieurs partis. Elle figure en particulier dans les projets mentionnés par Emmanuel Macron dans sa lettre aux Européens, et dans le programme de sa liste, dont Pascal Canfin est l’un des protagonistes, comme dans celle des Verts et de Yannick Jadot, ou dans celle du PS et de Raphaël Glucksmann. Cette proposition traduit à sa façon la prise de conscience générale de l’urgence climatique. Elle traduit aussi les limites de cette prise de conscience : pourquoi seulement le climat, alors que c’est tous les aspects de la domination du capital qu’il faudrait mettre en cause, pour faire du développement social le moyen de répondre à la révolution écologique, en mettant l’accent sur de nouveaux critères de gestion des entreprises et sur le développement de nouveaux services publics ? Pourquoi une banque, si elle n’a pas pour objet de mettre en cause la dictature des marchés financiers, comme la révolution monétaire le permettrait au xxie siècle ? Ces questions font ressortir, par contraste, l’intérêt du projet européen qui inspire Ian Brossat et sa campagne, en particulier sa façon de définir les moyens financiers de relever le défi écologique.

 

Remplacer le charbon, le pétrole, le gaz par des sources d’énergie qui n’envoient pas de CO2 dans l’atmosphère ; développer les transports ferrés ou fluviaux pour réduire la part de la route ; isoler d’innombrables bâtiments privés ou publics ; instaurer un nouveau modèle d’agriculture respectueux de l’environnement ; introduire de nouvelles techniques de production dans toutes les industries pour réduire leur bilan carbone… Autant d’impératifs face à la menace climatique.

Et donc autant de dépenses pour construire de nouvelles infrastructures et, plus encore, pour payer les chercheurs et les ingénieurs qui inventeront les techniques nécessaires à un nouveau mode de développement, les ouvriers et les techniciens qui les feront fonctionner, les enseignants qui formeront aux nouveaux métiers…

Le dernier rapport du GIEC estime à 2 400 milliards de dollars le montant des investissements qu’il faudrait réaliser chaque année dans le monde entre 2016 et 2035, dans le seul secteur de l’énergie, pour limiter le réchauffement climatique à 1,5°. De son côté, l’OCDE parvient à un total de 6 380 milliards en prenant en compte les investissements dans les transports et les infrastructures, mais pour un objectif nettement moins ambitieux, une augmentation de la température limitée à 2 %. Cette estimation minimale représente 6 % du PIB mondial. L’équivalent pour la France se monterait à 141 milliards d’euros, pour la zone euro à 694 milliards.

Des milliers de milliards d’investissements à réaliser

Où prendre cet argent ? Par simple réorientation d’une partie de l’épargne, c’est-à-dire par prélèvement sur les richesses existantes ? Ce serait prendre le problème à l’envers. Les dépenses pour le climat sont des dépenses d’investissement, c’est-à-dire qu’elles se traduiront, dans l’avenir, par la création de richesses supplémentaires. Richesses écologiques : par exemple, former un technicien dans des techniques de production économes en énergie prend plusieurs années mais son travail contribuera à réduire les émissions de gaz à effet de serre pendant les trente années suivantes de sa vie professionnelle. Son activité aura aussi pour contrepartie, pendant toute cette période, la création d’une valeur ajoutée sur laquelle pourront être prélevés des revenus, des impôts et des cotisations sociales. La bonne façon de financer les investissements économiquement efficaces, comme celui-là, est de mettre à disposition de ceux qui vont les réaliser la contrepartie, sous forme d’argent disponible immédiatement, des richesses que ces investissements vont permettre de réaliser ensuite.

C’est le travail des banques. Or, les banques ne le font pas : les enquêtes d’Oxfam, par exemple, ont révélé que les banques françaises financent massivement les énergies carbonées. Des études plus récentes montrent que les banques américaines font encore pire.

L’idée d’une « banque du climat », paraît alors logique. Emmanuel Macron se l’est appropriée dans la « lettre aux Européens » par laquelle il a lancé sa campagne pour les élections européennes. Il est en bonne compagnie. Le 19 février, 600 personnalités européennes allant d’experts du climat reconnus comme Jean Jouzel, membre du GIEC, à d’anciens chefs de gouvernement comme Enrico Letta ou Alain Juppé, ont proposé la conclusion d’un « traité instituant une Union pour le Climat et la Biodiversité prévoyant la création d’une Banque européenne du climat et de la biodiversité (BECB) et d’un Fonds européen du climat et biodiversité » 1. Le projet de traité précise que « l’objet de la BECB est de favoriser la transition vers une économie à haute efficacité énergétique et sobre en carbone tout en protégeant la biodiversité dans l’Union européenne, par la mobilisation des fonds nécessaires aux stratégies d’atténuation du changement climatique ». Filiale de la Banque européenne d’investissement, cette nouvelle institution serait gouvernée par un conseil d’administration « indépendant » de sept membres, assistés d’une « autorité consultative », dénommée Comité stratégique et composée de représentants du Comité économique et social européen, d’ONG et d’experts du climat et de la biodiversité. Mais en quoi son action se distinguerait-elle de celles d’institutions déjà existantes, privées, ou publiques comme la Banque européenne d’investissement ? Il est précisé dans le projet de ses statuts qu’elle « effectue ses investissements en titres de créance éligibles et en capital à des conditions privilégiées, en fonction des conditions du marché ou, si elle est spécifiquement financée par des subventions, à taux zéro ». La mission de cette nouvelle institution n’est donc pas de mettre en cause les « conditions du marché » mais tout au plus de servir d’intermédiaire dans la distribution de subventions. Pour que les choses soient claires, le même article des projets de statuts précise : « les opérations de la BECB doivent assurer sa viabilité financière de manière à obtenir et conserver la notation de crédit la plus élevée possible ». Ces préconisations sont de même nature que celles qu’ont présentées la CFDT et 18 autres organisations sous l’appellation d’un « pacte pour le pouvoir de vivre », dont nous avons fait un compte rendu critique dans le précédent numéro de cette revue2. Ambroise Fayolle, vice-président de la Banque européenne d’investissement, est alors fondé à observer que la « banque européenne pour le climat existe déjà : c’est la BEI. Nous devons donc être capables, nous-mêmes, de nous refinancer à des conditions très avantageuses auprès des marchés, précise-t-il. Et cela, la BEI y parvient car la qualité de son bilan – et le soutien des États membres de l’Union européenne – lui permet d’afficher la meilleure des notations possibles (AAA). Dès lors, toute nouvelle « banque du climat » devra se financer à des taux encore plus bas que la BEI, ce qui nécessiterait un montant de capital élevé… »3. Ces arguments sont pertinents tant que la « banque du climat » envisagée continue de dépendre précisément des seuls marchés pour son refinancement.

Mais comment peut-on espérer répondre au défi climatique sans contester les critères de financement exigés par les marchés ?

Il s’agit d’investir prioritairement dans l’emploi, la formation des travailleurs, la recherche : l’enjeu social est le cœur du défi écologique. Et l’enjeu social se heurte au même obstacle que l’enjeu écologique : le coût du capital4. Ce coût ne réside pas seulement dans le montant des intérêts ou des dividendes qu’exigent les bailleurs de fonds. Il réside plus encore dans les choix que la recherche de la rentabilité impose. Elle interdira la réalisation d’investissements vitaux, tout en autorisant la poursuite de productions nocives à l’environnement, contraires à la justice sociale parce qu’ils viseront à faire baisser le coût du travail, et par-là économiquement inefficaces. Le nouveau type de croissance de la productivité que le défi écologique nous oblige à rechercher repose, inséparablement, sur l’économie de ressources matérielles et sur le développement des capacités humaines. C’est précisément tout le contraire de ce qui conduit aujourd’hui à d’effroyables gâchis humains et matériels (après avoir fait l’efficacité du capitalisme pendant trois siècles mais les temps ont changé).

Biens communs de l’humanité et services publics

Au fond, prendre au sérieux la révolution écologique, c’est reconnaître que le climat, la biodiversité, la qualité de l’air et de l’eau, sont autant de biens communs de l’humanité qui ne pourront être mis à la disposition de tous les habitants de la planète que si nous faisons reculer l’obsession de la rentabilité privée du capital jusqu’à faire prédominer le contraire : un nouveau type de croissance de la productivité fondé sur le développement de toutes les capacités humaines – et donc sur des économies dans les dépenses de capital matériel et financier.

Comme l’écrivait déjà Frédéric Boccara, « la notion d’entretien et de développement des biens communs (et non pas la préservation d’un stock), introduit la nécessité d’un travail et l’idée de services publics et socialisés »5.

Il faut en effet de nouveaux services publics, spécifiquement dans les domaines directement liés aux enjeux écologiques (gestion de l’énergie, de l’eau, des forêts…) mais aussi dans tous ceux où il est nécessaire à la fois de soutenir la demande face aux tendances déflationnistes liées aux économies de travail et de moyens matériels qui accompagnent la révolution technologique informationnelle, et de créer les conditions d’une offre efficace pour répondre à l’immense besoin de biens communs.

Il faut aussi de nouveaux moyens de financements, sans quoi les entreprises ou les gouvernements qui prétendraient le faire se verraient refuser les fonds nécessaires par les marchés de capitaux et par les banques qui se sont mises sans réserve à leur service depuis la fin des années quatre-vingt.

C’est bien pour cela qu’il faut beaucoup plus qu’une banque du climat : il faut des leviers pour modifier profondément le comportement du système financier dans son ensemble.

Par exemple, la mission d’une banque ou d’un pôle financier public ne doit pas être de suppléer aux « défaillances du marché » et de rendre financièrement rentables des projets dont le système bancaire privé ne veut pas, comme le fait aujourd’hui BPI France ou comme se prépare à le faire l’énorme ensemble constitué par la loi PACTE d’Emmanuel Macron en transformant la Caisse des Dépôts, la Banque postale et la Caisse nationale de Prévoyance en un groupe financier compatible avec les normes de la mondialisation capitaliste. Elle ne peut pas non plus se limiter à réorienter l’épargne populaire encore collectée sur les livrets défiscalisés, qui représente aujourd’hui une part très minoritaire de l’épargne des ménages au regard des 2 000 milliards placés en contrats d’assurance vie. Un pôle financier public n’a d’utilité que s’il a pour mission de coordonner l’action d’un réseau d’institutions autour d’un même objectif : donner la priorité aux crédits visant la sécurisation de l’emploi, de la formation et favorisant par-là la création efficace de valeur ajoutée dans les territoires, le développement des services publics et la promotion des biens communs que constituent le climat, la biodiversité et la qualité de l’air et de l’eau. Comme le montre le GIEC, la lutte contre le réchauffement climatique exige d’influencer dans ce sens l’ensemble du système financier.

Nous sommes donc condamnés à affronter la mondialisation financière, telle qu’elle s’est imposée, depuis quarante ans, sous l’égide de Wall Street et du dollar. La construction européenne actuelle – centrée sur l’euro et la Banque centrale européenne indépendante – a été conçue comme un vecteur de cette mondialisation capitaliste.

Son pouvoir de création monétaire a permis à la BCE de multiplier par quatre la taille de son bilan depuis la crise des subprimes en 2007, avec pour but fondamental de sauver le système financier occidental, et non pas de venir en aide aux millions de travailleurs et de citoyens qui souffrent de l’austérité. Quant au climat, Benoît Coeuré, membre du directoire de la BCE, se vante dans une conférence récente de l’action menée par son institution dans ce domaine6: il conclut en soulignant que la part des obligations « vertes » dans ses achats est… la même que la moyenne du marché !

Précisément, imposer une autre utilisation du pouvoir monétaire de la BCE est au cœur d’un nouveau projet européen, écologique parce que centré sur la sécurisation de l’emploi et de la formation, et sur le développement des services publics. Les 700 milliards que la BCE et les 19 banques centrales nationales de la zone euro prêtent gratuitement aux banques pourraient être réservés aux entreprises qui coopèrent à la mise en œuvre de critères sociaux et écologiques dans leur politique d’investissement.

Quant aux 2 700 milliards d’euros de titres, publics à 80 %, achetés dans le cadre du quantitative easing, ils devraient alimenter le développement de nouveaux services publics, via un Fonds de développement économique, social et écologique.

Le but est bien de contester, à partir de projets concrets, le critère de rentabilité qui inspire les choix des entreprises et des banques. Les choix de financement ne sauraient échapper à la pression du capital financier que si la sélection des projets financés par la création monétaire des banques et soutenus par celle des banques centrales résulte de mobilisations sociales, dans un processus démocratique où les travailleurs dans les entreprises et les services publics, les citoyens à tous les niveaux de décision, disposent de pouvoirs d’intervention et de décision depuis la définition des investissements à financer jusqu’au suivi, au contrôle et à l’évaluation de leur réalisation. 

 

1. Pacte finance climat, le pacte qui peut tout changer, <https://www.pacte-climat.eu/fr/>.

2. Frédéric Boccara et Denis Durand, « Pour un Front commun face aux marchés financiers. Débattre avec les tenants du Pacte social et écologiqueÉconomie et politique, n° 774-775, janvier-février 2019.

3. « Une banque européenne du climat ? Oui, mais elle existe déjà ! », Ambroise Fayolle, Les Échos, 11 janvier 2019.

4. Voir à ce sujet, dans ce numéro, notre « Réponse à Patrick Artus ».

5. Frédéric Boccara : « Économie et écologie : pour une vraie alternative », La pensée, n° 365, janvier-mars 2011.

6. Benoît Coeuré, Monetary policy and climate change, discours prononcé à la conférence « Scaling up Green Finance » organisée à Berlin le 8 novembre 2018 par le Network for Greening the Financial System, la Deutsche Bundesbank et le think tank Council of Economic Policies.

 

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