Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Faut-il cibler la politique monétaire ? Réponse à Patrick Artus

Dans une de ses notes, datée du 20 mars1, Patrick Artus, chef économiste de Natixis, s’attache à réfuter une des propositions principales portées

par Ian Brossat dans sa campagne européenne.

 

« On reproche souvent aux politiques monétaires non conventionnelles de créer de la monnaie sans contrôler du tout l’usage de la monnaie créée : elle est injectée dans l’économie sans qu’il y ait ciblage de son utilisation, écrit Patrick Artus. On a évoqué une banque spécialisée financée par la création monétaire… pour financer de nouveaux investissements nécessaires ». Le Parti communiste et le Parti de la gauche européenne, ainsi que différentes forces syndicales et politiques en Europe, proposent en effet la création d’un Fonds de développement économique, social, écologique solidaire européen pour le financement des services publics doté du statut d’établissement financier qui lui permettrait d’accéder à la liquidité créée par la BCE au même titre que les autres banques de la zone euro2.

Pour Patrick Artus, ce ne serait pas nécessaire car le Quantitative Easing, par lequel la banque centrale crée massivement de la monnaie en achetant des titres de la dette publique, suffirait à obtenir le même résultat. Plus précisément, l’Eurosystème (l’institution constituée des 19 banques centrales nationales de la zone euro et de la Banque centrale européenne dont le Conseil des gouverneurs dirige l’ensemble) a acheté, depuis 2015, 2 700 milliards de titres sur les marchés financiers, dont 80 % sont des titres publics.

Selon l’économiste, lorsque la banque centrale achète des titres aux acteurs du marché financier, à savoir les banques et les « investisseurs institutionnels » (compagnies d’assurances, fonds de placement, fonds de pension, multinationales ayant placé leur trésorerie en obligations d’État), l’argent qu’elle met ainsi à leur disposition peut modifier leur comportement : les banques feront plus de crédit et les « investisseurs institutionnels » achèteront davantage de titres. Ainsi, « s’il s’agit d’un investissement privé rentable, il peut être financé par le crédit bancaire, et financé par la vente de titres publics par les banques dans le cadre du Quantitative Easing ; il peut être financé sur le marché obligataire, et financé par la vente de titres publics par les investisseurs institutionnels dans le cadre du Quantitative Easing ».

Le point clé tient dans le mot « rentable » : des investissements sont considérés comme rentables si l’on attend d’eux qu’ils rapportent le maximum de profit en proportion du capital initialement engagé. Évidemment, les marchés financiers seront alors tout disposés à les financer.

Or c’est le niveau de rentabilité attendu qui, aujourd’hui, détermine quels investissements seront financés à des conditions favorables et pourront donc être réalisés. Pour le financement des autres projets, aucun financement ne serait proposé, ou bien à des taux d’intérêt élevés qui mettront en péril l’équilibre financier de l’entreprise ou de la collectivité qui souhaite les réaliser. La spéculation a, en revanche, un niveau très attractif de rentabilité financière ! De même, les délocalisations.

Mais toute la marche de l’économie montre aujourd’hui que c’est une profonde erreur de croire que la rentabilité est synonyme d’efficacité économique. En effet, la mesure des richesses créées par les êtres humains n’est pas le profit privé : c’est une grandeur plus large, qu’on appelle la valeur ajoutée. Or, depuis bientôt quarante ans, la part des profits dans la valeur ajoutée n’a cessé d’être très élevée alors que le reste des richesses, la part qui va aux salaires, aux services publics, à la Sécurité sociale, stagne à un niveau historiquement bas. Pour répondre aux exigences sociales et écologiques de notre temps, ce sont ces richesses-là qu’il faut augmenter, en finançant des investissements sélectionnés, non pour leur rentabilité mais pour leur efficacité pour créer des richesses en sécurisant l’emploi et la formation des travailleurs, et pour arrêter les gaspillages de ressources naturelles et l’usage des énergies fossiles dans l’industrie, le bâtiment, les transports3. Les banques ont les moyens de financer en priorité de tels investissements : elles se financent avec nos dépôts, sur lesquels elles ne payent aucun intérêt, et avec l’argent que leur prête l’Eurosystème, à un taux négatif si elles prêtent aux entreprises. Ce qui s’y oppose, dans l’état actuel de l’économie, c’est le coût du capital, sa domination sur les choix de gestion des entreprises et des banques, qui les conduit à choisir la rentabilité contre l’efficacité écologique et sociale.

Qu’à cela ne tienne, répond Patrick Artus : « si ces investissements sont peu rentables, parce qu’ils dégagent des externalités importantes non monétisables, ils peuvent être financés par l’État ; l’État émet alors de la dette publique qu’il vend à la banque centrale dans le cadre du quantitative easing ». En réalité, il se trouve que l’Eurosystème, contrairement aux autres grandes banques centrales, n’achète pas directement de titres aux États européens. Et surtout, les choix d’investissements de ces États sont très loin de répondre à des critères précis en matière économique (création de valeur ajoutée économisant le capital matériel et financier), sociaux (emploi, salaires, formation) et écologiques. En 2017, l’endettement des administrations publiques françaises a augmenté de 61 milliards d’euros… tout cela pour que l’État, les collectivités territoriales et la Sécurité sociale distribuent plus de 200 milliards d’aides et autres exonérations qui sont venus gonfler les profits des entreprises sans les inciter à créer des emplois, ni à augmenter les salaires. En 2019, ce seront 40 milliards pour le seul CICE ! Sans compter que les financements obtenus sur les marchés financiers ne sont pas gratuits – contrairement à l’argent que la BCE prête aux banques et qu’elle pourrait prêter aux États. Il en a coûté à la France 43 milliards d’intérêts en 2017. Ce coût de la dette sert ensuite de prétexte à la dévitalisation des services publics, dont on aurait pourtant tant besoin pour répondre à la crise sociale, à la révolution écologique et aux défis de la révolution informationnelle.

Injecter toujours plus d’argent dans les marchés financiers et dans le système bancaire ne fait donc qu’aggraver les difficultés : c’est dès la définition des projets à financer que de nouveaux critères d’efficacité sociale doivent être imposés par les mobilisations sociales et politiques.

Et c’est pourquoi, contrairement à la conclusion de Patrick Artus, il est nécessaire d’« orienter la création monétaire des banques centrales vers une institution spécialisée dans le financement d’investissements stratégiques ». En effet, les institutions existantes, comme la Banque européenne d’investissements, la Caisse des dépôts en France, le Kreditanstalt für Wiederaufbau en Allemagne, ne jouent pas ce rôle parce qu’elles fondent leur action sur le respect du critère de rentabilité tel qu’il est imposé par les marchés financiers. Nous proposons donc la création d’un Fonds de développement économique, social et écologique solidaire européen pourvu d’une gestion démocratique : les projets de développement des services publics qu’il financerait seraient sélectionnés, à partir de propositions venues des usagers, par un organe de décision réunissant des représentants des salariés, des élus locaux, régionaux et nationaux. Son action serait contrôlée par les parlements nationaux4. Elle serait ainsi placée sous le regard des citoyens, depuis la conception et la définition des projets à financer jusqu’au suivi et à l’évaluation de leur réalisation.

Il n’y a pas d’obstacle juridique à un commencement de mise en œuvre de cette proposition, à l’initiative d’un ou plusieurs gouvernements européens : l’article 123, paragraphe 2, du traité de Lisbonne le permet. L’obstacle serait politique : forcer la BCE à mettre en œuvre des critères sociaux et écologiques dans sa politique monétaire suppose la constitution d’un rapport de forces, depuis les entreprises et les territoires jusqu’à Francfort, à partir des luttes sociales et écologiques, en s’appuyant sur une bataille politique persévérante contre le coût du capital. La campagne de Ian Brossat en est une excellente occasion. 

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1. Patrick Artus, « Faut-il cibler la politique monétaire ? », Flash Économie Natixis, 20 mars 2019, n° 373.

2. Voir par exemple l’appel Dette de la SNCF : l’argent de la BCE pour les services publics, pas pour la finance ! lancé en mai 2018.

3. Voir Paul Boccara, « Éléments sur de nouveaux critères de gestion d’efficacité sociale des entreprises », Économie et politique, n° 756-757, juillet-août 2017.

4. Cette proposition est présentée en détail dans la note de la Fondation Gabriel-Péri, Financer l’expansion des services publics en Europe. Mobiliser la création monétaire de la BCE dans un Fonds de développement économique, social et environnemental européen, mars 2017.

 

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