Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Libérons l’Europe. Le national-libéralisme est au bout du « modèle », Bruno Odent, éditions du Croquant, 2019.

Comment libérer l’Europe ? Le nouveau livre que Bruno Odent consacre à la construction européenne, à sa crise, aux risques d’éclatement qu’elle encourt sous la pression des politiques d’austérité et les coups de boutoir des nationaux-libéraux et des marchés financiers, s’ouvre sur un plaidoyer en faveur d’une autre Europe, celle des peuples.

Dans ce nouveau livre, Bruno Odent, journaliste à L’Humanité, spécialiste de l’Europe, de l’Allemagne et des États-Unis, creuse le sillon entamé dans son ouvrage précédent Europe, état d’urgence. La régression nationaliste consécration de l’ordo-libéralisme. Bruno Odent part d’un constat. « Quasiment plus aucun État membre de l’Union européenne (UE) n’est épargné, écrit-il. Partout les partis d’extrême droite acquièrent une influence croissante. » Ces forces ne réussissent pas seulement à enregistrer des succès électoraux, à accéder à des fonctions gouvernementales, « elles parviennent à imposer partout leurs thèmes de prédilection dans le débat public », notamment quant à une prétendue invasion de l’Europe par des réfugiés venus du sud. Elles ont réussi à banaliser la xénophobie au point qu’elle inspire les politiques des chefs d’État et de gouvernement de l’Union, y compris du président français.

On peut particulièrement le constater avec le brûlant dossier des migrants. « Toute l’Europe s’est entendue » sur leur dos, note l’auteur, y compris Emmanuel Macron « qui s’est incliné à Bruxelles devant les revendications des capitales “nationalistes” pour sauver un consensus européen minimum. Problème : celui-là entérine une évolution toujours plus autoritaire et régressive de la gestion européenne de l’immigration ». Dès lors, la posture prétendument progressiste de l’hôte de l’Élysée « devient carrément une farce ».

Le premier chapitre énumère les différentes facettes de ce « péril national-libéral ». De Macerata, petite ville au centre de l’Italie, à Chemnitz, cité située au sud-est de l’Allemagne actuelle, il nous fait voyager « au cœur du néo-nationalisme ». Car si l’Italie est très atteinte, l’Allemagne elle-même n’est guère à l’abri. C’est ainsi que le ministre de l’Intérieur d’Angela Merkel, Horst Seehofer, n’hésite pas à exprimer publiquement son soutien aux manifestants xénophobes de Chemnitz et décrète « la question migratoire » comme « la mère de tous les problèmes politiques du pays ».

Loin d’aborder le sujet à reculons, Bruno Odent lui consacre tout un chapitre dans lequel il considère la question de l’immigration comme « une bastille à prendre », un sujet « à s’emparer » afin « de démasquer les extrêmes droites ». Il rappelle que, contrairement aux affirmations de ces dernières, « l’immigration a façonné la France », elle est même « constitutive » de son identité, « quelque 13,4 millions d’habitants […] sont soit des exilés directs, soit des descendants d’au moins un parent d’origine immigrée ». Tournant le dos à la tradition d’accueil de notre pays, les gouvernements français successifs ont multiplié les obstacles à l’immigration, prétendant sélectionner les « bons » immigrés, criminalisant leurs tentatives de trouver enfin un havre. En Allemagne, les dirigeants sont partagés, soumis à la double pression de la montée de la xénophobie et des problèmes démographiques liés au manque de main-d’œuvre.

S’appuyant sur ces exemples italiens, allemands ou français, mais aussi sur le Brexit britannique ou la gestion gouvernementale du Premier ministre Hongrois, Viktor Orban, Bruno Odent montre que le racisme et la xénophobie marchent d’amble avec un libéralisme exacerbé sur le plan économique et social. Le Rassemblement national de Marie Le Pen n’échappe pas à cela. Ainsi, si d’un côté il diabolise la question migratoire, de l’autre, sur nombre de sujets économiques, il propose un libéralisme bon teint.

Comment expliquer ces dérives ? En vérité, ce national-libéralisme qui grandit est d’une certaine façon le rejeton de la politique conduite par les chefs d’État européens, sous la houlette de dirigeants allemands et des konzerne d’outre-Rhin. « Si le poison nationaliste dispose aujourd’hui d’une aussi forte capacité de nuisance, c’est qu’il a été déposé aux cœur des rouages du modèle de référence de l’Union européenne. Le ver est dans le fruit de l’ordo-libéralisme » que l’Allemagne est parvenue à imposer à des partenaires bien conciliants.

On en voit le résultat de l’autre côté du Rhin où le « modèle ordo libéral allemand » a provoqué « des fractures sociales béantes », conséquences de « la déréglementation du marché du travail, des services publics, des collectivités territoriales, du logement social et des systèmes de retraite ». Au plan politique, ajoute l’auteur, « l’effet est encore plus désastreux puisqu’un immense malaise social s’est instauré outre-Rhin, créant un terrain favorable aux joueurs de flûte nationalistes ». Des « musiciens » qui jouent ensemble d’instruments différents et l’on découvre à cette occasion les circonvolutions complexes de cette nébuleuse nationaliste qui va de Thilo Sarrazin, économiste et dirigeant du SPD, parti social-démocrate allemand, à l’AfD, l’Alternative pour l’Allemagne, parti d’extrême droite.

Cette pratique politique de l’ordo-libéralisme conduit ses adeptes à établir une sorte de « post-démocratie » dans nombre de pays européens, en ce sens que des « domaines considérables de la vie économique et sociale des pays membres de la zone euro » sont « systématiquement soustraits à la possibilité d’intervention des citoyens ». Le plus bel exemple étant donné par l’euro dont la gestion est confiée en toute exclusivité à la Banque centrale et échappe même aux représentants des nations. Ou par la façon dont la crise grecque a été traitée, au mépris du peuple hellène et de son expression démocratique.

Dans ce contexte, et en raison même de la progression de l’extrême droite nationaliste outre-Rhin, de la crainte qu’elle entretient d’un possible transfert de richesses de l’Allemagne « vers des pays très déficitaires, réputés laxistes et accusés, comme la Grèce, le Portugal ou l’Irlande, d’avoir laissé filer leurs comptes publics », Bruno Odent nous apprend qu’une partie de la classe dirigeante allemande envisage une option alternative à la configuration actuelle de la zone euro, « un véritable plan B » avec « un Deutsche Mark ressuscité ou un euro du nord ».

À l’opposé de ce repli, l’auteur milite pour que l’on satisfasse le « besoin d’Europe » en s’opposant à la construction actuelle, en proposant un autre chemin, d’autres objectifs et d’autres critères. En commençant notamment par donner une réponse européenne et progressiste à la question migratoire. « L’Europe est un échelon régional pertinent pour affronter le défi qu’illustre si puissamment la question migratoire. À condition qu’elle révolutionne son fonctionnement, qu’elle sache se développer sur des principes de solidarité et de coopération et non plus de compétition et de discipline monétariste. À condition donc de se libérer d’un « modèle » ordo-libéral à bout de souffle, si fortement happé déjà vers sa consécration nationale-libérale. »

Que peut-on opposer à ces régressions ? Le retour aux devises nationales reviendrait à exacerber la guerre de tous contre tous, la monnaie risquant d’être utilisée « comme une arme suprême, via le déclenchement de dévaluations… compétitives ». Pour autant, on ne peut rester avec l’euro actuel, son système financier, ses marchés désormais « sous assistance respiratoire », la catastrophe ayant été évitée dans la mesure où la « dette privée géante devenue irrécouvrable » a été transformée « en une colossale ardoise publique ». Pour contrer les spéculateurs qui s’attaquent aux pays européens les plus en difficulté, la Banque centrale européenne (BCE) va « s’affranchir partiellement de la rigidité des règles de conduite » édictées par les traités. Elle en vient même – péché mortel dans l’univers de Maastricht – à racheter massivement des titres de dette publique, certes, sur le marché secondaire et non à l’émission ! Elle ouvre les vannes du crédit, injecte dans les économies des centaines de milliards d’euros. Parallèlement, les chefs d’État et de gouvernement mettent en œuvre des politiques de baisse du coût du travail, de déréglementation, de recul des services publics. Cela permet de baisser drastiquement les taux d’intérêt, encourage une certaine relance des économies, mais les stimulations ayant été données sans établir une sélectivité anti-spéculative, en favorisant la prédation du capital, elles ne font au final qu’alimenter la fièvre des marchés, gonflant « des bulles financières géantes ».

Cette impuissance de l’Europe à surmonter sa crise a cependant « mis en lumière des leviers clés, financiers ou monétaires, dont un maniement différent pourrait commencer de changer la donne dans l’intérêt des populations et des salariés. En agissant ici et maintenant. Sans attendre un aussi hypothétique lointain basculement de majorités politiques à l’échelle du continent. »

Bruno Odent reprend à son compte la proposition des économistes communistes français « de créer un fonds européen spécial, de Développement social, écologique et solidaire » qui serait « financé par la BCE » et qui « pourrait permettre aux États membres d’accéder à des crédits dont les taux seraient quasi nuls ou pourraient même être bonifiés en fonction de l’utilité des investissements programmés pour la collectivité (emploi, formation, services publics), la cohésion de la société, du pays, de l’Europe ou la lutte, forcément universelle, contre le réchauffement climatique. » Cette utilisation de la création monétaire, « cette bataille pour « un autre euro » peut devenir l’un des maillons essentiels d’une lutte pour la refondation de l’Europe » affirme l’auteur.

Le livre s’achève sur un plaidoyer en faveur « d’une autre Europe pour le climat et la paix », de « l’avènement d’une civilisation de paix et de coopération […], unique moyen d’assurer » la sécurité des Européens.

 

 

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