« La mise en place de l’Union économique et monétaire, avec une monnaie unique, l’euro, et une banque centrale déclarée indépendante, a contribué à instaurer la mainmise des marchés financiers mondialisés sur les gestions d’entreprises et sur les politiques économiques. En l’absence d’harmonisation sociale et fiscale, la mise en concurrence des systèmes sociaux des États membres sans aucun mécanisme de solidarité entre les pays a abouti à un éclatement des trajectoires économiques entre les États membres de l’Union et à une crise profonde de la construction européenne. Comment sortir de cette situation ? Quelle stratégie mettre en œuvre pour briser ce carcan ? »
C’est sur ce thème que six fondations (Fondation Copernic, Fondation de l’Écologie politique, Institut Tribune Socialiste, Espaces Marx, Fondation Pour un Autre Monde, Fondation Gabriel-Péri) organisaient un débat public le 7 novembre 2018. Nous remercions vivement les organisateurs et les orateurs de nous avoir autorisés à publier les deux interventions qui ont ouvert le débat, celle de Denis Durand et celle de Pierre Khalfa.
Elles nous semblent de nature à éclairer les termes du débat à gauche. Faut-il insister sur les contradictions macro-économiques internes de l’Union économique et monétaire, ou sur son « contenu de classe », dans un monde sous hégémonie américaine, dominé par Wall Street et le dollar ? Quelle place tiennent la monnaie unique et la BCE prétendue indépendante dans cette domination ? La construction d’une autre coopération européenne est-elle pour l’essentiel du ressort de l’action des gouvernements et des institutions européennes pour instaurer un cadre juridique favorable à des politiques sociales et écologiques, ou faut-il une prise de pouvoir sur l’utilisation de l’argent dans l’économie elle-même, dans les entreprises, les services publics et leurs mécanismes de financement ? L’éclairage particulier que chacun des deux orateurs donne à la question de l’alternative à la construction européenne actuelle reflète la façon dont Pierre Khalfa et Denis Durand répondent à ces questions.
L’euro est-il un carcan pour les peuples ? Je réponds oui à cette question mais de mon point de vue, cela vient de ce que l’Union économique et monétaire telle qu’elle s’est construite jusqu’à présent a été une construction au service des marchés financiers et du capital. C’est la raison pour laquelle elle est en crise aujourd’hui. Je propose donc une méthode pour sortir du « carcan » et trouver les moyens d’une autre forme de coopération européenne, radicalement différente de ce qu’on connaît aujourd’hui.
La question de l’euro est une question politique. L’euro est une monnaie dont une caractéristique est donc qu’elle fait partie d’un système monétaire international. Un tel système, particulièrement en ce moment, est un système hiérarchisé : aujourd’hui, le système monétaire international est organisé autour d’une monnaie dominante, hégémonique, le dollar. On ne peut pas comprendre la construction européenne en général, et la construction monétaire en particulier, si on ne les examine pas sous l’angle de la relation entre cette construction et l’impérialisme américain, l’hégémonie du dollar.
Huit dates résument à grands traits l’histoire qui a conduit à la situation actuelle.
La première est celle de juillet 1944, date la conférence de Bretton Woods dans laquelle les alliés définissent – dans l’abstrait à l’époque car on est encore en guerre – ce que devrait être un nouveau système monétaire international, organisé autour du dollar lui-même convertible en or à un cours fixe.
Deuxième date : 1947 et l’annonce du plan Marshall. Les États-Unis lancent un programme d’aide sous forme de dons et de prêts en nature et en argent aux États européens avec comme objectif affiché de permettre leur reconstruction économique, et avec comme objectif sous-jacent de les ancrer dans le camp occidental au moment où s’engage la confrontation avec le camp soviétique. C’est le refus par l’Union soviétique de participer au programme Marshall, et l’interdiction faite aux pays sous son influence d’y participer, qui déclenche la guerre froide. Cette étape de 1947 est aussi une étape importante dans la construction européenne puisque les États-Unis demandent aux Européens de s’organiser pour gérer l’aide Marshall. Est créée à cet effet l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) qui, depuis cette époque, a changé de nom et de nature pour devenir une organisation internationale, l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économique).
Troisième date marquante : 1957 et le traité de Rome qui crée la Communauté économique européenne. À l’époque, le thème de l’unification monétaire n’est pas très présent dans les préoccupations ; il va s’y inscrire progressivement dans les années 1960. Mais sur le plan monétaire, 1957 est une date importante aussi puisque c’est l’année où les monnaies européennes deviennent convertibles, c’est-à-dire que le système de Bretton Woods commence vraiment dans la pratique. Il va fonctionner relativement bien pendant dix ans comme régime de parités fixes mais ajustables, dans lequel la question des fluctuations entre les monnaies européennes est en principe réglé par l’organisation même du système
La quatrième date est le 15 août 1971, jour où les États-Unis décident de suspendre la convertibilité du dollar en or. C’est le résultat d’une crise du système monétaire international qui se manifeste déjà depuis plusieurs années – depuis au moins la dévaluation de la livre sterling en 1967 – et qui va se poursuivre jusqu’à l’instauration d’un régime de flottement généralisé des monnaies qui sera officialisée par les accords de la Jamaïque en 1976. Ce flottement généralisé pose un problème à l’Europe. Les États européens essayent de le résoudre en créant des modes de coopération et de régulation des taux de change des monnaies européennes : le « serpent monétaire » qui limite les fluctuations des monnaies les unes par rapport aux autres et le « serpent dans le tunnel » qui vise à limiter les fluctuations de l’ensemble des monnaies européennes par rapport au dollar. 1971 est une date importante aussi parce qu’elle marque le début d’une prise de conscience que l’économie mondiale, le système capitaliste tel qu’il est sorti en quelque sorte régénéré de la Deuxième guerre mondiale, entre dans une crise profonde qui touche différents aspects du système. On va s’apercevoir progressivement qu’elle est au moins aussi profonde que des crises qu’on a pu connaître dans l’histoire économique depuis le début du xixe siècle. La crise monétaire est un des aspects de cette crise structurelle de l’accumulation capitaliste telle qu’elle se manifeste dans la deuxième moitié des années 1960 et qu’elle se développe ensuite avec les crises pétrolières, avec la montée du chômage et de l’inflation. Cette crise est très liée à des aspects politiques sociaux et internationaux, comme aux aspects monétaires dont on vient de parler. Au cours des années 1970, on essaye de répondre à cette crise par les moyens traditionnels qui avaient fonctionné dans les années 1950 et dans les années 1960… et on s’aperçoit qu’on n’y arrive pas.
Voilà qui m’amène à ma cinquième date importante : octobre 1979, date du « coup d’État monétaire » de la banque centrale américaine. Paul Volcker, qui est alors président de la Réserve fédérale, annonce un changement profond de la politique monétaire. Techniquement, au lieu de chercher à maintenir des taux d’intérêt bas pour stimuler l’investissement et la croissance comme elle le faisait au cours des décennies précédentes, la banque centrale va désormais contrôler la quantité de monnaie centrale en circulation, sans se préoccuper, dit-elle, des conséquences sur les taux d’intérêt. En réalité, le but est de faire entrer l’économie mondiale dans un régime de croissance dans lesquels les rendements des actifs financiers deviennent supérieurs au taux de croissance de l’économie. Cela induit une prise de pouvoir par les marchés financiers. Ensuite ont en effet déferlé la libéralisation financière, et la prise de contrôle, par ces marchés – sous l’égide d’une trentaine de grandes banques « systémiques » – de la gestion des entreprises et des politiques gouvernementales qui sont désormais en temps réel sous la surveillance des marchés. L’effet économique et politique qui en résulte est extrêmement puissant parce que les marchés financiers sont en quelque sorte une machine de pouvoir, un instrument pour imposer dans la gestion des entreprises et dans les politiques publiques les critères de la rentabilité capitalistes. Cela a permis, effectivement, de remonter la rentabilité des capitaux pour les grandes multinationales et pour des financiers, au moins pendant un temps. Ces effets se sont faits aussi sentir sur la construction monétaire européenne. 1979 est aussi la date à laquelle les Européens essaient de perfectionner leur régime de change et d’instaurer un régime plus structuré et plus organisé en créant le système monétaire européen (SME), pour remédier aux inégalités ou aux fractures qui s’étaient développées à l’intérieur de la Communauté européenne entre les pays à monnaie forte comme l’Allemagne, et les pays comme la France ou l’Italie. Le SME comporte différents mécanismes de coopération pour faire face collectivement aux crises de change, et un nouvel instrument, l’écu, qui pouvait être considéré comme l’embryon de quelque chose qui aurait pu être une monnaie commune européenne. Le problème, c’est que cette tentative percute en quelque sorte la reprise en main par les États-Unis, par Wall Street, par les marchés financiers du contrôle de l’économie mondiale qui se produit précisément à ce moment-là. Le système monétaire européen ne fonctionnera jamais comme on avait annoncé qu’il fonctionnerait.
Ce qui se passe – c’est ma sixième date, 1986 – c’est le tournant néolibéral de la construction européenne avec l’Acte unique. Au lieu d’une stratégie consistant à rechercher l’harmonisation des réglementations nationales comme préalables à l’ouverture des marchés à la concurrence, on fixe inconditionnellement la date de constitution d’un marché unique, au 1er janvier 1992, et c’est aux gouvernements de s’adapter à cette contrainte qu’ils se sont ainsi imposée eux-mêmes. Ce changement profond de méthode est cohérent avec l’adhésion des gouvernements européens et des institutions communautaires à l’idée que désormais, que cela plaise ou non, nous sommes dans une mondialisation néolibérale et qu’il faut jouer le jeu des marchés financiers et de la déréglementation financière et économique en général. Dès lors naît un débat entre les gouvernements européens sur l’aspect monétaire de ce processus : à marché unique, monnaie unique ? Le débat entre les différentes thèses en présence est tranché en 1987-1988 par un compromis entre Helmut Kohl et François Mitterrand : on fera une monnaie unique. Cela signifie que le deutsche Mark disparaîtra – c’est la concession allemande – mais – concession française – la monnaie unique sera gérée d’une façon qui, sur le papier, ressemble beaucoup à la façon dont est géré le deutsche Mark, la monnaie forte de l’Europe alors en rivalité avec le dollar à l’intérieur du système monétaire international.
La septième date importante que je souhaitais citer est évidemment 1992, la ratification du traité de Maastricht qui met en vigueur juridiquement ce projet de monnaie unique. On n’en était pas tout à fait sûr au début mais le fait est que le 1er janvier 1999 l’euro est créé. Mais c’est dès le début des années 1990 que toutes les règles liées à l’existence d’une monnaie unique sont déjà en place. L’indépendance des banques centrales, les dispositions du pacte de stabilité actuellement en vigueur figurent déjà pour la plupart – même s’ils ont été aggravés au fil du temps – parmi les critères de convergence qui ont servi pour décider, en 1997, si tel ou tel pays de l’Union européenne serait admis à entrer dans la zone euro. Il y a un lien très étroit entre les règles budgétaires, les règles de la politique économique en général, et une conception de la monnaie unique au service des marchés financiers. C’est l’idée de la discipline de marché : le marché soupçonne les gouvernements de tricher, de vouloir faire des politiques sociales, donc de s’écarter des exigences de rentabilité pour les capitaux privés. Ce qui discipline les gouvernements, c’est que l’endettement des États est soumis au regard permanent des marchés. Donc l’euro qui veut être partie prenante de ce système néolibéral, en rivalité avec les États-Unis mais sans remettre en cause l’hégémonie du dollar, s’est doté de règles budgétaires et économiques – l’« économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée » – qui ont pour objectif de prouver au marché qu’en toutes circonstances les gouvernements européens respecteront les exigences de la finance internationale. C’est la crédibilité par l’austérité, avec toutes les conséquences qu’on connaît.
La dernière date de ce rapide exposé est 2009 : c’est le moment où on s’aperçoit que cette tentative néolibérale échoue à son tour. La crise des subprimes a éclaté aux États-Unis en 2007 avec la complicité active des banques européennes, notamment françaises, mais c’est en Europe que les conséquences les plus graves se font sentir sous la forme des attaques spéculatives contre les pays du sud de l’Europe, principalement la Grèce, qui vont jusqu’à créer un risque d’éclatement de l’euro. C’est une occasion d’humiliation profonde du capital européen par le capital américain. Une anecdote l’illustre : en 2009, au début de la « crise grecque », Jean-Claude Trichet, alors président de la Banque centrale européenne, s’exprime publiquement en disant : « sur le cas grec nous n’accepterons jamais que le Fonds monétaire international intervienne, ce serait une humiliation ». Quelques jours plus tard, le FMI fait partie de la « troïka » qui met sous tutelle la Grèce, et il y est encore aujourd’hui. Cette humiliation est confirmée par les statistiques dont on dispose aujourd’hui et qui montrent que dans sa rivalité financière avec les États-Unis l’Europe est affaiblie plus qu’elle ne l’était avant la crise. Cet échec profond a des dimensions économiques, financières et des dimensions politiques. Il y a évidemment un lien entre cet échec, les conséquences sociales qu’il entraîne, et la montée des périls politiques des deux côtés de l’Atlantique, y compris chez nous ou à nos frontières, en Italie par exemple.
Pour sortir de cette crise, la dimension monétaire a été essentielle parce que la crise aiguë de l’euro est jugulée provisoirement en 2012 au moment où le président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi à l’époque, dit « nous ferons tout ce qu’il faut » pour empêcher l’euro d’éclater. De fait, la Banque centrale européenne a multiplié par 4 la taille de son bilan depuis le début de la crise. Quand une banque centrale augmente la taille de son bilan, cela signifie qu’elle crée de la monnaie, plus précisément de la monnaie centrale, à partir de rien. Elle l’a fait de deux façons : elle a injecté une énorme masse d’argent sur les marchés financiers en achetant des titres, principalement à partir de 2015. En quelque sorte, elle a combattu l’incendie en déversant de l’essence sur le foyer ! 2 600 milliards d’euros qui préparent le prochain krach. Deuxième méthode, elle refinance massivement les banques : quand les banques prêtent à l’économie, la Banque centrale européenne leur prête de l’argent en contrepartie ; avec cet argent, les banques font à peu près ce qu’elles veulent, sous réserve d’une condition sur laquelle je reviendrai. Ces deux actions ont été déterminantes pour sortir de la crise mais elles n’ont pas permis à la zone euro de retrouver sa vigueur comme a pu le faire par exemple l’économie américaine.
Alors, comment sortir de ce marasme et conjurer ces périls ? Je pense qu’il faut tirer les leçons de ce qui s’est passé : de façon lapidaire, 1979 signe l’échec des politiques étatiques sociales-démocrates de contrôle du marché a posteriori par l’action de l’État, et 2009 signe l’échec des solutions néolibérales fondées sur la guerre de tous contre tous, la concurrence, l’absence de coopération. Je pense qu’aucune de ces deux méthodes ne peut nous permettre de nous en sortir aujourd’hui. En aucun cas elles ne peuvent nous permettre de sortir de la domination des marchés financiers.
Que doit-on faire ? Une grande majorité de ceux qui s’expriment sur ce sujet sont convaincus qu’on a besoin d’une coopération européenne, pas seulement en matière monétaire mais en matière sociale, en matière d’accueil des réfugiés, en matière d’environnement… à la fois pour des raisons économiques – l’intensité des relations commerciales à l’intérieur de la zone euro – mais aussi pour des raisons politiques. On peut assez facilement montrer que les pertes de souveraineté nationale démocratique qui sont la conséquence de la domination des marchés financiers sur les politiques économiques ne seraient pas moindres si les pays européens affrontaient l’hégémonie des marchés financiers et du dollar en ordre dispersé plutôt que de l’affronter à l’intérieur d’une forme de coopération – une coopération évidemment très différente de ce qu’on connaît aujourd’hui, qui n’est pas une forme de coopération. Il y a à cela une autre raison politique, me semble-t-il, c’est que les peuples ne veulent pas de la guerre de tous contre tous en Europe. Aujourd’hui, on ne voit aucun parti politique proposer ouvertement la sortie de l’euro alors que cela pourrait être tentant. Cela vient du fait qu’un tel projet ne bénéficierait pas d’un fort soutien de l’opinion du pays concerné.
Donc, il faut pouvoir émanciper l’Europe des marchés financiers, c’est-à-dire tout le contraire de ce qui se fait aujourd’hui. Il faut donc d’autres traités, d’autres règles. Nous ne voulons pas 2 600 milliards d’euros injectés sur les marchés financiers sans qu’aucun contrôle démocratique ne soit exercée sur leur usage. Nous ne voulons pas 700 milliards de refinancement des banques à taux nul, voire négatif, avec comme seule condition qu’elles prêtent aux entreprises, sans qu’on sache ce que font les entreprises de cet argent. Ne pas remettre en cause le pouvoir du capital en entreprise, c’est délétère pour l’économie européenne, c’est la cause profonde de la crise sociale dans laquelle nous vivons. Nous voulons au contraire une monnaie qui serve à développer l’emploi, la formation, la création de richesses dans les territoires, la protection de l’environnement, la transition écologique et la coopération internationale – y compris par exemple sur la façon dont on pourrait sortir de cette forme de néocolonialisme qu’est le franc CFA.
On peut réclamer une renégociation des traités mais le processus est long : il faut des années de négociations pour que tous les États soient d’accord, et plus de temps encore pour la ratification des nouveaux traités. Pendant ce temps, la crise a le temps de se développer et les catastrophes ont le temps de se produire, d’autant plus qu’on sait très bien qu’il y aura des oppositions insurmontables d’un certain nombre de gouvernements – il y en a même de plus en plus réactionnaires en Europe, tout cela sous la pression des marchés financiers. Aujourd’hui, l’Italie fait mine de désobéir à la Commission européenne mais en attendant elle est sous le regard des marchés financiers, pas si mécontents que ça d’ailleurs de la politique italienne qui n’est pas une politique anti-austérité, contrairement à ce que le gouvernement italien essaie de faire croire à ses électeurs.
Si on veut réellement s’émanciper des marchés financiers, il faut d’autres financements pour d’autres objectifs. Si on veut réellement en finir avec la construction européenne actuelle et construire autre chose à la place, qui ne soit ni l’étatisme qui a échoué dans les années 1970, ni le néolibéralisme qui a échoué dans les années 2000, il faudrait que les conditions soient réunies pour qu’une majorité de la population en Europe soit favorable à une autre construction.
Elle ne peut l’être qu’à condition que des objectifs concrets partagés sur l’utilisation de l’argent puissent être en quelque sorte un bien commun de l’ensemble des citoyens européens. Il y a des exemples. Il existe un quasi-consensus, au-delà même des partis qui se réclament de la gauche, pour dire qu’il pourrait être intéressant que la puissance de création monétaire de la Banque centrale européenne serve à financer les investissements nécessaires à la transition écologique. Mais comment faire de cette idée, aujourd’hui assez répandue, une force politique ? En permettant aux citoyens et aux travailleurs de s’en emparer à partir de combats concrets sur les objectifs auxquels ils adhèrent et sur lesquels ils peuvent se battre. Je pense donc qu’il faut partir de luttes, d’objectifs concrets pour des projets dans des entreprises dans des services publics, à partir desquels on exigerait du système bancaire, et du système public que constituent la Banque centrale européenne et les autres institutions financières publiques, de faire pression pour que l’argent tel qu’il est créé par le système bancaire serve à financer ces projets et non pas à alimenter la spéculation financière.
Je me contente de donner deux aspects que ces luttes pourraient revêtir. Premièrement, des luttes pour réorienter les crédits bancaires à partir de projets développés par les salariés dans l’entreprise pour obtenir leur financement et à partir de là, pour exiger que les crédits ainsi accordés par les banques pour financer ces projets soient refinancés à un taux favorable par la Banque centrale européenne à travers les banques centrales nationales comme la Banque de France. Dans ce sens, je signale par exemple que le syndicat CGT de la Banque de France développe l’idée d’un droit au crédit pour les PME ou les entreprises en général. Aujourd’hui, la Banque de France peut obliger une banque à ouvrir un compte pour un particulier, c’est la procédure du droit au compte. Elle exerce, d’autre part, une action de médiation du crédit : elle peut réunir un patron d’entreprise et les banques du secteur pour obtenir que les banques lui fassent crédit à des conditions favorables. Cela a permis de sauvegarder 400 000 emplois dans la récession de 2008-2012. La proposition serait de combiner les deux en donnant à la Banque de France le pouvoir d’aller plus loin en obligeant une banque à financer un projet si ce projet est soutenu par la population, s’il répond à des critères sociaux et si, évidemment, il est viable économiquement. C’est un sujet sur lequel je travaille aujourd’hui avec des milieux de l’économie sociale et solidaire, avec des chercheurs comme Hervé Defalvard, de l’université de Marne-la-Vallée, qui travaille avec le Collège des bernardins : nous sommes en train de préparer une proposition de loi d’expérimentation sur les entreprises du territoire. Une collectivité territoriale prendrait sous sa protection une entreprise menacée mais disposant d’un projet de développement alternatif. La loi imposerait aux banques de financer pendant trois ans les dépenses de développement de cette entreprise pour que le projet réussisse. Le deuxième exemple, qui a fait l’objet d’une note de la Fondation Gabriel-Péri, porte sur le domaine des services publics, avec la même logique : partir de projets concrets. Par exemple, rénover une école, répondre à la crise de l’hôpital… et pour cela prendre conscience que cela nécessite des investissements. Le GIEC annonce que pour réduire à un demi-pourcent l’augmentation de température à l’horizon 2050 il faudrait 2 500 milliards de dollars d’investissements par an pendant 20 ans : c’est de l’investissement. C’est de l’argent qu’on dépense sans avoir encore gagné d’argent, donc il faut l’emprunter. Si on cherche à l’emprunter sur les marchés financiers, ça ne marchera jamais, même s’ils se parent des oripeaux de la « finance verte ». Or, on a 2 600 milliards de la BCE qui sont là, qui ne servent à rien, qui ne servent qu’à détruire du social et à faire de l’austérité : c’est insupportable. Il y a donc la possibilité de monter des mobilisations à partir de projets concrets pour exiger que cet argent-là serve à financer un fonds de développement économique, social, écologique, solidaire européen doté d’une « gouvernance » démocratique. Nous proposons des moyens de contourner les traités : s’il est vrai que l’article 123 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne interdit le financement des collectivités publiques par les banques centrales, ce même article 123 autorise la BCE à financer des institutions financières publiques. Le fonds en question pourrait être une institution financière, ou bien on pourrait utiliser aussi les institutions financières publiques qui existent déjà, comme la Banque européenne d’investissement, la Caisse des dépôts, BPI France. Dans les deux cas, il ne pourra s’agir que de vœux pieux si on se contente de demander poliment à la BCE de changer sa politique. En revanche, si on ancre cette exigence sur des mobilisations sociales, alors on a une chance d’obtenir satisfaction. Je suis assez satisfait par exemple d’avoir pu lancer avec la fédération CGT des Cheminots, avec des économistes, des spécialistes des transports ferroviaires, des juristes, un appel pour que la BCE finance le développement du service public ferroviaire en Europe. Cet appel a des prolongements dans le comité de vigilance mis en place par la CGT Cheminots. C’est un exemple de mise en pratique d’une idée politique générale qui peut trouver une réalisation dans un contexte de mobilisation sociale.
Je conclus en disant que pour le membre du Conseil national du Parti communiste que je suis, ce type de proposition fait partie d’un ensemble. Comme vous le savez peut-être, nous avons l’intention d’abolir le capitalisme et de le dépasser, en faisant mieux, pour construire une civilisation supérieure ; mais nous sommes bien conscients que ça ne se fait pas du jour au lendemain. Nous avons donc besoin de transition, de propositions intermédiaires. Dans notre esprit, il y a une cohérence entre ces propositions concernant le financement de l’économie, et l’ensemble des propositions qui visent la transformation sociale.
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