Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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BREXIT : Défi pour une autre Europe

Le Brexit constitue un énorme défi pour la France et l’Union européenne (UE) car l’interdépendance entre l’économie britannique et celles de la zone est considérable. Après une rétrospective rapide des événements intervenus depuis le référendum britannique de 2016, nous essayons, à partir de la littérature disponible, de faire un inventaire susceptible de montrer combien tous les peuples ont à perdre dans cette affaire, combien l’Europe doit être transformée et refondée et ce qu’on pourrait exiger dans l’immédiat.

Voilà déjà près de deux ans et demi que les Britanniques, le 23 juin 2016, ont voté majoritairement (51,9 %) pour que le Royaume-Uni (RU) sorte de l’Union européenne (UE).

Les négociations pour organiser ce retrait débutèrent le 19 juin 2017. Après dix-sept mois d’intenses discussions entre Thérésa May, cheffe du gouvernement britannique, et Michel Barnier, négociateur en chef pour l’UE, un projet d’accord a été trouvé le 13 novembre 2018.

Entériné par les 28 en sommet extraordinaire le 25 novembre suivant, il fut cependant massivement rejeté le 15 janvier 2019 par le Parlement britannique1.

Deux positions inconciliables

T. May a donc voulu rouvrir une négociation avec Bruxelles après que, le 29 janvier, les députés britanniques eurent adopté un amendement concernant ce qui, au cours des discussions, est devenu la pierre d’achoppement : la frontière entre l’Irlande du Nord et la République d’Irlande qui, avec le Brexit, deviendrait la frontière entre le RU et l’UE.

L’incertitude demeure donc grande quant à l’issue de tout ce bras de fer si décisif pour l’avenir des peuples en Europe, alors même que la croissance se retourne, voire chute comme en Allemagne ou en Italie, que prolifèrent les populistes, et que, sur fond de risque croissant de krach financier mondial, le continent est désormais exposé à une intense pression des États-Unis et aux répercussions de la guerre commerciale qu’ils mènent contre la Chine.

Si l’accord est à nouveau rejeté, les députés britanniques auraient à décider s’ils souhaitent quitter l’UE sans accord le 29 mars 2019, date à laquelle serait prononcé le divorce définitif. Dans le cas contraire, ils voteraient sur une demande de report de trois mois de la sortie de l’UE.

M. Barnier a, à ce propos, déclaré que « l’extension doit servir à régler un problème, pas à juste reporter à plus tard en restant dans l’impasse ». Il a admis qu’une « extension technique est parfaitement motivée » et serait acceptée sans problème. Mais il ne peut être question d’amender l’accord du 25 novembre, le problème essentiel à traiter désormais étant celui de « la relation future » entre le RU et l’UE2. On remarquera, au passage, l’opacité profonde et anti-démocratique de ces négociations vis-à-vis des pays de l’UE.

Alors que des deux côtés de la Manche grandit l’inquiétude face aux risques pour tous les peuples d’un « hard Brexit », d’un « no deal » dont nul apparemment ne veut à part quelques exaltés, T. May a mis en garde les députés britanniques contre la tentation de rejeter définitivement l’accord : « soutenez cet accord et le Royaume-Uni sortira de l’Union européenne. Rejetez-le et personne ne sait ce qui se produira […]. Nous pourrions rester dans l’Union européenne encore de nombreux mois. Nous pourrions sortir sans la protection d’un accord. Nous pourrions ne jamais sortir ». Cette hypothèse, a-t-elle ajouté, se réaliserait « si un nouveau référendum était organisé (ce qui serait) une trahison des électeurs »3. Et l’on sait que les Travaillistes de J. Corbyn y sont désormais favorables et que, dès septembre 2018, la confédération des syndicats britanniques (TUC) en avait envisagé la nécessité4.

Pour l’heure donc, on s’achemine vers une situation où, le 29 mars prochain à minuit, heure de Paris, le RU deviendrait officiellement un « pays tiers », libre de conclure des accords commerciaux avec qui bon lui semble, les 28 devenant 27.

T. May, poussée par les « brexiters durs », a défendu quatre lignes rouges : refus de la juridiction de la Cour de Justice européenne, non respect des « quatre libertés » de circulation (biens, services, capitaux, personnes), arrêt de la contribution au financement de la communauté européenne, réglementation autonome. Londres entend pouvoir échapper aux règles européennes, disposer de la possibilité de signer des accords commerciaux avec les « pays tiers » tout en conservant un libre accès au marché unique.

Face à cela, M. Barnier, soutenu par les dirigeants des 27, est resté inflexible. L’UE ne tolérera aucune modification de son fonctionnement. Il faut l’accepter comme un bloc ou la quitter et, dans ce cas, cela doit coûter très cher au sortant sans qu’il ne puisse en tirer un quelconque gain financier.

Pour Bruxelles, il ne saurait donc être question que, sortant de l’UE, le RU puisse participer au marché unique et à l’Union douanière. Il ne lui restera donc qu’à s’inscrire dans un accord de libre-échange à venir à l’instar, par exemple, de ce qui a été fait avec le Canada, via le CETA si contesté, ou ce qui pourrait être un « nouveau TAFTA »5 (traité de libre-échange trans-atlantique) avec les États-Unis, si contestable.

Dans ces conditions, le RU serait contraint de renégocier tous les traités commerciaux, tant avec l’UE qu’avec les « pays tiers », tandis que les contrôles douaniers seraient rétablis aux frontières, ce qui engendrerait nombre de problèmes.

Beaucoup à perdre côté anglais

Premier problème, le risque que les multinationales disposant d’unités de production ou de sièges sociaux outre-Manche soient amenées, alors, à délocaliser sur le continent ou ailleurs.

C’est le cas, par exemple, pour le constructeur d’automobiles japonais Honda qui a annoncé, le 19 février dernier, sa volonté de mettre fin à l’activité de son usine de Swindon en 2021, ce qui met en péril près de 3 500 emplois6. Nissan a décidé de ne pas produire son X-Trail dans son usine de Sunderland. La direction de BMW n’a pas écarté l’idée que, « dans le pire des cas », la production des Mini fabriquées dans l’usine de Cowley, près d’Oxford, soit délocalisée7. Les dirigeants de Toyota, qui emploie 3 200 salariés sur deux sites (assemblage et moteur), ont tenu des propos similaires8.

Mais c’est aussi le cas pour Airbus. L’industriel emploie au Royaume-Uni 14 000 salariés, via 25 sites, qui génèrent un chiffre d’affaires de 6 milliards de Livres sterling (près de 7 milliards d’euros). C’est bien plus que Thalès (6 500 salariés) et Safran (4 200) dont l’empreinte industrielle est cependant significative. Surtout, l’avionneur assemble au Royaume-Uni l’ensemble des ailes de ses programmes civils sur le site de Broughton, éléments qui regagnent ensuite les lignes d’assemblage final en France et en Allemagne. Selon un expert cité par la revue L’Usine Aero, « Airbus pourrait très bien décider de produire les ailes de leur nouveau programme ailleurs, en Espagne par exemple où le groupe possède déjà un centre de compétences dédiés aux composites et un savoir-faire pour la fabrication d’empennage »9.

Autrement dit, les chaînes d’activité et de valeur des multinationales implantées dans le RU seraient percutées, avec des conséquences importantes sur l’emploi.

Deuxième problème, la frontière entre la République d’Irlande et la province britannique d’Irlande. C’est le plus délicat, tant il a fallu de sang pour arriver au compromis des « accords du vendredi saint » qui, en 1988, mirent fin à trente ans de conflit armé entre nationalistes et unionistes en Irlande du Nord.

Le rétablissement d’une frontière physique, rendue invisible par ces accords, ferait saillir à nouveau des risques de turbulences alors que près du tiers des exportations en provenance de la province d’Irlande du Nord vont en République d’Irlande et que des dizaines de milliers de personnes passent quotidiennement de chaque côté.

C’est pour l’éviter que l’accord du 25 novembre prévoit d’appliquer un filet de sécurité (le backstop). Il s’agit d’une clause de sauvegarde pour laisser librement passer les biens et les personnes, le temps que soit trouvé un accord sur la « relation future » entre l’UE et le RU.

Autrement dit, le RU resterait membre de l’Union douanière tant qu’un accord n’aura pas été conclu sur ce sujet, même si existe sur le papier une date butoir fixée au 31 décembre 2020. Les produits britanniques pourront se vendre librement sur le marché unique mais Londres n’aura pas le droit de mettre en œuvre une politique commerciale différente de celle de l’UE. Le RU sera contraint de suivre à la lettre les dispositions européennes en matière de concurrence, de protection sociale, de droit du travail, d’aides publiques, de fiscalité ou de politique environnementale.

Cette disposition, qui ne laisse aucune marge d’autonomie au RU, a été vivement contrebattue par les « brexiters », le différend restant à ce jour sans solution.

Le troisième problème concerne le fait que, hors de l’UE, les institutions financières d’outre-Manche perdraient leur « passeport financier », un droit au sein de l’Espace économique européen10 de vendre leurs produits et services à l’intérieur du bloc.

C’est là un enjeu décisif pour la City de Londres, première place financière mondiale pesant près de 8 % du PIB britannique. En effet, l’octroi d’un passeport financier concerne des activités comme la collecte des dépôts, l’émission de crédits et d’obligations, le trading de dérivés, la gestion de portefeuilles, les services de paiement, le courtage en assurances, les crédits immobiliers.

Le retrait de ce passeport obligerait les banques ayant leur siège européen à Londres à délocaliser « des milliers d’emplois » vers les places continentales les plus importantes dont, en premier chef, Francfort11.

Certes, le RU pourrait se rabattre alors sur les dites « équivalences » en matière de régulation. Celles-ci permettent, en effet, aux sociétés hors de l’UE de bénéficier d’un accès privilégié ou ciblé au marché unique. Mais, pour ce faire, la Commission européenne doit, au préalable, vérifier et admettre que les règles suivies par Londres dans ces domaines sont absolument équivalentes en tout domaine aux siennes. De plus, ce régime peut très bien n’être accordé que pour une durée limitée et porter sur des champs géographiques et d’activité moins large que le passeport financier.

Sauver la finance avant tout

Un seul problème a donné lieu à compromis. Et pour cause, il concerne les risques pour la « stabilité financière », enjeu sur lequel le grand capital ne saurait tolérer qu’une solution ne soit pas trouvée pour la garantir quel que soit le scénario de l’après 29 mars !

Aussi, Bruxelles et Londres après quelques empoignades ont fini par passer un compromis. L’affaire concernait en particulier les produits dérivés sur taux d’intérêt12. À une conférence de presse de la BCE du 25 octobre 2018 où M. Draghi, son président, avait déclaré « il faudrait vraiment être excessivement mal préparé pour que les risques pour la stabilité financière liés à un hard Brexit se matérialisent », F. Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, avait répondu : « La compensation des dérivés de taux mérite cependant un traitement particulier car les chambres de compensation britanniques occupent une position de quasi-monopole dans ce secteur. » Il ajoutait : « En cas de no deal Brexit et en l’absence de mesures particulières, ceci pourrait représenter un risque systémique. »13

Ce n’est pas une mince affaire car elle porte sur un « notionnel global » de 660 trillions d’euros14… de quoi mettre une pagaille gigantesque sur les marchés mondiaux si les positions prises devaient se déboucler en urgence.

Or, il fut un temps question, de ce côté-ci de la Manche, de revendiquer que « la compensation des opérations en devises européennes soit effectuée dans l’Union européenne » 15.

Si la sortie de la Grande-Bretagne de l’UE se faisait sans accord, les clients de l’UE seraient coupés de leurs prestataires basés au Royaume-Uni au cas où aucune mesure d’urgence n’était mise en place. En revanche, si le divorce était consommé dans les formes, les services financiers transfrontaliers pouvaient être assurés sans interruption du 26 mars prochain jusqu’à la fin 2020.

C’est en ce sens que les dirigeants européens ont arbitré, après une sérieuse mise en garde de Bruxelles par les chambres de compensation londoniennes. Ils l’ont fait d’autant plus facilement que si les autorités européennes avaient essayé d’imposer « à l’arraché » une relocalisation en zone euro16 de cette compensation les banques américaines auraient très bien pu se tourner plutôt vers la Bourse américaine des dérivés basée à Chicago et ses chambres de compensation locales17.

Le social en ligne de mire

Mais, mis à part cette question de « stabilité financière », et pour ce qui concerne toutes les opérations réelles et leurs emplois, leurs implications pour la vie des populations, l’éventail des possibilités de négociation entre Bruxelles et Londres paraît toujours bien restreint.

Soit le RU se plie strictement aux règles européennes afin de pouvoir continuer d’accéder, d’une façon ou d’une autre, au marché unique, soit, face à l’inflexibilité de Bruxelles, il entre, en quelque sorte, en guerre avec l’UE en décidant d’une fuite en avant déchaînée dans l’ultralibéralisme.

Cela signifierait que l’un des principaux voisins de l’UE deviendrait un immense paradis fiscal et réglementaire hyper-prédateur concurrençant radicalement l’UE en se rapprochant des États-Unis de Trump qui, lui-même, cherche désormais à diviser, affaiblir plus encore, voire désintégrer l’UE. En d’autres termes, il y aurait, aux portes de l’UE, une zone de très basse pression sociale et fiscale susceptible de repousser en permanence le prétendu anticyclone de « l’acquis communautaire ».

Il est inquiétant de constater combien, jusqu’ici, les dirigeants français, au lieu de chercher à jouer un rôle de médiation, n’ont pas hésité à anticiper sur une issue aussi catastrophique pour les peuples, pariant sur le fait que la place financière de Paris disposerait de bonnes cartes pour rivaliser avec les autres places continentales dans l’attraction des capitaux, des emplois très qualifiés et des activités amenées à quitter le RU tout en revendiquant de renforcer la relation particulière, en matière de défense et d’armements, entre la France et le Royaume-Uni.

On voit à quel type de cohérence et de vision de l’Europe renvoie un tel pari. Il pousse à une fuite en avant dans la finance et la défense-sécurité au prix d’une soumission sociale et culturelle permanente très accrue des salariés français et de leurs familles, ainsi que de leurs droits et libertés, aux exigences de la rentabilité et des marchés financiers. C’est, précisément, ce qu’est venu perturber le mouvement des gilets jaunes.

Quelles règles en cas de no deal ?

Le risque d’un no deal Brexit, sans accord, est donc devenu important. Que se passerait-il donc dans cette hypothèse18?

Le RU retournerait au cadre réglementaire de l’OMC. Il serait traité comme tout autre partenaire de l’UE sans accord commercial. Des droits de douane seraient instaurés sur les importations en provenance d’Outre-Manche, renchérissant les coûts et les prix de l’ordre de 3 à 4 %, compte tenu de la structure des échanges, mais beaucoup plus dans certains secteurs (13 % en moyenne dans l’agriculture, par exemple, et près de 40 % pour les produits laitiers).

Simultanément, disparaîtrait la reconnaissance mutuelle des normes et des standards permettant aux producteurs britanniques de vendre librement sur le marché unique européen sans avoir à passer des barrières non tarifaires au commerce19. Ces barrières, rétablies, pourraient être extrêmement coûteuses dans certains secteurs (produits laitiers, machines, produits chimiques, automobiles) augmentant le prix de vente final.

De plus, il n’y aurait aucune période de transition, laquelle, en cas de Brexit avec accord, courrait du 29 mars prochain au 31 décembre 2020. Cela entraînerait de fortes incertitudes juridiques, des tas de conflits d’interprétation, une augmentation des coûts de transaction et des délais de réalisation du fait de l’impréparation des deux côtés de la Manche, sans parler du stress social afférent.

Et encore, faut-il ajouter à tout cela les incertitudes monétaires avec une poursuite de la dévaluation de la Livre, accroissant la compétitivité des produits britanniques et la volatilité des marchés de change, comme les incertitudes financières, dans une conjoncture économique et géopolitique mondiale de plus en plus fébrile.

Officiellement nul ne souhaite une telle issue, à part les ultras, mais comme chaque partie s’est montrée inflexible, tout en pariant sur le fait que c’est l’autre qui plierait le premier à mesure que l’on s’approcherait de l’échéance, cette hypothèse a fini par prendre plus de consistance.

Beaucoup à perdre en France et en Europe

Des prévisions ont été faites sur l’impact pour le RU d’un Brexit sans accord. Nous ne rentrerons pas ici dans le débat sur la qualité de ces prévisions et scénarios, sachant que les modèles sur lesquels ils sont fondés ne sont absolument pas neutres idéologiquement et qu’ils sont incapables de mesurer comment évolueront les choses, notamment le type de réponse apportée par le RU20. Tous tendent à indiquer que c’est le peuple britannique qui souffrirait le plus d’un Brexit sans accord, l’OCDE parlant d’un « choc négatif majeur »21.

Mais tous les peuples de l’UE souffriraient aussi, le jeu étant à somme négative du fait du très haut degré d’interdépendance entre l’économie britannique et toutes les économies de l’UE22.

Les échanges commerciaux entre les deux zones sont très importants. En 2017, le RU a exporté pour 164 milliards de livres sterling vers l’UE et celle-ci lui a vendu pour 259 milliards de livres sterling (surtout des machines et véhicules, des produits chimiques, des produits manufacturés, des matériaux)23.

La France y disposait en 2018 de 2 900 filiales réalisant un chiffre d’affaires de 115 milliards d’euros, ce qui place le RU après les États-Unis, mais devant l’Allemagne, en termes d’implantations françaises à l’étranger.

Notre voisin britannique enregistre un déficit commercial permanent, depuis 1999, avec l’UE. Il est très dépendant des importations européennes dans certains secteurs de la vie courante, notamment dans le domaine alimentaire. Près des deux tiers de ses importations de produits semi-finis proviennent des pays de l’Union. C’est le cas en particulier pour les constructeurs automobiles.

Dans ce secteur l’imbrication intra-européenne est considérable. Ainsi, 62 % des véhicules vendus au RU proviennent de l’UE, surtout d’Allemagne. Chaque année, 60 000 salariés allemands travaillent pour produire 950 000 véhicules destinés au marché britannique. Au total selon la CCIP Île-de-France24, en cas de « Brexit dur », l’industrie européenne écoulerait 550 000 véhicules de moins et perdrait quelque 12,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Cette perspective se conjugue désormais avec la menace explicite de Trump de taxer les voitures allemandes exportées outre-Atlantique.

Cela étant, le RU a engagé depuis quelques années un effort de diversification de ses débouchés commerciaux pour tenter de faire reculer cette dépendance vis-à-vis de l’UE.

Les échanges avec les États-Unis ont doublé en valeur entre 1999 et 2016. D. Trump et T. May sont convenus, en juillet dernier, d’établir « un accord de libre-échange ambitieux » après le Brexit. L’hôte de la Maison blanche s’est dit prêt à saisir cette « opportunité incroyable ».T. May a ajouté : « lorsque […] le Royaume-Uni quittera l’Union européenne, nous chercherons à établir un accord de libre-échange Royaume-Uni/USA ambitieux »25. Par ailleurs, le RU est devenu le deuxième partenaire commercial de la Chine et il est celui qui reçoit le plus d’investissements chinois en Europe (23 milliards d’euros en 2016). Des efforts ont été aussi développés en direction de l’Australie, de l’Inde, de l’Afrique du Sud, de la Nouvelle-Zélande…

Un no deal ferait aussi beaucoup de mal aux peuples de l’UE26, particulièrement dans certains secteurs économiques.

C’est vrai pour l’agriculture : sur les 30 milliards d’euros de produits importés chaque année par le RU, 25 proviennent de l’UE. Dans l’agro-alimentaire, le RU est la 3e destination des exportations françaises et le 6e fournisseur de notre pays.

Selon le think tank Farm Europe27, le Brexit pourrait engendrer une baisse des aides de la PAC pour les agriculteurs français de l’ordre de 2,4 % à 9,1 %, selon la teneur de l’accord ou son absence. Le coût réel net du départ britannique de l’UE s’établirait à 2,7 milliards par an en euros constants, au minimum, soit 5 % du budget de la PAC.

Le secteur de la pêche serait, lui aussi, très impacté, alors même que déjà ont eu lieu plusieurs conflits en mer entre pêcheurs français et anglais. Selon le rapport au Sénat cité ci-dessus, « une fermeture des eaux britanniques induirait une perte de revenus pour les flottes européennes de l’ordre de 50 %. L’incidence sur les salaires, indexés sur le niveau des prises, serait de l’ordre de 15 % ». La capacité de production de la France dépend du RU à hauteur de 24 %.

Mais des secteurs industriels majeurs seraient aussi impactés négativement.

Il y a d’abord, un défi logistique, du fait de l’augmentation à prévoir du temps imparti aux formalités douanières à la frontière. Il a été estimé qu’un allongement de 2 minutes pour chacun des 1 000 camions chargés de composants automobiles qui passent quotidiennement la Manche pourrait déclencher un embouteillage de 27 kilomètres à Douvres28. Au-delà, ce sont 3,6 millions de camions qui empruntent chaque année la voie maritime France-RU et 1,6 million de camions qui empruntent la voie ferroviaire.

Ainsi jeudi 7 mars, 3 200 camions étaient en attente à Calais et au tunnel sous la Manche. À tel point que le préfet de la zone de défense et de sécurité Nord a activé des zones de stockage pour les poids lourds. La mesure est depuis reconduite tous les jours. D’où le risque corollaire de rupture d’approvisionnements, anticipé notamment pour les médicaments.

On mesure aussi les difficultés pour les ports français dont les infrastructures et les personnels s’avèrent, pour l’heure, insuffisants pour absorber un tel choc. Le gouvernement Philippe a eu beau plastronner en annonçant que tout a été bien préparé, notamment en matière de contrôles douaniers, puisqu’il a présenté cinq ordonnances, dont l’une concerne le déblocage de 50 millions d’euros à destination des ports et des aéroports. Une mesure qui vient s’ajouter au recrutement de 700 fonctionnaires prévu par la loi de finances 2019.

Mais sur le terrain tout le monde constate l’insuffisance de la préparation et des moyens comme en atteste la grève du zèle des douaniers partie de Calais et Dunkerque pour s’étendre progressivement à toute la France.

Selon Euler Hermès29, l’Allemagne serait la grande perdante d’un no deal Brexit, avec une perte d’exportations de biens de près de 8 milliards d’euros cette année, suivie des Pays-Bas (-4 milliards) et de la Belgique (-3 milliards).

Mais la France serait aussi très impactée avec des pertes d’exportations de biens de 3 milliards d’euros représentant 16 % de la demande additionnelle qui lui serait adressée en 2019 (19 milliards). Or les échanges de biens avec le RU sont à l’origine du rare et principal excédent commercial de la France : 11,93 milliards d’euros en 201830. Les secteurs les plus touchés seraient, dans l’ordre, l’automobile, les machines et équipements, l’électronique, l’aéronautique, les boissons. Enfin, selon une étude des cabinets Oliver Wyman et Clifford Chance31 le Brexit pourrait coûter près de quatre milliards d’euros par an aux entreprises françaises.

Changer l’Europe

Les risques engendrés par le Brexit pour tous les travailleurs de l’UE et leurs familles sont considérables du fait du niveau d’interdépendance de nos économies. Le bras de fer entre les deux parties souligne combien leur inflexibilité est guidée, non par le souci de répondre aux besoins de protection et de développement des peuples, mais par l’obsession de faire prévaloir les exigences de leurs capitaux financiers dans la guerre économique mondiale.

Cet épisode indique aussi que, face au ressentiment populaire contre la construction européenne produit par la façon dont les dirigeants utilisent l’UE et l’euro dans une mondialisation capitaliste dont elle accentue les effets sociaux, économiques et environnementaux ravageurs, deux types de réponse sont à écarter.

C’est, d’un côté, la réponse nationaliste qui affirme, comme un préalable absolu, qu’il faut « sortir des traités européens ». Elle conduit à quitter l’UE pour se couler dans la mondialisation financière en prophétisant la main sur le cœur, qu’après cet épisode mortifère, on pourra coopérer. Pari funeste, car la mondialisation est d’autant plus hostile qu’elle est dominée désormais par une guerre économique échevelée, avec les technologies informationnelles. Les États-Unis y sont prêts à tout pour garder leur leadership mondial face à la Chine, et cela nécessite un total assujettissement de l’Europe. Tout cela dans un contexte climatique, environnemental, démographique et géopolitique rendant futiles, dangereuses et peu crédibles les promesses d’action dans un seul pays.

C’est, d’un autre côté, la réponse fédéraliste du type de celle d’E. Macron qui, en préalable absolu, entend faire une croix sur les souverainetés et libertés populaires nationales pour des bonds en avant vers un État fédéral européen, nécessairement au service de la dictature des marchés financiers, prétendant rivaliser avec les États-Unis dans l’attraction des capitaux mondiaux.

Le Brexit indique que l’objectif qu’il conviendrait de viser est d’essayer de développer, sans attendre, les luttes sociales et sociétales vers des objectifs précis et communs (emploi, salaires, protection sociale, environnement, services publics…) et de les faire converger vers une refondation progressive mais effective de l’Europe. Elle ne pourra se faire que sur le mode d’un nouveau type de confédéralisme, avec un système de pouvoirs délégués mais aussi d’intervention populaire partagés allant des entreprises, des territoires et des États dans chaque pays jusqu’aux instituions européennes, dont la BCE constitue le cœur battant.

Car le Brexit place sous le phare le besoin absolu d’en finir avec la camisole de force de l’UE et de la zone euro actuelles qui, avec le consentement de la classe dominante, prétendent interdire toute capacité d’initiative populaire autonome nationale et de coopération sous l’empire de trois dogmes : l’euro et la BCE au service de la rentabilité et des marchés financiers, l’austérité et la privatisation des services et entreprises publics, la concurrence de tous contre tous. Le résultat : une Europe zone de chômage, de précarité intenses et de croissance très lente qui tend, de plus en plus, à se fragmenter.

Le Brexit exige de proclamer « halte au feu ! » en Europe, a fortiori si, grâce à un second référendum, les Britanniques qui, l’expérience aidant et avertis contre les « fake news » qui ont permis aux populistes de l’emporter en juin 2016, se prononcent de façon à ce que l’on puisse revenir sur l’ensemble du processus en cours et chercher à transformer l’Europe. Il faudra, immédiatement, traiter l’enjeu des conditions sociales, fiscales, sanitaires et environnementales au RU et, donc, expliciter, au terme d’une délibération publique, les exigences de la France par rapport aux négociateurs de l’UE.

 

 

1. Pour un bon résumé du contenu de cet accord on pourra se reporter à C. Mathieu et H. Sterdyniak : « Brexit : l’accord du 25 novembre », OFCE le Blog, 30 novembre 2018.

2. Interview aux Échos du lundi 4 mars 2019.

3. Reuters 8 mars 2019.

4. Le congrès de la Confédération des syndicats britanniques (Trade Unions Congress ou TUC), réuni le 10 septembre 2018 à Manchester, a adopté une motion ouvrant la possibilité à un nouveau référendum, non sur l’appartenance à l’Union européenne, mais sur l’accord final qui devrait en principe intervenir cet automne entre le gouvernement de Theresa May et l’UE. Le TUC exigerait un tel vote si l’accord sur le Brexit remettait en cause « les droits des travailleurs », en les rendant « inférieurs à ceux de l’UE », ou si Londres n’obtenait pas « le maintien d’échanges sans droit de douane » (Le Monde, 11 septembre 2018).

5. M. Combes : « L’Europe prépare-t-elle le retour du Tafta ? », Observatoire des multinationales, 26 février 2019.

6. La Tribune, 19/02/2019.

7. Reuters, 19 novembre 2018.

8. Le Figaro, 07/03/2019.

9. O. James : « Avec un Brexit dur, Airbus pourrait perdre des plumes », L’Usine Aero, 11/02/2019.

10. Les 28 de l’UE plus l’Islande, le Liechtenstein et la Norvège.

11.On a fait beaucoup de bruit en France sur les délocalisations d’emplois très qualifiés du secteur financier britannique après des promesses verbales faites par des maisons comme HSBC, Bank of America ou J.-P. Morgan, mais la concrétisation est très lente, malgré la délocalisation récente à Paris de l’Autorité Bancaire européenne. En pratique, la City ne restera pas l’arme au pied et fera tout pour garder son leadership avec, notamment, l’appui des Américains et des Asiatiques.

12. Les produits dérivés sur taux d’intérêt sont des contrats ou des instruments financiers en vertu desquels deux parties s’engagent sur un taux d’intérêt prédéterminé à payer, à recevoir ou à échanger à une date ultérieure sur un montant donné (le notionnel). Les transactions de gré à gré sur  ces produits nécessitent de faire appel à un intermédiaire, les chambres de compensation, qui les garantissent et les sécurisent. C’est le cas particulièrement dans le domaine des dérivés de taux d’intérêt libellés en euros qui transitent massivement à Londres : trois chambres de compensation se partagent un « quasi-monopole » en Europe : LCH, ICE Clear Europe et LME Clear, 97 % des dérivés de taux de gré à gré étant compensés par LCH Ltd, filiale du London Stock Exchange.

13. Discours lors d’une conférence de l’ACPR au palais Brongniart, 23 novembre 2018.

14. Rapport annuel de l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), 18 octobre 2018.

15. Communiqué de l’Association française des trésoriers d’Entreprises (AFTE), 22 septembre 2017.

16. Vers l’Eurex Clearing basée à Francfort et dominante en Europe continentale.

17. Cahez P. : « Et si le vainqueur du Brexit était New-York ? (ou Chicago) », Médiapart, 4 janvier 2019.

18. Vicart V. : « Brexit avec ou sans accord : quelle différence ? », Cepii, le Blog, 21 janvier 2019, < http ://blog. cepii. fr>.

19. Contingents, normes techniques ou sanitaires, textes législatifs favorisant les entreprises de la zone.

20. Il faut noter, par exemple, que les scénarios produits par le FMI dans son rapport de juin 2016 sur le Royaume-Uni au lendemain du vote des Britanniques anticipaient, à court terme, un « risque de récession » au RU, ce qui n’a pas été le cas.

21. Boata A. : « Brexit : A blind date better then a bad breakup », Economic insight, 15 octobre 2018.

22. Gotti B. : « Intégrer “L’effet Brexit” : cerner les enjeux, évaluer les risques, relever les défis ! », Chambre de commerce et d’industrie de Paris Île-de-France, 5 avril 2018.

23. Bureau britannique des statistiques nationales. En 2018, 1 euro = 0,89 livre en moyenne.

24. Op. cit.

25. <Challenges. fr>, 13 juillet 2018.

26. Bizet J. et C. Cambon : « Brexit : une course contre la montre », rapport d’information, Sénat, 12 juillet 2018.

27. Farm Europe : « Brexit : financial impact on the CAP budget of the UE member states », avril 2018.

28. Bizet et Cambon, ibid.

29. Op. cit., ibidem.

30. Les chiffres du commerce extérieur, 2018, <http//lekiosque. finance. gouv. fr >.

31. « Les entreprises françaises face au Brexit », <www.oliverwyman.fr>.

 

 

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