Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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La lutte contre les inégalités passe aussi par la façon de produire les richesses

La question des inégalités se retrouve au centre du mouvement social qui ébranle le pays depuis des mois. Elle figure aussi en tête des revendications des millions de salariés, de retraités et de privés d’emploi.

Les intérêts des travailleurs nécessitent en effet de poser, en permanence, cette question fondamentale. Ces mêmes intérêts exigent de poser aussi, et en même temps, une autre question fondamentale, celle de la production des richesses.

Poser cette deuxième question est d’autant plus nécessaire que pour éluder la question du partage des richesses, les libéraux et, patronat disent qu’avant de partager, il faut produire, ce qui n’est pas faux, mais largement insuffisant comme enjeu.

La production et le partage des richesses : deux facettes d’une même médaille

La question du partage des richesses est souvent considérée comme un sujet relevant du domaine de la « redistribution » de celles-ci. Dans cette perspective, l’accent est surtout mis sur la fiscalité et particulièrement sur les impôts progressifs dont l’une des fonctions consiste à réduire les inégalités. Le travail riche et intéressant de Thomas Piketty sur les inégalités est un exemple d’une telle approche.

Les recettes issues des impôts permettent de financer les services publics, lesquels contribuent à leur tour à réduire les inégalités. Cette réalité conduit aussi parfois à aborder le sujet des services publics uniquement sous l’angle de la réduction des inégalités. Si riche et stimulant qu’il soit, le récent rapport d’Oxfam (« Services publics ou fortunes privées », janvier 2019) fournit un exemple d’une telle approche.

Ainsi, après avoir dénoncé le caractère inadmissible et nocif des inégalités, les auteurs soulignent : « Quand les multinationales et les grandes fortunes ne payent pas leur juste part d’impôt, elles privent les États de ressources pour financer les services publics essentiels, comme la santé ou l’éducation. Les gouvernements doivent agir contre les inégalités avec des mesures de justice fiscale. »

Ces enjeux sont évidemment décisifs. Mais une approche purement redistributive risque de faire l’impasse sur un ensemble de sujets essentiels, parmi lesquels les origines des inégalités. Citons, par exemple, les inégalités entre les femmes et les hommes sur le lieu de travail (salaires, déroulement de carrière…), les rapports inégaux entre les donneurs d’ordres et leurs sous-traitants et leurs incidences sur les conditions des travailleurs, les inégalités des territoires et leur impact sur l’évolution de l’emploi, des revenus et des conditions de vie, etc.

Précisons aussi qu’au-delà de la réduction des inégalités, l’enjeu des services publics porte aussi sur le renforcement du potentiel productif du pays (développement des capacités humaines à travers notamment les systèmes de santé et d’éducation, recherche fondamentale et appliquée, infrastructures…).

La dégradation de la qualité des services publics à causse des politiques d’austérité ouvre un boulevard pour les acteurs privés qui s’engouffrent dans la brèche pour empocher des profits juteux, comme en attestent par exemple les dérives dans le secteur de la santé. Les inégalités s’en trouvent renforcées car de plus en plus de citoyens, n’ayant pas de moyens suffisants, sont amenés à se priver des soins de qualité. Mais la dégradation des services publics qui résulte des politiques d’austérité affaiblit aussi le potentiel productif du pays, pénalisant ainsi et surtout les travailleurs (perte d’emploi, dégradation des conditions de travail…).

Pour lutter contre les inégalités, il conviendrait donc d’élargir le débat et de porter les revendications aussi sur les facteurs qui produisent les inégalités en amont.

Pour illustrer les enjeux, prenons deux exemples, les deux étant liés aux choix du gouvernement et qui configurent les conditions sociales et les pratiques patronales : l’impôt sur la fortune (ISF) et le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE).

Des millions de nos concitoyens dénoncent à juste titre la suppression de l’ISF ; suppression qui profite aux riches et surtout aux plus riches.

Mais le sujet du CICE (qui relève plutôt du domaine de la production et non de la redistribution des richesses) est peu abordé dans les débats. Or, de la même manière que la suppression de l’ISF profite aux riches et surtout aux plus riches, le CICE profite surtout aux grands groupes et à leurs actionnaires et ne donne pas de résultats probants en matière d’emploi et d’investissement.

En termes financiers, l’ISF prive les caisses de l’État de 4 à 5 milliards d’euros par an, tandis que le CICE a coûté chaque année 20 milliards d’euros au budget de l’État. Et son coût sera doublé cette année (40 milliards d’euros) du fait de sa transformation en exonération de cotisations sociales patronales.

Ces deux exemples illustrent qu’autant on a raison de dénoncer la suppression de l’ISF, autant on a aussi intérêt à porter des revendications sur des thèmes liés à la production des richesses, par exemple les aides et crédits d’impôts accordés aux entreprises au nom de l’emploi et de l’investissement.

Mettre fin à de tels gaspillages permettrait de dégager des ressources pour financer le développement des services publics, de renforcer le potentiel productif et de lutter ainsi contre les inégalités en amont et en aval.

Soulignons que le développement des services publics pourrait aussi se faire à travers les financements bancaires, ce qui débouche surtout et particulièrement sur le rôle et la responsabilité de la Banque centrale européenne (BCE).

Trois questions dérangeantes pour le patronat et les libéraux

Dans un long discours récent, le président de la République répète que pour partager, il faut d’abord produire. À partir de là, il justifie les politiques du gouvernement. Citons, parmi celles-ci, la suppression de l’ISF, la transformation du CICE en exonération de cotisations sociales, l’exonération des heures supplémentaires de cotisations et d’impôts… Ces cadeaux viendront s’ajouter à des dizaines d’autres milliards d’euros que les entreprises perçoivent chaque année au nom de l’emploi et/ou de l’investissement.

Selon le président de la République, ces mesures visent à inciter les entreprises à investir, embaucher et produire davantage.

On entend ce discours depuis des années, mais le compte n’y est pas. L’économie reste morose et l’emploi n’augmente pas. En revanche, le chômage demeure massif et la précarité se développe partout.

Ces mesures profitent essentiellement aux entreprises et à leurs actionnaires qui s’enrichissent aux dépens des contribuables, car ces cadeaux sont accordés à partir des impôts et taxes payés par nous. Ainsi, une étude officielle récente vient de confirmer, une fois de plus, que le bilan du Cice en matière d’emploi et d’investissement est médiocre.

Pourquoi il faut aussi porter le débat sur la production des richesses ?

Pour illustrer les choses, prenons l’exemple d’un gâteau. Si on se contente de poser uniquement la question de partage, cela reviendrait à supposer que le gâteau est satisfaisant à tous les égards sauf en ce qui concerne son partage.

Jeu du hasard, M. Macron prend aussi l’exemple du gâteau pour dire qu’avant de partager le gâteau, il faut le produire. Mais en posant la question de cette manière, il élude adroitement trois questions fondamentales :

– Est-ce que le poids du gâteau est optimal ?

– Quelle est sa qualité ? Par exemple, est-il fait avec des produits toxiques, cancérigènes ou avec des produits sains et bons pour la santé ?

– Dans quelles conditions est-il produit ? Par exemple, pour le produire, a-t-on imposé des heures de travail inadmissibles, a-t-on embauché des précaires, voire des enfants, etc. ?

Les libéraux ne posent pas ce genre de questions, car les poser reviendrait à remettre en cause toutes leurs pratiques et politiques.

Ainsi, par exemple, poser la question de la qualité du gâteau reviendrait à dénoncer le lobby des géants de l’industrie agroalimentaire et de prendre des mesures concrètes pour lutter contre leurs pratiques.

Ainsi encore, poser la question des conditions de la production reviendrait, par exemple, à abroger la loi El Khomri qui a détérioré les conditions de travail.

Si on porte nos revendications et le débat uniquement sur le partage du gâteau, on ne va pas poser ce genre de questions. Et sans poser de telles questions, le risque pour nous est effectivement de tomber dans le piège tendu par les libéraux. Plus précisément le risque pour nous est de dire : puisque pour éluder la question du partage des richesses, les libéraux avancent la question de la production de celles-ci, nous devons porter le débat uniquement sur le partage.

Dépasser le capitalisme pour lutter contre la racine des inégalités

Le rapport précité d’Oxfam s’ouvre avec la présentation de quatre personnalités, parmi lesquelles Nick Hanauer, entrepreneur et investisseur en « capital-risque », technique de financement qui se trouve au cœur du « capitalisme financiarisé ».

Ce monsieur écrit : « J’ai lancé ou financé 37 entreprises et j’étais même le premier investisseur étranger dans Amazon. L’enseignement le plus important que j’ai tiré de ces décennies d’expérience du capitalisme de marché, c’est que la moralité et la justice sont des prérequis essentiels pour la prospérité et la croissance économique. L’avidité est néfaste.

« Mais presque chaque figure d’autorité (des économistes aux responsables politiques dans les médias) nous dit l’inverse. La crise des inégalités actuelle résulte directement de cet échec moral. Cette société exclusive et hautement inégalitaire qui se construit autour de l’extrême richesse d’une minorité peut paraître solide et inébranlable à l’heure actuelle, mais elle finira par s’effondrer. Les fourches finiront par sortir et le chaos qui s’en suivra n’épargnera personne, ni les riches comme moi, ni les plus pauvres qui sont déjà laissés-pour-compte. Pour éviter cette crise majeure, nous devons planter un pieu dans le cœur du néolibéralisme qui récompense la cupidité aux dépens de notre avenir. Nous devons la remplacer par un nouveau cadre économique […] qui reconnaît que la justice et l’inclusion ne sont pas les conséquences mais bien les racines de la prospérité économique. Seule une société qui cherche à inclure l’ensemble de sa population dans l’économie peut fonctionner sur le long terme. Pour édifier une telle société, les plus riches doivent s’acquitter de leur juste part d’impôts. Pourtant […] ils font tout le contraire. […] Il ne peut y avoir de justification morale à ce comportement, autre que le dogme néolibéral aujourd’hui discrédité, selon lequel le monde serait un meilleur endroit où vivre si chacun cultivait son propre égoïsme. Il n’y a pas non plus la moindre justification économique. […]

« L’orthodoxie néolibérale nous enseigne actuellement que l’inclusion et la justice relèvent du luxe, que la santé et l’éducation doivent être laissées à la merci du libre marché, accessibles uniquement à celles et ceux qui en ont les moyens, et qu’une fiscalité toujours plus faible pour les plus riches stimule la croissance économique. Mais cette vision est erronée et rétrograde. »

Nous partageons évidemment l’humanité exprimée par ces propos. Nous aurions pu même confirmer notre total accord s’ils n’étaient pas précédés d’une phrase déterminante : « Je suis un adepte du capitalisme ». Car c’est là que le bât blesse. De par sa nature, le capitalisme est générateur d’inégalités. Vouloir lutter contre les inégalités tout en se vantant d’être adepte du capitalisme reviendrait à traiter cette lutte comme d’une affaire morale, philanthropique, voire religieuse.

Une telle vision met en sourdine la question fondamentale du dynamisme de l’économie capitaliste, à savoir l’exploitation de la force de travail par le capital, par « les riches ». Car, contrairement à ce que suggère notre ami, ce n’est pas « notre humanité […] qui est véritablement source de croissance », mais bien le travail humain, la capacité des femmes et des hommes à travailler. Et sous le capitalisme, cette capacité, cette force de travail est transformée en marchandise pouvant faire l’objet de transactions sur le « marché du travail ». Et cette marchandise a une propriété que n’a aucune autre marchandise, à savoir qu’elle est capable de générer une valeur supérieure à sa propre valeur. Et ce différentiel, cette « plus-value » accaparée par le capital, par « les riches », est à la racine des inégalités inhérentes au système capitaliste.

Il y a donc deux façons de lutter contre les inégalités :

– à la racine, ce qui implique de dépasser le capitalisme.

– à la marge, ce qui reviendrait par exemple à traiter les services publics comme des pompiers de service, appelés pour éteindre l’incendie provoqué par les pyromanes que sont les capitalistes.

Évidemment lutter contre les inégalités, même à la marge, est nettement plus honorable que considérer, à l’instar des adeptes de la « théorie du ruissellement » parmi lesquels le pouvoir en place, qu’en prenant bien soin des riches, ça ira mieux pour les pauvres !

Déverrouiller la contrainte de rentabilité afin de produire pour répondre aux besoins présents et du futur…

La question de la production exprime un enjeu fondamental pour le présent et pour le futur. Il ne s’agit pas, pour nous, de produire à tout prix, sans nous soucier de la logique des productions.

Dans l’optique des travailleurs, promouvoir la production signifie de produire avant tout pour répondre aux besoins et non de soumettre la production des biens et des services à l’exigence de rentabilité du capital. Une telle logique, qui domine les pratiques patronales, conduit par exemple à la fermeture des sites, à la fermeture des services publics ou à leur privatisation.

Promouvoir la production nécessite aussi de poser la question du respect des travailleurs, de leurs droits, de leurs conditions de travail, d’égalité femmes/hommes, de salaire, de temps de travail, etc.

Promouvoir la production suppose également de tenir compte des enjeux environnementaux dont le respect est indispensable pour établir le pont entre le présent et l’avenir.

Enfin, et non la moindre des choses, promouvoir la production nécessite de poser autrement la question de financement. Actuellement, la monnaie, les crédits bancaires alimentent l’économie non en fonction de la réponse aux besoins sociaux, mais en fonction de la rentabilité attendue des activités. Il s’agit donc aussi de déverrouiller cette contrainte.

…et partager autrement les richesses produites par les travailleurs

La logique patronale et libérale soumet la production des biens et services à un seul critère, celui de la rentabilité financière. C’est cette logique qui explique l’abandon des pans entiers de l’activité économique et des services publics avec, comme conséquence, plus de souffrance notamment pour les couches les plus défavorisées.

Actuellement, une personne sur sept est en situation de pauvreté monétaire. Autrement dit, 15 % des habitants de la France vivent avec un revenu mensuel inférieur à 1000 euros et n’ont pas accès à un ensemble de biens et services, notamment les services publics, pour vivre décemment.

À l’autre extrême, les 10 % et surtout les 1 % les plus riches voient leurs fortunes augmentées de plus en plus.

Pour mettre fin à cette situation inadmissible et intenable, il faut agir au niveau des entreprises et des politiques publiques.

La hausse des salaires est une première priorité. À cet égard, une hausse significative du SMIC et du point d’indice dans la Fonction publique est indispensable. Il en va de même en ce qui concerne les pensions de retraite et les minima sociaux.

Le système fiscal doit être réformé profondément afin qu’il réduise les inégalités et qu’il incite les entreprises à créer des emplois et investir dans la recherche, la formation des salariés et la production des biens et services utiles. Il s’agit particulièrement de :

– Rendre l’impôt sur le revenu plus progressif.

– Rétablir et renforcer l’impôt sur la fortune.

 

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