Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

Economie et Politique - Revue marxiste d'économie
Accueil
 
 
 
 

Un colloque syndical sur le coût du capital et ses conséquences économiques et sociales

Dans le cadre de sa campagne contre le coût du capital engagée en 2013, la CGT avait organisé en juin 2014 un colloque au CESE, avec le concours des Économistes atterrés. Le colloque était organisé autour de deux tables rondes, la première sur les conséquences économiques et sociales du coût du capital, la seconde sur les alternatives. Avec l’aimable autorisation de la CGT et de l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales), nous reproduisons les interventions de Laurent Cordonnier, Catherine Sauviat et Nasser Mansouri-Guilani qui ont ouvert la première table ronde, animée par Michel Husson, chercheur à l’IRES. L’intégralité des débats a été reproduite dans une brochure intitulée Débattre du coût du capital, initiatives CGT, recherche et journées d’étude et conjointement publiée par la CGT et l’IRES.

Laurent Cordonnier*

C’est un moment évidemment important où les travaux que nous avons entrepris en commun trouvent un débouché public au sein des institutions de la République. Je considère que c’est assez rare dans la vie d’un chercheur, que de se sentir utile à ses contemporains et à la République. Je vais très brièvement rappeler le contenu de cette étude et insister sur deux points principaux qui ont pu faire controverse.

Le but de cette étude du Clersé était de proposer la construction d’un indicateur de surcoût du capital. L’idée était de mesurer ce qui dans la rente financière, c’est-à-dire les intérêts et dividendes payés par les entreprises, était la partie inutile, complètement indue ou sans justification économique. Autre but également : mesurer cette rente financière en la rapportant à quelque chose de comparable, le coût économique du capital.

L’originalité de cette étude, c’est d’avoir trouvé une bonne manière de formuler ce qui constitue le surpoids imposé aux entreprises par la norme financière – surpoids relativement à leur besoin d’investir, de faire croître le stock d’équipements ou de les améliorer. Nous avons essayé d’isoler, dans le montant des dividendes et des intérêts versés par les entreprises, ce qui pouvait recevoir une justification économique, en étant pour partie la compensation d’une prise de risque des prêteurs ou des actionnaires, et ce qui était pour partie la compensation d’un coût d’organisation de la finance. Nous avons donc essayé d’isoler ce qui était justifié, de ce qui ne l’était pas, et avons rapporté cette partie non justifiée à investissement.

Ce que nous avons pu mettre en évidence, c’est que par rapport aux vingt dernières années des Trente glorieuses, ce surcoût du capital, cette partie complètement dispensable de la rente, son poids relativement à la formation brute de capital fixe annuel, a triplé. Ceci, on le constate quelles que soient les modifications, les améliorations ou les coquetteries que l’on cherche à faire autour de cet indicateur. Un triplement de ce surcoût ou surpoids du capital financier, dont la montée en flèche est très nettement observable au début des années 1980, c’est-à-dire au moment du tournant néolibéral et de la globalisation financière.

Il y a en première instance deux explications qui se combinent pour rendre raison de l’augmentation de ce surcoût du capital.

Dans un premier temps, au tournant des années 1980 et jusqu’à la moitié des années 1990, l’augmentation de ce surcoût est due à l’envolée des taux d’intérêt réels un peu partout dans le monde, sous leffet des politiques monétaristes extrêmement restrictives. La montée des taux d’intérêt réels fait dans un premier temps grimper la rente financière, dans sa composante « versement des intérêts aux prêteurs ». Et puis, quand ces politiques se sont plus ou moins adoucies, au milieu des années 1990, les taux d’intérêt ont reflué, et à ce moment-là, c’est le montant des dividendes versés aux actionnaires qui a explosé, comme si les actionnaires étaient venus prendre la place du trou creusé par le bras armé des politiques monétaires, pour que la rente ne disparaisse pas et n’aille pas dans d’autres poches.

Évidemment, cette étude a été assez discutée. L’une des principales critiques ou objections qui nous a été adressée a été la suivante : « Il ne s’est pas passé grand-chose finalement depuis quinze ans ou vingt ans. » On nous a dit : « Les dividendes ont certes augmenté, mais comme les taux d’intérêt ont aussi consi dérablement baissé, il n’y a eu qu’un phénomène de vases communicants dans ce coût du capital, sur un profil global qui est complètement plat. » Cest de cette manière-là que ceux qui sopposent aux conclusions de cette étude la combattent, en nous disant : il ne s’est rien passé, sinon une substitution des dividendes aux intérêts.

Ceux qui arrivent à ce résultat doivent faire, pour y parvenir, deux entorses à la statistique ou à la méthode.

Première entorse : ils doivent regarder les choses sur une période suffisamment courte pour que ce soit vrai – et c’est vrai qu’en ne regardant que les 15 dernières années, c’est bien ce qui s’est passé. Mais si on compare la période d’aujourd’hui à ce qu’était l’économie à la fin des Trente glorieuses, ils verraient qu’il y a un triplement de cette rente.

Deuxième entorse qui doit être faite à la bonne méthode pour pouvoir tenir ce discours : négliger de prendre en compte, dans lévaluation du coût du capital, la dépréciation de lendettement des entreprisesdépréciation qui provient de linflation. Effectivement, si on ne tient pas compte sur cette dépréciation des dettes, on tend sur une longue période à avoir un profil beaucoup moins ascendant du surcoût du capital, mais c’est oublier que pendant très longtemps, l’inflation a considérablement allégé la rente financière des entreprises, en diminuant le poids de leur endettement.

Ce que nous avons essayé de faire comprendre aussi dans cette étude, c’est que l’important s’agissant de la « ponction actionnariale », comme l’a appelée Michel Husson, chercheur à l’Ires, ce n’est pas simplement l’effet de prélèvement qu’elle opère sur les autres acteurs de l’économie. Cet effet de prélèvement n’est certes pas négligeable. Là où au début des années 1980, le total des intérêts et des dividendes représentait 3 % de la valeur ajoutée des entreprises, il en représente aujourd’hui 9 %. Donc, il y a bien eu accroissement de la ponction d’intérêts et de dividendes sur l’ensemble des revenus des acteurs, et bien sûr des salariés. Ceci est incontestable.

Mais peut-être que l’effet le plus important de l’élévation de cette norme financière, c’est qu’elle exerce un effet de sélection absolument draconien et implacable sur les projets d’investissement ou d’entreprise qui sont mis en œuvre. Pour le dire d’une manière peut-être trop schématique : aujourd’hui, dans le monde dans lequel nous vivons, il n’est pas possible pour les entreprises privées d’entreprendre des projets d’investissement qui, au moins sur le papier, n’emportent pas la promesse d’un retour sur fonds propres de 15 %.

Le taux de rentabilité demandé de l’investissement du capital des projets d’entreprise est d’au moins 15 %, ce qui veut dire qu’il y a tout un monde qui a disparu, et qui est difficile à imaginer, puisque précisément il a disparu.

Le monde qui a disparu, c’est le monde des projets d’investissement qui rapportent du 14 %, du 13 % ou du 12 %, du 5 %, du 2 % et du 1 %, c’est-à-dire un ensemble de projets qui pourraient être économiquement utiles, socialement pertinents et écologiquement urgents. C’est cet effet de « disparition » qui nous apparaît au moins aussi important que l’effet de captation exercée par l’élévation de la norme financière. Pourquoi ce coût du capital a-t-il explosé ? Il a explosé parce que les structures de la finance se sont modifiées, en particulier parce que ce n’est plus la veuve de Carpentras qui détient aujourd’hui des actions ou des obligations, mais ce sont les investisseurs institutionnels qui possèdent en majorité les titres d’entreprise, et ils sont capables de s’appuyer sur une discipline de marché qui arme le bras et le pouvoir des actionnaires, pour extraire cette ponction.

Plus fondamentalement encore, c’est l’organisation de marchés financiers liquides, très volatils, internationalisés, qui créent de l’instabilité financière et qui d’une certaine façon mettent ces investisseurs institutionnels en disposition économique et psychologique de réclamer une prime de risque pour cette volatilité, ce qui est un paradoxe extraordinaire puisque c’est le fruit de leur fébrilité, leur agitation, leur inquiétude ou « risquophobie » que les investisseurs arrivent à faire payer aux entreprises, alors que ces marchés ont théoriquement été pensés pour faciliter les choses à ces investisseurs en leur assurant la liquidité.

Catherine Sauviat**

De quoi parle-t-on quand on parle de financiarisation ? Il y a plusieurs acceptions possibles et elles sont complémentaires. On peut parler de financiarisation quand on constate le poids accru du secteur financier dans l’économie, notamment comme source de profit. La financiarisation évoque aussi le développement de logiques financières à l’intérieur même d’entreprises non financières, ou encore la dépendance des entreprises non financières aux logiques financières comme source de profit (présence de filiales financières captives, etc.). La financiarisation, comme l’a rappelé Laurent Cordonnier, renvoie également à l’affirmation du dogme ou de la primauté de la maximisation de la valeur actionnariale, associé à l’émergence des investisseurs institutionnels, qui sont devenus des puissants intermédiaires sur les marchés financiers. Donc, la financiarisation n’est pas seulement associée à une dynamique spéculative des marchés financiers. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de l’étude coordonnée par le Clersé que de montrer l’étroite articulation entre le processus de financiarisation de l’économie (élévation de la rente financière et du coût du capital) et la dynamique médiocre de la demande, tant du côté de la demande de consommation des ménages que de la demande d’investissement des entreprises.

De quoi parle-t-on plus précisément quand on parle de financiarisation de l’économie française ? Et comment ce processus s’est-il affirmé ? Il faut rappeler que François Morin, dans les années 1970, caractérisait déjà les grandes entreprises françaises comme étant des groupes financiers à dominante industrielle, dès lors qu’elles adoptaient une organisation en holding, qu’une partie importante de leur capital était détenue sous la forme d’actions négociables en Bourse, et qu’au niveau de la holding, elles s’engageaient dans des opérations de marchés financiers, aux côtés de leurs activités industrielles. Mais évidemment, à la faveur de la déréglementation financière, du décloisonnement des marchés financiers et des vagues de privatisation, en particulier celle de 1993, apparaissent des acteurs nouveaux tels que les investisseurs institutionnels et étrangers, qui entrent alors au capital des grandes entreprises françaises et qui sont en quête de placements financiers diversifiés. On trouve à la fois des investisseurs à gestion relativement passive, comme les fonds de pension, les gestionnaires d’OPCVM, les compagnies d’assurance. Mais on va trouver dans les années 2000 une catégorie d’investisseurs à gestion beaucoup plus agressive, que sont les hedge funds, les fonds de private equity, de LBO, etc. Cela se traduit par une montée de la part des investisseurs non-résidents dans le capital des entreprises françaises. De la fin des années 1990 à 2012, ils passent de 36 à 46 % de la capitalisation boursière des entreprises du CAC 40, soit 10 points de pourcentage d’augmentation.

Ce changement d’actionnariat à la tête des grandes entreprises se traduit par un mode d’évaluation de leurs activités par ces investisseurs très différent du mode d’évaluation bancaire qui prévalait, soit une évaluation publique fondée sur la valeur boursière, qui va soumettre les entreprises à de nouvelles contraintes et de nouvelles pressions.

Le développement de cette finance de marché reconfigure les relations de pouvoir à l’intérieur des entreprises, à la fois entre les actionnaires et les dirigeants, mais aussi entre les dirigeants et les administrateurs des grandes entreprises cotées. On assiste en France au développement d’un marché pour le contrôle des entreprises qui s’accélère à la fin des années 1990, avec une série d’OPA hostiles dont le montant des opérations s’amplifie (Société générale/BNP/Paribas en 1999, Mittal/Arcelor en 2006).

Pour aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires, conformément à la théorie de l’agence, se diffusent des formes de rémunération des dirigeants fondées sur les performances du cours de l’action (les stocks options, ou encore les actions gratuites), qui vont aboutir à une augmentation substantielle des rémunérations des dirigeants. Cette question est d’ailleurs revenue en force dans le débat public ces dernières années.

Autre indicateur de ces changements, une partie croissante des profits est redistribuée aux actionnaires, comme l’indique l’évolution de différents ratios pointés dans le rapport du Clersé ou encore l’évolution du montant des dividendes distribués et des rachats d’actions dans les entreprises du CAC 40. Ces montants augmentent jusqu’à 2007, connaissent une chute en 2008-2009 puis reprennent à partir de 2010, mais sur une pente plus douce qu’avant la crise.

Les rachats d’actions qui s’étaient développés avant la crise, ne sont toutefois pas une forme importante de restitution de cash aux actionnaires en France, contrairement aux États-Unis où cette pratique s’est banalisée au point d’avoir dépassé en montant dès 1997 les dividendes comme mode privilégié de distribution de cash aux actionnaires. Cela est lié au poids des stocks options dans la structure des rémunérations des dirigeants américains, qui est bien plus important que dans celle des dirigeants français.

On assiste aussi à une reconfiguration des relations de pouvoir entre les dirigeants et les administrateurs, avec une présence de plus en plus affirmée des administrateurs indépendants au sein des conseils d’administration des grandes entreprises françaises, une fonction qui tend à se professionnaliser, En revanche, la présence des administrateurs salariés reste marginale, malgré l’adoption de la loi NRE en 2001, et la loi plus récente de sécurisation de l’emploi en 2013, dont les effets risquent de rester assez limités. Malgré ce changement et ce pouvoir d’influence des actionnaires, les dirigeants conservent une relative autonomie décisionnelle dans les stratégies des entreprises.

Ce processus de financiarisation est consubstantiel de la montée en puissance de groupes de sociétés, c’est-à-dire de la spécialisation au sein des groupes entre d’un côté la holding, et de l’autre ses filiales. La holding concentre l’essentiel des fonctions financières et joue un rôle majeur dans le financement mais aussi l’endettement des filiales non financières. Elle va emprunter aux banques et sur les marchés pour le compte du groupe, et rétrocède une partie de ses emprunts aux filiales du groupe. Et les filiales font remonter à leur tour des flux de revenus (dividendes, etc.) vers la holding, ces flux intragroupes étant bien analysés dans les travaux de la Banque de France.

L’effet est important. Cette montée des prélèvements, que ce soit de la part des créanciers ou des actionnaires, participe à la baisse du taux d’épargne des entreprises, à la baisse de leur taux d’autofinancement, et donc cela impose une pression sur les investissements, notamment les investissements en R & D. Si l’on compare sur une période de vingt ans (1993-2012), d’un côté, la courbe d’évolution des dividendes nets distribués des sociétés non financières, et de l’autre, la dépense intérieure de recherche-développement des entreprises, on s’aperçoit que les sommes consacrées par les entreprises à la recherche-déve loppement sont en fin de période deux fois moins importantes que celles qui sont consacrées à la distribution nette des dividendes. C’est vraiment là l’expression d’un « capitalisme sans projet » pour reprendre les mots de Patrick Artus, ou dont le seul projet est de sélectionner les investissements dont le niveau de rentabilité satisfasse les actionnaires.

Ce processus de financiarisation ne peut être, non plus, dissocié de la mondialisation productive. Avec Claude Serfati, nous travaillons à l’Ires sur les comportements d’investissement à l’étranger des firmes multinationales françaises.

Prenons l’exemple du secteur automobile pour illustrer cette financiarisation. L’éclatement des chaînes de valeur dans ce secteur a abouti à une croissance des échanges intra-entreprise et inter-entreprise, et cela nécessite des financements, si bien que l’activité bancaire prend de plus en plus d’importance dans la stratégie et les résultats des groupes de l’automobile, comme certains travaux l’ont montré.

En regardant de plus près les investissements directs à l’étranger de l’industrie automobile française dans le monde, nous nous sommes aperçus que la part de la Suisse est passée, entre le début des années 1990 et 2012, de 13 à 24 %, un phénomène qui obéit manifestement à des implantations financières plutôt qu’industrielles.

Nous savons aussi, selon les données de la Banque de France, qu’à la fin des années 2000, les filiales étrangères des deux grands constructeurs français, Renault et Peugeot, ont affiché des profits à l’étranger qui sont plus importants que leur résultat net consolidé, lequel était devenu négatif, et que plus globalement, 53 % des groupes français du CAC 40 tirent aujourd’hui plus de la moitié de leur résultat net courant consolidé des revenus nets d’investissements directs à l’étranger (contre 40 % en 2005). Tout cela pour dire que la financiarisation est indissociable du processus de mondialisation des groupes, et de la mondialisation du capital.

Nasser Mansouri-Guilani***

En guise d’introduction, l’étude du Clersé apporte énormément et très utilement au débat public – politique, économique et social, débat qui avait déjà commencé dans la société. Ainsi, entre 2005 et 2010, plusieurs travaux du CESE portaient sur des thèmes proches. Par exemple, le CES a adopté en 2008 un avis intitulé « Dynamiser l’investissement productif en France ». Le rapport qui accompagne cet avis fournit une analyse assez fouillée des conséquences négatives de la financiarisation sur l’économie en général et particulièrement sur l’investissement productif, public comme privé. Ce que je vais dire pourrait paraître corporatiste, mais il faut aussi mentionner les travaux réalisés, depuis plus de 10 ans, dans la CGT et plus particulièrement dans son secteur économique. C’est suite à ces travaux que la CGT a proposé, dans le cadre de l’Ires, une recherche académique que l’équipe du Clersé a bien voulu réaliser.

J’aurais deux points à aborder : le premier, le coût du capital aujourd’hui ; le deuxième, le coût social du capital.

Je partage largement l’analyse présentée par Laurent et par Catherine. Ce qui est important à avoir à l’esprit est que le capital, dans une société capitaliste, n’est pas une chose, un objet : c’est un rapport social. Par conséquent, la rémunération du capital dépend des rapports de forces entre le capital et le travail et de l’évolution du système.

La phase actuelle du développement du système capitaliste, appelée « capitalisme financiarisé », se caractérise notamment par une ponction de plus en plus forte des valeurs créées par les travailleurs, au profit des actionnaires qui se comportent comme des financiers. Ce capitalisme financiarisé, comme l’a bien démontré l’étude du Clersé, augmente le coût du capital, contrairement au postulat libéral qui dit que le développement des marchés financiers va permettre de réduire le coût de financement de l’activité économique. De ce point de vue, l’étude est vraiment très intéressante.

Ceci étant, le Clersé introduit la notion de « surcoût du capital ». Je pense que du point de vue de l’action, pour « changer le système », comme le disait Alain tout à l’heure, il vaut mieux clarifier, en tout cas de mon point de vue, ce qu’on entend par le surcoût du capital. En dépit de ses vertus analytiques, cette notion me paraît discutable. En particulier, elle peut être source de confusion en ce qui concerne la façon dont il faut sortir du capitalisme financiarisé.

Il est évident que les valeurs créées par les travailleurs ne peuvent pas leur être attribuées totalement. Il faut affecter une partie de ces valeurs au renouvellement des équipements, au développement des capacités productives, au paiement des impôts qui sont nécessaires pour financer les services publics. Mais la rémunération du capital relève d’une autre logique. Sous le capitalisme, elle est légitimée au nom de l’esprit d’entreprendre. Autrement dit, les propriétaires et actionnaires disent qu’en investissant, ils prennent un risque et à ce titre, ils revendiquent un prélèvement sur les valeurs créées par les travailleurs. Jadis on appelait ça « l’exploitation capitaliste ». On n’en parle plus, mais dans la réalité, elle est toujours là. Il s’agit donc d’un prélèvement supplémentaire, en plus de ce qui est nécessaire pour l’investissement et les impôts. Et l’étude du Clersé reprend à son compte ce raisonnement. Or, une caractéristique majeure de ce capitalisme financiarisé est que le risque est reporté sur les travailleurs, alors que la rémunération du capital devient de plus en plus onéreuse. Nous sommes donc devant une intensification de l’exploitation des travailleurs. Ce renchérissement du coût du capital est donc systémique, inhérent au capitalisme financiarisé : il représente les conditions d’exploitation des travailleurs aujourd’hui.

Cette hausse du coût du capital, cette intensification de l’exploitation des travailleurs, ce sont des éléments systémiques. Et si on veut résoudre le problème du capitalisme financiarisé, on ne peut pas seulement corriger « l’anomalie » et revenir à un capitalisme normal où on va rémunérer l’entrepreneur au nom du risque qu’il est censé prendre. Cela veut dire qu’il ne suffirait pas de reprendre ces 100 milliards d’euros et de les redistribuer, pour mettre fin à la financiarisation. Bien sûr, il faut le faire et si on arrivait à le faire, ça serait déjà quelque chose, mais cela ne réglera pas notre problème avec le capitalisme financiarisé, car la hausse du coût du capital et de l’exploitation des travailleurs mène nécessairement à l’impasse, à la crise systémique, comme c’est le cas actuellement. Pour sortir de cette impasse, il faut changer de système, établir un nouveau mode de développement qui respecte l’homme et l’environnement.

Cela m’amène au deuxième point sur le coût social du capital. En effet, le coût du capital ne se mesure pas seulement en termes monétaires. Il a aussi un aspect qualitatif : il affecte les conditions de travail, les conditions sociales, les services publics. J’insisterai ici sur les services publics car on a l’impression, y compris parmi nos militants, que le débat sur le coût du capital concerne plutôt le secteur privé.

La logique fondamentale du fonctionnement du capitalisme financiarisé est de répondre avant tout aux exigences financières. Et cette logique s’applique à l’ensemble de l’économie, aussi bien dans le privé que dans le public. Si on prend, par exemple, les arguments du gouvernement pour justifier les politiques d’austérité, on voit bien que l’objectif est de répondre aux normes et critères qui font plaisir aux marchés financiers alors que le peuple veut autre chose, les résultats des élections le montrent.

Cette infiltration de la logique privée dans le fonctionnement des services publics pèse sur les dépenses utiles – par exemple, sur la recherche-développement – et conduit à l’insuffisance de l’investissement public, à la réduction des moyens humains et matériels, à la pression accrue sur les services et les agents, à la suppression de postes, à la perte du pouvoir d’achat. Elle conduit aussi à la privatisation et aux partenariats public-privé (PPP) avec des coûts exorbitants pour la collectivité.

Il suffirait de prendre des cas concrets dans des secteurs stratégiques comme la santé, l’éducation et les infrastructures, où la situation se dégrade. Pour ne citer qu’un exemple, 10 000 enseignants et chercheurs alertent, à travers une pétition, sur l’état détestable de l’enseignement supérieur et de la recherche. Tout cela affaiblit le potentiel productif du pays, ce qui pèse sur le revenu national et donc sur les recettes de l’État. On se retrouve alors dans un cercle vicieux, avec comme conséquences, la dégradation de la qualité des services rendus, l’accroissement des inégalités et la frustration des usagers…

Enfin, il faut mentionner les aides accordées aux entreprises par la puissance publique. On peut les considérer comme « coûts indirects » du capital. On le sait, ces aides s’élèvent chaque année à des dizaines de milliards d’euros. Elles représentent aussi un coût indirect du capital pour la collectivité, car au moins une partie de ces aides, payées avec l’argent des contribuables, va, en dernière analyse, vers les actionnaires au lieu de servir l’intérêt général.

En résumé, le capitalisme financiarisé augmente le coût du capital, intensifie l’exploitation des travailleurs et mène à l’impasse, à la crise systémique. Pour en sortir, il ne suffirait pas de revenir à un capitalisme « normal », il faut changer de système. Il s’agit donc d’un projet alternatif pour une société plus solidaire, plus humaine et plus respectueuse de l’environnement. La CGT y milite et, heureusement, elle n’est pas seule à y travailler. zzz

 

* Clersé, Université de Lille 1 : présentation de l’étude réalisée par le Clersé pour la CGT dans le cadre de l’Ires.

** Ires : La financiarisation de l’économie et le coût du capital.

*** Responsable du Pôle économique de la CGT : une analyse syndicale des conséquences économiques et sociales de la hausse du coût du capital.

 

 

 

 

Il y a actuellement 0 réactions

Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.