Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Prélèvements fiscaux ou prélèvements du capital : il faut choisir !

Au moment où le mouvement des gilets jaunes met en avant la question de l’injustice fiscale, faisant le constat d’une forte et permanente élévation du poids des taxes alors que fond l’imposition des plus riches et des entreprises, il est utile d’observer les principales évolutions à l’œuvre depuis un quart de siècle, que ce soit au niveau international ou national.

Une tendance lourde au niveau européen et mondial

Jamais la concurrence fiscale internationale n’a été aussi féroce, allant jusqu’à prendre la forme d’une véritable guerre. Dans une course folle au moins-disant fiscal, les États, particulièrement ceux de l’OCDE, sous la pression des marchés et des multinationales, rivalisent d’inventivité dans la création de législations toujours plus permissives pour la fiscalité des entreprises, du capital et de la fortune. Dans une sorte de connivence avec le système bancaire, ces mêmes États vont jusqu’à fermer les yeux sur l’existence des paradis fiscaux. Ils sont même nombreux à ambitionner d’obtenir ce label avec le secret espoir d’attirer le maximum de capitaux sur leur place financière. C’est la raison pour laquelle les paradis fiscaux ne sont pas installés que dans des îles plus ou moins paradisiaques d’ailleurs. Beaucoup ont en effet pignon sur rue dans les plus grandes capitales européennes : Luxembourg, Bruxelles, Londres, Genève, Amsterdam, etc. Pourtant fleurissent de partout des discours contre l’évasion et l’optimisation fiscale, formule habile pour masquer ce qui est de l’authentique fraude. Mais les propositions pour traiter cet évitement fiscal, autre formule « soft » du moment, sont très souvent paradoxales. Ainsi l’Europe, au motif de juguler le dumping fiscal en matière d’impôt sur les sociétés (IS), propose l’ACCIS, système d’assiette commune pour l’impôt sur les sociétés. Or, dans les faits, ce système tend ni plus ni moins à imposer les bénéfices de toutes les sociétés d’un groupe installées sur le territoire de l’Union européenne au plus faible taux en vigueur dans l’ensemble de cette zone.

Par contre, un autre projet est dans les cartons de l’Union européenne ; mais, ne traitant pas de la même catégorie de contribuables ni du même type d’impôt, les conséquences risquent d’être très différentes de celles de l’ACCIS. Ce projet concerne la TVA intracommunautaire. Il vise à appliquer aux livraisons de biens sur le territoire de l’Union le taux en vigueur dans le pays d’origine du produit et non plus celui du pays de destination comme c’est le cas aujourd’hui. Ce changement de principe pourrait pousser au final à une hausse de taux, principalement dans les pays moins exportateurs et à plus faible taux ; ces derniers pouvant être sinon confrontés à une « balance TVA intracommunautaire » en permanence déficitaire.

La mise en regard de ces deux projets permet de dresser le constat suivant :

– Dans un cas, il s’agit de l’imposition des entreprises et d’un impôt, l’IS. La solution proposée conduit par un tour de passe-passe à entériner l’affaiblissement de cette forme d’imposition et, à ce titre, de la contribution globale des entreprises, têtes de groupe comme filiales.

– Dans l’autre il s’agit d’une taxe payée par les personnes, le consommateur final. Sans hésitation, le choix proposé suit des modalités qui poussent à la hausse de ce type de prélèvement.

Pas besoin de grandes explications pour observer qu’une telle option politique entérine de façon patente un traitement inégalitaire des contribuables en fonction de leur catégorie. Il fait d’une pierre deux coups. D’une part, il n’y a aucun embarras à mettre à contribution le citoyen consommateur alors que les entreprises sont pour le moins cajolées. De l’autre, le principe des taxes tend à prendre toujours plus le dessus sur l’impôt (TVA/IS), ce qui est la marque de fabrique de la fiscalité anglo-saxonne au chevet permanent des entreprises et de la finance. Aujourd’hui, les idées de taxes fleurissent de partout. Directement inspirées de la philosophie fiscale anglo-saxonne, elles sont même souvent présentées comme le remède pour compenser le manque à gagner en matière notamment de fiscalité des entreprises alors que dans les faits, consciemment ou pas, ces propositions constituent une dangereuse fuite en avant qui peut conduire au final à la disparition pure et simple de tout impôt sur les sociétés sur le territoire de l’Union européenne. L’évolution du taux de l’IS dans l’ensemble des pays de l’Union européenne donne clairement à voir une telle tendance ; se reporter pour cela au tableau page 24 du numéro 766-767 d’Économie et Politique.

Au plan mondial, diverses déclarations du G7 les 26 et 27 mai 2016 et du G20 dans un rapport de juillet 2017 à propos de la mise en place et du suivi d’un impôt mondial auquel aucun revenu n’échapperait, le BEPS, l’acronyme de Base Erosion and Profit Shifting, semblent vouloir donner le ton. On y trouve des remarques judicieuses et quelques idées qui pourraient jeter les bases d’un processus intéressant d’appropriation fiscale des flux de productions et de capitaux à l’échelle de la planète à partir de chaque État. Un plan d’action en quinze actes est proposé s’articulant autour de trois piliers essentiels :

« 1- harmoniser les règles nationales qui influent sur les activités transnationales ;

2- renforcer les exigences de substance dans les standards internationaux existants afin que l’impôt soit prélevé là où les activités économiques se déroulent et où la valeur est créée ;

3- améliorer la transparence ainsi que la certitude pour les entreprises qui ne se livrent pas à des stratégies de planification agressive. »

Et le rapport de préciser : « Assurer l’équité, la cohérence, la transparence et l’alignement de l’impôt sur le lieu de l’activité économique réelle dans l’écheveau complexe des dispositions fiscales internationales couvrant pratiquement toutes les activités économiques mondiales exige un effort et un engagement considérables. Les travaux visant à faire de ces ambitions une réalité ont commencé et ont déjà des effets sensibles, mais des transformations encore plus profondes ne manqueront pas de se produire ».

Le constat est juste mais le défi majeur. Les idées avancées par le G7 consistent à mettre au point une fiscalité mondiale via des actions coordonnées et à partager sans barrière les informations. Il est de ce point de vue juste de dire que les autorités fiscales d’un pays, une fois en possession d’une visibilité sur toutes les facettes d’une transaction au lieu de ne disposer que de la seule dimension locale, auraient plus de facilité pour s’attaquer à la globalité du problème posé par le recouvrement de l’impôt sur leur territoire.

Pour atteindre un tel objectif, une première initiative semble absolument nécessaire, ce qui ne semble pas gagné d’avance : coordonner et croiser les actions engagées et les informations détenues aux différents niveaux d’organisation internationale que sont l’OCDE qui assure le secrétariat technique et traite les questions de fiscalité mondiale, le FMI qui prend le relai politique du G7 tout en ayant recours à d’autres organisations multilatérales pour assurer des tâches spécifiques, les Nations unies où se traitent de façon privilégiée les questions liées au changement climatique.

Ce serait une première avancée concrète pour parvenir à l’ambitieux projet de fiscalité mondiale qu’est, en la forme au moins, le BEPS qui propose un plan d’action pour juguler l’érosion des bases et le transfert de bénéfices. Au-delà, il faut des actes politiques forts, particulièrement des membres des G7 et G20, c’est-à-dire des chefs d’État et de gouvernement qui le composent. Des responsables qui devraient déjà commencer par mettre en œuvre eux-mêmes, sur leur territoire national, les mesures qu’ils préconisent au plan international. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. Il suffit d’observer l’attitude des présidents français au cours de ces dernières années qui siègent pourtant régulièrement aux G7 et G20. E. Macron ne vient-il pas de décider de baisser le taux de l’impôt sur les sociétés et d’une réforme totalement régressive des pratiques du contrôle fiscal en France ? Comment cela peut-il s’accorder avec une vision de reconquête fiscale mondiale ? Par ailleurs, lorsque l’on observe le sort réservé à la monnaie mondiale, les DTS, droits de tirages spéciaux, depuis 1948, on se dit que les multinationales n’ont pas de gros soucis fiscaux à se faire dans l’immédiat. On attend toujours des applications concrètes des déclarations de Barack Obama et Angela Merkel du 27 mai 2016 à propos de ce plan de fiscalité mondiale : «Il est crucial que la mise en œuvre du Plan d’action du G20 de l’OCDE, concernant l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS), se déroule de façon régulière, cohérente et concertée…»? On est encore dans l’attente des retombées palpables du rapport de juillet2017 dans les pratiques fiscales nationales.

Dans la réalité, peu d’efforts sont faits, peu d’actes sont accomplis. La communication autour de ces enjeux cruciaux reste encore beaucoup trop confidentielle et souvent dans un jargon qui les rend incompréhensibles. En fait tout semble se passer pour que tout bouge sans que rien ne bouge. Enfin, tout en tenant compte des différences de vocabulaire, le mot « taxes» en anglais recoupant en fait l’idée globale de prélèvement obligatoire, d’impôt, de redevance et de taxe, le penchant du G7 semble bien être l’instauration d’une taxation à taux unique sur des volumes de transactions plutôt que de travailler véritablement à définir les principaux éléments pouvant entrer dans la construction dune assiette qui serait ensuite soumise à un impôt sur les sociétés dont ce même G7 affirmerait par ailleurs le principe et la nécessité d’existence dans chaque pays.

Et qu’en est-il en France ?

Sur le territoire national, la fiscalité des entreprises suit la même tendance qu’au plan européen et mondial. Au cours des quinze dernières années elle a successivement été allégée de la taxe professionnelle, de l’IFA et de la C3S. Après le CICE, le CIR, le report indéfini des déficits, le régime de la fiscalité de groupe, le taux de l’IS va passer définitivement à 25 % en 2022. Ainsi l’ensemble de ces dispositifs conjugués a pour conséquence qu’en 2019, si le montant brut de l’IS est estimé à 66,7 milliards, son rapport net n’est lui évalué qu’à 31,5 milliards. Le CICE, le report des déficits, la fiscalité de groupe, seront passés par là. Il faut ajouter à ce tableau que la propriété intellectuelle n’est taxée qu’à 15 % et que beaucoup de plus-values sont exonérées ou quasi exonérées. Quant aux dividendes, ils jouissent d’un abattement de 40 %. Dans certains cas, l’application de cet abattement fait que des contribuables dont le revenu global devrait facilement atteindre la tranche d’imposition à 45 %, sont tout juste imposés au niveau de la première tranche à 14 % voire sont même parfois en crédit d’impôt. D’ailleurs pour couronner le tout un prélèvement forfaitaire unique (PFU) au taux de 30 % a été créé en 2018. Enfin s’agissant de la fortune, l’ISF sur la propriété mobilière a disparu. Rappelons que le taux sommital de l’IR est passé de 65 % avec 14 tranches en 1993 à 45 % et 6 tranches aujourd’hui.

À la place de ces impôts et de leur rapport, de multiples taxes ont fleuri. Pour ne prendre qu’un exemple, à ce jour le rapport des taxes perçues au titre de la fiscalité écologique est de 70 milliards régulièrement pillés par l’État pour son budget général. Parmi elles, la TICPE qui devait rapporter au budget 2019, avant le mouvement des gilets jaunes, 37,7 milliards + 7,5 milliards de TVA.

Clairement, c’est le contribuable modeste et moyen, surtout le contribuable consommateur, qui paie. Le budget 2019 nous fournit une autre démonstration de cette évolution. Les mesures d’allégements de prélèvements obligatoires représentent 6 milliards pour les ménages (réduction de la TH et transfert des cotisations sociales sur la CSG), cela indépendamment des hausses de taxes et de la baisse de prestations sociales prévues qui risquent de réduire à néant cet allégement. Les entreprises bénéficient de 18,8 milliards sans risque de voir rogner par quoi que ce soit cette sympathique manne.

S’ajoute à cette injustice flagrante une injustice plus grave encore : la mise en cause de l’accès aux services publics pour cette même catégorie de population. Non seulement, au nom de la rentabilité du capital (en 2018, 180 milliards de dividendes et 67 milliards de charges d’intérêts ont été payés par les entreprises), cette population croule sous le poids des taxes, perçoit de faibles salaires, subit le chômage et la précarité, mais elle se voit en plus privée de droits humains et sociaux élémentaires, que ce soit en matière d’accès à la santé, aux transports, à l’éducation.

Les voies d’une alternative réelle

Des mesures urgentes sont nécessaires pour établir la justice et l’efficacité fiscale. Face à l’organisation mondialisée de la production ces mesures doivent concerner et être opérantes à la fois aux niveaux national, européen et mondial. La volatilité des capitaux, les difficultés à localiser le lieu d’exercice de certaines activités que rend possible une utilisation détournée des technologies informationnelles, imposent une telle cohérence de propositions. L’enjeu majeur est la fiscalité des entreprises. Au plan national l’IS doit être rendu progressif et modulé pour prendre en compte la capacité contributive de chaque entreprise en fonction de la nature et du volume de ses activités et agir à partir de critères d’efficacité sociale et environnementale sur l’utilisation des bénéfices réalisés.

Au stade européen un serpent fiscal dont le fonctionnement et le bornage seraient placés sous le contrôle de commissions mixtes (commissions de l’harmonisation fiscale) installées au niveau européen et de chaque État et rattachées aux parlements, concernerait l’IS, l’IR et la TVA. Les États seraient incités à développer une véritable politique fiscale en ces trois domaines par une modulation des taux d’intérêts du crédit proposé par le fonds européen social, solidaire et écologique, pour leurs investissements de services publics.

Au niveau mondial, il serait proposé la création d’une nouvelle institution fiscale mondiale adossée à l’ONU. Elle intégrerait les missions fiscales de l’OCDE, le rôle politique décisionnel imparti au FMI et l’action incitative en matière d’écologie. Les objectifs prioritaires de cette institution seraient de localiser, de suivre et d’informer les États des lieux d’activités, des méthodes de production et des flux financiers intragroupes et inter États, y compris vers les paradis fiscaux. Elle aurait en outre pour fonction de définir et de proposer à tous les États qui voient s’échapper des opérations normalement imposables au titre des bénéfices des entreprises, les éléments et les moyens d’établir une base concrète et objective d’imposition. À charge pour chaque État, ainsi incité, d’appliquer sa fiscalité des entreprises avec à la clé des conséquences sur ses conditions d’accès au crédit, par exemple auprès du FMI, de la banque mondiale ou des banques zonales, la BCE en ce qui concerne l’UE ; ce qui permettrait dans les faits d’utiliser l’argent, l’euro, mais aussi une nouvelle monnaie commune mondiale à la place du dollar hégémonique, en faveur de l’humain contre les marchés financiers.

L’efficacité de ces dispositifs dépendrait pour une part déterminante, d’une extension, dès le niveau local, des droits démocratiques des salariés afin qu’ils disposent concrètement de moyens d’intervention décisionnels dans les choix de gestion des entreprises. zzz

                                                                                                                                            

Lexique :

IS: impôt sur les sociétés

IFA: impôt forfaitaire annuel pour les sociétés ne payant pas l’IS

C3S: contribution sociale des sociétés

Cice: crédit d’impôt compétitivité emploi

Cir: crédit impôt recherche

Ticpe: taxe intérieure sur la consommation de produits énergétiques

IR: impôt sur le revenu,

Report des déficits: possibilité pour les entreprises de reporter indéfiniment dans le temps leurs déficits.

TVA: taxe sur la valeur ajoutée

PFU: il s’applique notamment aux revenus des placements financiers suivants, à savoir aux revenus mobiliers aux plus-values de cession de valeurs mobilières soumises à l’impôt sur le revenu, à l’assurance-vie. Il s’agit d’un taux forfaitaire. Son taux global est de 30  %, incluant 12,8  % au titre de l’impôt sur le revenu et 17,2  % au titre des prélèvements sociaux.

BCE: banque centrale européenne

FMI: fonds monétaire international

ONU: organisation des Nations unies

OCDE: organisation de coopération et de développement économiques

BEPS : Base Erosion and Profit Shifting (Érosion de la base et transfert des bénéfices)

 

 

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