Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Soustraire l’agriculture et les paysans aux prédations du système capitaliste

La mondialisation des échanges agricoles sur fond de dérégulation des marchés accroît considérablement les difficultés des paysans français et européens tout en faisant reculer la fertilité des sols. Dans un monde impacté par le réchauffement climatique, il devient urgent de réguler les productions et de développer l’agro-écologie.

Les conclusions de la Cop 24 qui s’est tenue en décembre 2018 à Katowice en Pologne a montré que les décideurs politiques des principaux pays capitalistes ne sont jamais à la hauteur des enjeux dès qu’il faut passer aux travaux pratiques dans la lutte contre le réchauffement climatique. Alors que l’agriculture peut jouer un rôle important dans ce domaine en stockant du carbone via le développement de pratiques agronomiques fondées sur l’agro-écologie, cette voie est sous utilisée partout dans le monde et plus encore dans l’Union européenne, à commencer par la France.

Notre agriculture en est à sa septième décennie d’adaptation aux orientations promues par la Commission européenne concernant la Politique agricole commune (PAC). Fondée sur l’ultralibéralisme et le libre-échange mondialisé, elle ruine les paysans, appauvrit les sols, réduit la diversité génétique des plantes comme des animaux d’élevage. Ce sont les conséquences peu visibles d’une fuite en avant permanente dans la recherche de rendements élevés par des rotations courtes pour les productions végétales et par une sélection génétique animale monodirectionnelle à but exclusivement productiviste. Ce qui fait aussi disparaître, ou marginalise, les races rustiques notamment chez les bovins, les porcins et les volailles.

En France, comme dans les autres pays européens, le revenu des paysans est mis à mal par les accords de libre-échange que la Commission européenne ne cesse de négocier. Car les concessions douanières sur les importations de céréales, d’oléagineux, de fruits et légumes, de viandes et de produits laitiers font chuter les cours au départ des exploitations dans les pays membres de l’Union européenne. Après l’accord entre l’Europe et le Canada connu sous le nom de CETA, les pays membres de l’Union européenne continuent de mandater la Commission pour négocier avec les pays du Mercosur, mais aussi avec l’Australie et la Nouvelle Zélande qui, outre le soja, veulent vendre à l’Europe des produits dont elle n’a pas besoin : blé, sucre, éthanol, viandes bovines, porcines, ovines et de volailles ainsi que des produits laitiers.

Sans même que ces produits d’importation arrivent dans l’Union européenne, les prix des céréales comme le blé, le maïs et l’orge payés aux producteurs européens dépendent de ceux fixés au jour le jour sur les marchés à terme où les cours fluctuent en fonction de l’offre et de la demande. En raison d’une production mondiale largement suffisante pour couvrir la demande solvable, le prix du blé tendre français rendu au port de Rouen pour l’exportation a toujours oscillé entre 145 et 170 € la tonne entre juillet 2016 et juin 2018. Ce prix ne couvrait pas toujours les coûts de production dans plusieurs régions céréalières de notre pays.

Quand l’augmentation du prix des céréales met les éleveurs en difficulté

Il a suffit que la sécheresse de la fin du printemps et de l’été 2018 débouche sur une baisse des rendements moyens d’environ 20 % en France et dans d’autres pays de l’Union européenne, voire au-delà, pour que la tonne de blé rendue à ce même port de Rouen soit payée 225 € au mois d’août 2018 avant de se stabiliser autour de 195 € durant les mois d’automne. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la tonne de maïs produite en France et destinée à l’exportation valait plus de 170 € durant l’automne 2018 contre un prix moyen de 150 € durant l’automne 2017. L’orge de brasserie issue de la récolte 2018 vaut aussi nettement plus cher que celle de 2017 et celle destinée à l’alimentation du bétail est également en hausse sensible. Selon une note de conjoncture de l’INSEE en date du 30 novembre 2018, les prix des céréales en octobre 2018 étaient supérieurs de 32,3 % aux prix moyens pratiqués un an plus tôt. Comme la plupart des éleveurs de porcs et de volailles achètent beaucoup plus d’aliments composés qu’ils ne produisent de céréales, leurs coûts de productions sont en hausse sensible depuis des mois. Dans de moindres proportions, c’est aussi le cas des producteurs de lait et des éleveurs de bovins à viande.

Du côté des productions animales, la sortie des quotas de production laitière par pays décidée en 2010 dans l’Union européenne est devenue effective en avril 2015 après trois décennies de régulation. Elle a été catastrophique pour les producteurs dans la plupart des pays, à commencer par la France. D’une façon générale, il a suffi que la production laitière globale de l’Union européenne augmente de 3 % en 2015 et 2016 pour que le prix du lait au départ de la ferme baisse durablement de 20 %, voire davantage dans plusieurs pays dont la France. Comme les coûts de production ne diminuent pas, une telle chute des cours prive beaucoup de producteurs du moindre revenu et les oblige à survivre en s’endettant. En France le prix moyen du litre de lait au départ de la ferme était de 37 à 38 centimes d’euro en 2014 qui fut la dernière année des quotas laitiers. Il est tombé à 32 centimes en 2015 et souvent à 28 centimes en 2016 pour remonter autour de 32 centimes en 2017 et en 2018. La même tendance négative s’observe sur la betterave à sucre avec la sortie des quotas en 2018.La note de l’INSEE en date du 30 novembre 2018 confirme cette tendance à la baisse de toutes les viandes au départ de la ferme entre 0,5 % pour les poulets de chair et 1,7 % pour les gros bovins, le prix des œufs ayant chuté de 27,2 % sur douze mois.

Un facteur aggravant est intervenu en 2018 dans l’élevage laitier comme d’ailleurs dans les élevages spécialisés dans la viande bovine, ovine, porcine et de volaille, sans oublier la production d’œufs. La sécheresse de l’été 2018 a obligé les éleveurs de bovins, d’ovins et de chèvres laitières à entamer dès l’été les fourrages secs récoltés pour l’hiver. Du coup, les achats de foin, de paille et de grains sont en augmentation sensible avec de la spéculation sur les prix. Il en résulte une hausse des coûts de production qui va durer de longs mois dans tous les élevages alors que les prix de vente des animaux sont en baisse. Celui du lait de vache n’augmentait pas à la fin de l’automne et la production d’octobre 2018 était inférieure de 3,5 % à celle d’octobre 2017 faute d’avoir une repousse de l’herbe.

Quand la loi Macron rime avec trahison

Le 2 octobre 2018 fut votée la loi « Egalim » qui, en théorie, devait permettre aux paysans d’obtenir des prix tenant compte de leurs coûts de production. Le candidat Macron l’avait promise aux paysans s’il devenait président de la République. De fait, des assises se déroulèrent durant l’automne 2017, suscitant des doutes, mais aussi quelques espoirs chez les syndicalistes paysans de différentes sensibilités. Dans un discours prononcé à Rungis le 11 octobre 2017, le président Macron déclarait à l’attention du monde paysan qu’il se prononçait pour une nouvelle forme de relation commerciale entre les producteurs, les transformateurs et les distributeurs via « la mise en place d’une contractualisation rénovée avec un contrat qui serait proposé par les agriculteurs et non plus les acheteurs, ce qui est à ce titre et à mes yeux fondamental. Nous modifierons la loi pour inverser cette construction du prix qui doit pouvoir partir des coûts de production », insistait ce jour-là le président Macron.

Voilà qui semblait clair. Sauf que l’ambiguïté du propos était probablement dans le « qui doit pouvoir partir des coûts de production ». Car, le 9 octobre 2018, Emmanuel Macron a convoqué à l’Élysée les syndicalistes paysans responsables de différentes filières de production pour leur expliquer qu’ils devaient s’organiser afin de centraliser l’offre en animaux de boucherie comme en lait de vache et en produits végétaux, histoire d’être plus forts dans un bras de fer permanent avec les transformateurs, voire avec les distributeurs concernant les fruits et légumes, au moment de négocier sur les prix. « Nous avons fait une loi forte, mais les acteurs économiques doivent s’en emparer. La balle est dans leur camp », a-t-il fait savoir ce jour-là.

Sauf que les choses ne sont pas si simples. Contrairement à la production de voitures où de vêtements, les paysans produisent des denrées périssables. Quand il y a une surproduction temporaire de voitures, on peut toujours stocker les véhicules et faire un peu de chômage technique afin de réduire les stocks. Quand on produit plus de viande que le marché n’en demande, continuer de nourrir des bovins d’embouche et des porcs prêts à partir coûte cher et on peut perdre beaucoup d’argent en peu de jours. L’argument vaut aussi pour les producteurs de tomates, d’abricots de fraises ou de salades. Ajoutons que la France est membre de l’Union européenne et rien dans la nouvelle loi ne pouvait être inscrit faisant obligation aux patrons de l’industrie agroalimentaire d’acheter du « made in France » avant de s’approvisionner chez nos voisins allemands, irlandais, espagnols, italiens, polonais ou autres en viande, produits laitiers ou fruits et légumes. Il existe même une tradition bien établie en France chez les transformateurs et les distributeurs. Elle consiste à importer plus que de besoin afin de faire chuter les cours sur le marché national des fruits et légumes comme sur celui des animaux vivants. C’est aussi pour s’en sortir face à la pression de la grande distribution que des entreprises de charcuterie et autres plats préparés achètent de la matière première d’importation au détriment de celle qui est disponible chez nos paysans.

Alors que les entreprises agroalimentaires négocient jusqu’au 28 février 2019 avec les centrales d’achats des grandes surfaces sur les prix qu’elles percevront pour les produits référencés en magasin pour les douze mois suivants, les prix payés aux paysans pour la viande bovine, la viande porcine et le lait de vache sont anormalement bas. Pire encore, faute de fourrages en quantités suffisantes dans les fermes laitières comme dans les élevages spécialisés en viande bovine, une tendance à la « décapitalisation » s’est amorcée dès le début de l’automne 2018 et pourrait continuer jusqu’au printemps 2019. Ce qui a pour conséquence de faire baisser les prix dans la mesure où l’offre dépasse durablement la demande.

Un « focus » publié le 20 octobre 2018 par l’INSEE sur l’industrie de la viande montrait déjà une situation inquiétante. Cette étude englobe à la fois « les activités d’abattage et de transformation des viandes de boucherie et de volailles, mais aussi la préparation industrielle de produits à base de viande », précisait l’INSEE. En 2016, ce secteur comptait 2 600 entreprises et employait 99 000 salariés. Son chiffre d’affaires s’élevait cette année-là à 33 milliards d’euros, ce qui faisait de lui la première branche de l’industrie agroalimentaire devant le secteur laitier. Mais sa croissance est faible depuis près de vingt ans. Entre 2000 et 2016, l’augmentation de son chiffre d’affaires est de 1,4 % par an en moyenne contre 2,4 % pour l’ensemble des industries alimentaires.

Les entreprises de 250 salariés et plus réalisent 59 % du chiffre d’affaires du secteur mais ne représentent que 3 % du nombre total des entreprises de la viande. Le groupe Bigard domine le secteur avec plus de 14 000 salariés, 51 % des abattages de gros bovins, 45 % des porcs et près de 13 000 animaux abattus en France chaque semaine. Dans le secteur de la viande, un tiers des entreprises réalisent 92 % du chiffre d’affaires du secteur, tandis que les petites structures de moins de 10 salariés, bien qu’étant les plus nombreuses ne génèrent que 3 % du chiffre d’affaires, selon l’INSEE.

La restauration d’entreprise privilégie les viandes importées

La viande de boucherie (bovins, veaux, équins, porcs, moutons) vendue sans transformation « génère un peu plus de la moitié du chiffre d’affaires de l’industrie de la viande, la volaille un cinquième et les produits à base de viande un quart », selon l’INSEE. Mais on sait que les produits à base de viandes transformées que fabriquent les entreprises françaises contiennent beaucoup de viandes importées, qu’elles soient bovines, de porcs ou de volaille, tandis que le déficit français en viande ovine dépasse désormais 50 % de la consommation.

Sous la pression des grandes surfaces, comme des entreprises de restauration hors domicile, les importations de viandes des pays membres de l’Union européenne, comme des pays tiers, sont effectuées par les abatteurs et les entreprises de la transformation pour peser sur les cours des animaux élevés en France. Sous cette pression de l’aval, le taux de marge brute des entreprises du secteur de la viande est faible. Selon l’INSEE, il « est de 17,6 % en 2016, soit 1,7 point de moins que celui de l’ensemble des industries alimentaires […] Ce taux est particulièrement faible pour la viande de boucherie (16,5 %) tandis qu’il est plus élevé pour la préparation industrielle de produits à base de viande (19,9 %) ». L’INSEE tente d’expliquer cette différence au détriment de la boucherie en affirmant que « cette activité nécessite en effet plus d’emplois par unité de production que le reste des industries alimentaires ».

Sans établir de lien de cause à effet, l’Institut note que « le chiffre d’affaires de l’industrie de la viande est majoritairement réalisé auprès de la grande distribution » tandis que « le secteur de la préparation industrielle de produits à base de viande, en aval de la filière, est logiquement celui qui se tourne le plus vers la grande distribution ». En effet, les achats des grandes surfaces représentent 61 % du chiffre d’affaires des industriels de la transformation de la viande en plats préparés.

Nous sommes confrontés en ce début du xxie siècle à une accélération du réchauffement climatique. Ce réchauffement va rendre plus incertaine la régularité de la production agricole mondiale en quantité comme en qualité. En introduisant toujours plus de concurrence entre les paysans du monde entier via une vision de l’économie qui demeure fondée sur la théorie des avantages comparatifs conceptualisée par David Ricardo voilà plus de deux siècles, les dirigeants politiques des pays développés se conduisent comme des criminels de guerre économiques qui s’ignorent.

Fonder les politiques agricoles sur la réduction du bilan carbone

Il devient urgent de fonder les politiques agricoles sur la réduction du bilan carbone dans le processus de production comme dans le celui de notre assiette au quotidien. Dans un pays comme la France, cela suppose de rompre avec les rotations courtes issues des spécialisations qui ont conduit à abandonner l’élevage dans des régions qui ne sont plus que céréalières et dont les sols s’appauvrissent de ce fait en matière organique. Cela doit conduire aussi à réduire la densité de l’élevage dans d’autres régions comme la Bretagne qui n’ont plus assez d’autonomie fourragère pour nourrir le bétail et qui ont trop d’effluents d’élevage chargés de nitrates pour pouvoir les recycler convenablement.

Alors qu’une nouvelle réforme de la Politique agricole commune (PAC) se discute actuellement entre les pays membres de l’Union européenne, il conviendrait de privilégier les méthodes culturales relevant de l’agro-écologie et de flécher les aides européennes en conséquence. Depuis de longues années, la France exporte 50 % du blé qu’elle produit chaque année, dont la moitié hors de l’Union européenne. Parallèlement elle importe trop d’aliments du bétail, à commencer par les tourteaux de soja. Il faudrait donc flécher les aides européennes de manière à cultiver chez nous moins de blé devenu difficile à exporter et plus de protéines végétales comme le soja, le pois et la féverole, ce qui aurait plusieurs avantages. On pourrait ainsi réduire les épandages d’engrais azotés grâce à des superficies accrues en légumineuses qui sont les seules plantes à fixer l’azote contenu dans l’air sur leurs racines. On aurait des rotations de cultures plus longues sur les parcelles. On pourrait développer progressivement, et avec une totale autonomie fourragère, des élevages d’animaux granivores comme les porcs et les volailles sur les fermes céréalières qui disposeraient en retour de fertilisants naturels comme le fumier, ce qui permet aussi le recyclage de la paille.

Pratiquer l’agro-écologie afin de faire stocker plus de carbone par les sols suppose aussi de passer du labour systématique des sols au moment d’implanter une nouvelle culture au non labour que des paysans pionniers pratiquent depuis un quart de siècle avec de bons résultats économiques. Le bilan carbone y est plus réduit à production identique. S’y ajoute un enrichissement des sols en matière organique grâce à l’augmentation du nombre de vers de terres qui transforment les débris végétaux en nutriments pour les plantes et qui facilitent aussi la pénétration de l’eau de pluie dans la terre arable grâce aux galeries verticales qu’ils creusent pour accéder à leur nourriture en surface.

Mélanger systématiquement des graminées et des légumineuses dans les prairies permanentes et surtout temporaires, remettre en place des haies et pratiquer l’agroforesterie en ayant des rangées d’arbres et des cultures au sol est une façon d’améliorer à terme le rendement des parcelles tout en captant plus de carbone via le cumul des quantités absorbées par les cultures au sol et les arbres. Dans des prairies pâturées comme dans les champs cultivés, il est possible d’avoir, en même temps, des arbres qui produisent des olives, dans certaines zones, des noix, des noisettes et des amandes ailleurs, des châtaignes ou des pommes à cidre dans d’autres zones, sans oublier le bois d’œuvre. Des tests grandeur nature réalisés par l’INRA durant un quart de siècle dans le département de l’Hérault ont montré que tout cela était possible en France.

Des fermes plutôt que des firmes

De telles modifications dans le secteur agricole sont susceptibles d’augmenter sensiblement le nombre d’emplois en milieu rural et de faire revivre les campagnes. Les vocations sont nombreuses chez les jeunes qui sortent des écoles d’agriculture. Mais la difficulté à dégager un revenu depuis plusieurs années rend les installations difficiles, voire impossibles. Au point que le président du syndicat Jeunes Agriculteurs lançait un cri d’alarme voilà moins de deux ans lors du congrès annuel de son syndicat en proposant comme thème central du débat : « Des fermes plutôt que des firmes ».

Car notre pays aura besoin d’une paysannerie nombreuse et inventive pour mettre en place et développer l’agro-écologie. Elle sera la voie la plus sûre pour assurer notre souveraineté alimentaire et freiner le réchauffement climatique dans les prochaines décennies. Ce qui impliquera aussi une autre utilisation des crédits bancaires, et de nouvelles utilisations pour l’épargne populaire aujourd’hui sous rémunérée sur des Livrets A et autres livrets de développement durables dont les fonds pourraient être mieux utilisés, y compris et surtout dans l’intérêt des générations futures. 

 

* Journaliste et auteur. Dernier ouvrage paru : Réinventons l’économie dans un monde fini, mai 2018, Éditions du Croquant, 208 p., 15 €.

 

 

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