La Verrerie ouvrière d’Albi et le groupe Verallia Packaging dont elle fait partie sont des entreprises efficaces et compétitives, sur un marché en expansion1.
Toutefois, les gains de productivité réalisés ces dernières années n’ont pas bénéficié aux salariés du groupe, ni aux territoires dans lesquels il est implanté. L’essentiel des profits a été versé aux actionnaires du groupe. La part du lion va au fonds américain Apollo qui a acquis en 2015 89,5 % du capital du groupe dans le cadre d’un LBO (Leveraged Buy Out, rachat spéculatif d’entreprises financé par des emprunts bancaires). Ces emprunts, portés par une cascade de holdings, induisent un endettement démesuré par rapport à la taille des entreprises du groupe.
La valeur ajoutée créée par les salariés du groupe, dont ceux de la Verrerie d’Albi, a été pillée pour assurer au fonds Apollo le rendement financier qu’il attend de l’opération. À titre d’illustration, plus de la moitié du profit dégagé par la Verrerie d’Albi est versée aux actionnaires, privant ainsi l’entreprise d’une grande partie de sa capacité à investir. Parallèlement, la part des salaires dans la valeur ajoutée a quant à elle baissé dans l’entreprise.
Plus grave encore, en annonçant son retrait du capital de l’entreprise, Apollo la fait entrer dans une ère d’incertitude. À ce titre, le groupe Verallia peut être considéré comme une « entreprise menacée » au sens de la proposition de loi d’expérimentation, en cours d’élaboration, sur les entreprises de territoires2. Sera-t-elle reprise par un concurrent, comme le groupe portugais Barbosa & Almeida, avec en perspective des réductions d’effectifs et de frais de personnel pour compenser le coût financier de cette acquisition ? Ou sera-t-elle mise sur le marché, avec des conséquences analogues, puisqu’il faudra « réduire le coût du travail » pour prouver aux actionnaires potentiels la rentabilité de l’entreprise ?
D’autres choix sont possibles. Ils devraient avoir pour point de départ un projet industriel élaboré et proposé par les salariés de l’entreprise en liaison avec les élus locaux, régionaux et nationaux concernés.
Face à l’intensification des tâches dans un groupe livré au lean management au sein d’un groupe visant une pure stratégie financière, une revendication majeure des salariés de l’entreprise – de la VOA comme de l’ensemble du groupe – est une amélioration des conditions de travail, passant par une réduction de la durée du travail. La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences doit le permettre : elle doit prévoir plus d’emplois, plus de salaires et plus de dépenses de formation. C’est manifestement possible dans une entreprise efficace, productive, qui réalise des bénéfices. Mais cela supposera que ces bénéfices cessent d’être captés quasi intégralement par l’actionnaire principal exclusivement soucieux de rémunérer son opération de LBO.
Il y a à cela au moins deux conditions. La première est que la gestion de l’entreprise s’inspire d’autres critères que la rentabilisation des capitaux avancés par les actionnaires et par les banques qui financent le LBO. Il faut au contraire émanciper l’entreprise du coût du capital pour pouvoir donner la priorité à l’amélioration des conditions d’emploi, de rémunération et de travail des salariés, et au développement économique et écologique des territoires.
La logique d’ensemble de ces critères est de viser l’augmentation de la valeur ajoutée créée dans l’entreprise et dans le tissu économique qui l’entoure en économisant sur le capital matériel (énergie, matières premières, machines, bâtiments…) et financier (capital apporté par les actionnaires et exigeant sa rémunération). Plutôt que d’accroître le taux de marge du groupe (profits bruts/valeur ajoutée) ou le rendement du capital des actionnaires (résultat net/fonds propres), on viserait l’accroissement du rapport valeur ajoutée/capital matériel et financer et, au sein de la valeur ajoutée, la croissance de la part non distribuée aux actionnaires et aux créanciers, et ainsi disponible pour augmenter les salaires et la contribution de l’entreprise à la protection sociale et au développement des services publics3.
Les mêmes critères, guidant les relations de l’entreprise avec l’ensemble de ses partenaires, favoriseraient la création de valeur ajoutée et l’économie de ressources naturelles et de capital financier sur l’ensemble des territoires concernés par l’activité du groupe. Rappelons à ce sujet que les consommations intermédiaires, qui font vivre les fournisseurs de l’entreprise, représentent 66 % de son chiffre d’affaires et plus de deux fois sa valeur ajoutée.
La priorité deviendrait donc l’emploi et la qualification des salariés dans le groupe et chez ses partenaires et fournisseurs, et non la rémunération des actionnaires.
Un tel projet pourrait s’appuyer sur la mise en œuvre d’outils existants (norme ISO 26000 sur la responsabilité sociétale des entreprises) ou en cours de développement (nouvelles normes comptables contestant la vision « patrimoniale » de l’entreprise qui s’est imposée avec la financiarisation de l’économie au cours des quarante dernières années).
À la lumière de ces critères et de ces outils, il sera possible de considérer différents aspects d’une stratégie industrielle de développement du groupe :
– un réexamen des relations avec les fournisseurs, dans une optique de développement des productions locales et régionales (développement conjoint des productions de la verrerie d’Albi et des productions viticoles dans le Sud-Ouest, par exemple) et à la lumière de critères de gestion visant l’efficacité économique, le développement de l’emploi et de la formation, la responsabilité écologique : l’impact sur le tissu économique local pourrait ainsi s’exercer « au carré » ;
– un programme d’investissements matériels venant compléter, en cas de besoin, les investissements déjà réalisés ces dernières années ;
– une recherche de coopérations avec d’autres groupes du secteur en France et en Europe. Sur un marché en voie de concentration, où le groupe américain Owens Illinois joue les premiers rôles, une coopération entre groupes, et particulièrement entre les groupes européens Verallia, Ardagh et Barbosa, permettrait à chacun de se développer sans entraîner les coûts financiers et les dégâts sociaux associés à des opérations de croissance externe extrêmement coûteuses en capital ;
– par exemple, un programme conjoint de recherche-développement pourrait porter sur de nouveaux produits, sur de nouveaux procédés de production économes en énergie et en matière premières, sur l’adaptation du secteur au recyclage (point stratégique dans l’usage des emballages en verre, sur lequel un effort particulier devrait être fait en France), etc. Un tel programme inclurait la participation de Saint-Gobain et de son centre de recherche aujourd’hui partagé avec Verallia.
Pour réaliser un tel projet, il faut que les bénéfices de l’entreprise cessent d’être quasi intégralement captés par les actionnaires et les créanciers. Le premier moyen pour y parvenir serait de réduire la place du capital financier dans le groupe.
Une caractéristique du groupe Verallia, conséquence du rachat de Verallia Packaging en LBO, est en effet le poids énorme des opérations financières en regard de l’activité productive du groupe.
Le financement de l’acquisition par Apollo de la majorité du capital du groupe pour un montant de 2,9 milliards d’euros en septembre 2015 s’est réalisé essentiellement par endettement (de l’ordre de 2,3 milliards d’euros, si, comme il semble ressortir des informations disponibles, l’apport en fonds propres du fonds Apollo dans l’opération était de 600 millions d’euros). Cette dette est aujourd’hui logée dans les holdings faisant tampon entre le fonds Apollo et Verallia France. À titre d’illustration, la holding Verallia Packaging comptabilise à fin 2017 une dette financière de 1,4 milliard d’euros pour 252 millions de fonds propres. Ces ressources financent essentiellement les participations financières de Verallia Packaging dans les sociétés du groupe (1,7 milliard à fin 2016).
La même excroissance financière se retrouve dans le bilan de Verallia France au 31 décembre 2017 : 797 millions de dettes pour 394 millions de capitaux propres, 801 millions d’immobilisations financières (participations et prêts aux filiales, dont la Verrerie ouvrière d’Albi), et seulement 214 millions d’ « immobilisations corporelles et incorporelles » (bâtiments, machines, brevets…).
En ce qui concerne plus précisément la VOA, les immobilisations autres que financières figurant à son bilan à fin 2016 totalisent 46 millions d’euros pour des fonds propres de 39 millions d’euros. Même s’il ne s’agit là que d’une composante du groupe, on ne peut qu’être frappé par la différence des ordres de grandeur – de 1 à 300 – entre la taille du capital productif de l’entreprise et la masse financière mobilisée pour contrôler le groupe dont elle fait partie.
Le désengagement du fonds Apollo va faire disparaître cette cascade de holdings. Il doit donc être l’occasion de libérer le groupe de cet échafaudage d’endettement et de limiter le recours au crédit à ce qui est strictement nécessaire au financement du groupe.
La première urgence est, dès aujourd’hui, d’exiger la transparence sur ce montage financier complexe. À quoi sont précisément utilisés les fonds mobilisés par Apollo ? Quelles banques ont participé au financement du LBO, pour quels montants (on l’ignore aujourd’hui, l’opération étant localisée au Luxembourg) ? Quelle part devraient-elles prendre au financement du groupe au moment où le LBO sera débouclé ?
Un crédit accordé par une ou plusieurs banques publiques ou privées financerait le rachat par Verallia France des actions détenues par Apollo, à travers Verallia Packaging. Il y aurait là une alternative à la politique du fonds Apollo, qui a levé 500 millions d’euros sur le marché obligataire en 2016 pour refinancer son investissement dans Verallia, et a échoué, la même année, à refinancer de la même manière 500 millions supplémentaires.
Le taux de ce crédit pourrait être réduit par une bonification d’intérêts versée par les collectivités territoriales concernées (en principe, la région, collectivité compétente en matière d’interventions économiques). C’est le principe des fonds territoriaux pour l’emploi et la formation proposés à l’article 10 de la proposition de loi « entreprises et territoires ». En outre, la bonne santé financière de l’entreprise (une fois libérée de l’endettement excessif engendré par le LBO) et les critères d’efficacité économique auxquels obéira le projet (création de valeur ajoutée associée à un allégement du coût du capital) justifieraient qu’on exige de la Banque de France qu’elle rende ces crédits éligibles à un refinancement par la Banque centrale européenne au taux qu’elle pratique actuellement (entre 0 % et 0,4 % pour les crédits aux entreprises4).
Verallia France pourrait alors, après avoir racheté une partie de ses actions, les annuler et réduire ainsi son capital. Un montant de fonds propres moins élevé, associé à un endettement ramené à l’échelle de l’activité productive du groupe, faciliterait alors la composition d’un actionnariat plus compatible avec la mise en œuvre de critères de gestion sociaux et écologiques :
– la part du capital actuellement détenue par BPI France serait mécaniquement augmentée ; elle pourrait être portée à plus de 50 % comme contribution de cette institution à un projet d’intérêt général. La difficulté, en l’occurrence, résulte de la doctrine d’intervention de BPI France, confirmée par le gouvernement actuel, qui s’inscrit en soutien des critères financiers de gestion et de financement des entreprises, à l’opposé du rôle que devrait jouer un pôle financier public ;
– une prise de participation de la Caisse des dépôts et consignations mériterait également d’être étudiée, en s’appuyant sur le regroupement en cours de certaines de ses activités au sein de ce qu’elle appelle une « banque des territoires » mais avec les mêmes interrogations que celles que suscite la doctrine de BPI France ;
– d’autres sources de financement qui ne seraient pas à la dimension d’une opération portant sur 3 milliards d’euros (prise de participation des collectivités locales, reprise par les salariés, éventuellement dans le cadre d’une coopérative, crowdfunding…), pourraient en revanche apporter une contribution bienvenue si le montant des fonds propres à réunir est sensiblement réduit ;
– ces propositions n’excluent pas non plus a priori une participation partielle d’un groupe industriel du secteur au capital, si cette participation s’inscrit dans un partenariat compatible avec un projet industriel et social répondant aux intérêts communs des salariés et des territoires. L’existence d’un projet d’entreprise, soutenu par les collectivités territoriales concernées, serait un point d’appui – avec la prise de participation publique via BPI France ou la CDC – pour peser dans ce sens.
Un tel programme a vocation à s’appliquer à l’ensemble du groupe Verallia Packaging, et au moins à Verallia France. Cependant, il a aussi une dimension locale.
En particulier, l’histoire de la VOA, sa place dans le tissu social et économique du territoire où elle est implantée, justifient de mobiliser des moyens d’intervention publique pour faire prévaloir la prise en compte de l’intérêt commun du territoire dans la stratégie du groupe. On peut à cet effet s’inspirer des dispositions figurant dans la proposition de loi pour une sécurisation de l’emploi et de la formation, déposée en janvier 2017 par André Chassaigne et les députés du Front de gauche, et dans la proposition de loi d’expérimentation sur les entreprises de territoires, citée ci-dessus. Cela concerne en particulier
– la formalisation du projet d’entreprise, sa prise en compte par la région (voire, par délégation, le département et la communauté de communes) et par l’État ;
– la mise en place d’un comité chargé de suivre la prise en compte des propositions issues du territoire dans la stratégie de l’entreprise (article 9 bis du projet de proposition de loi d’expérimentation). L’objet de ce comité de suivi est de réunir les partenaires du territoire (en termes de formation et recherche, en termes de filières…) dont le concours est décisif pour inscrire de manière durable et pérenne l’entreprise de territoire dans son écosystème territorial. Dans le cas du groupe Verallia France, on peut imaginer un comité de suivi pour chaque établissement du groupe, avec une coordination nationale. Parallèlement, toutes les possibilités légales de renforcement des prérogatives des instances représentatives des salariés (CSE, présence des salariés dans le conseil d’administration) seraient mises à profit ;
– l’appel à la responsabilité sociale et environnementale des établissements de crédit, comme indiqué plus haut.
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Ces propositions présentent évidemment un caractère de radicalité puisqu’elles s’opposent point par point à la vision de l’économie qui inspire les actionnaires actuels du groupe, et qui risquent d’inspirer ceux qui pourraient les remplacer. Elles n’en sont pas moins modestes : il s’agit de matériaux destinés à contribuer aux mobilisations sociales qui seront en tout état de cause indispensables pour faire prendre en compte les intérêts communs des salariés et des populations contre les logiques de rentabilisation du capital.
1. Voir l’analyse présentée dans le document Verallia – projet entreprise de territoires établi par Tibor Sarcey.
2. Ce projet est proposé par un groupe de travail animé par Sylvie Mayer (animatrice du secteur Économie sociale et solidaire du PCF), Hervé Defalvard, maître de conférences à l’université de Marne-la-Vallée, et Denis Durand, membre du conseil national du PCF.
3. Sur la conception de ces critères de gestion, on peut consulter le dossier paru dans le numéro 764-765 de la revue Economie et politique, mars-avril 2018.
4. Sont aujourd’hui éligibles à ce refinancement les crédits bancaires accordés à des entreprises disposant d’une cotation favorable de la Banque de France, correspondant à une notation BB à AAA par les agences de notation. La Banque a mis à l’étude la prise en compte de critères de développement durable dans l’attribution de cette cotation.
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