Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Le « contre-budget » de la « France insoumise » : des pudeurs de gazelle devant le pouvoir du capital

La préparation du budget 2019 est l’occasion pour les partis d’exposer leurs conceptions en matière de politique économique. C’est le cas des amis de Jean-Luc Mélenchon et du « contre-budget » qu’ils ont présenté le 15 octobre. Ce projet affiche un parti pris étatiste et réformiste, respectueux du capital et de son pouvoir sur les gestions d’entreprises et sur l’utilisation de l’argent.

Les « insoumis » prévoient 50 milliards de dépenses budgétaires supplémentaires financées par 52 milliards de ressources fiscales supplémentaires. À cela s’ajoutent 36 milliards de dépenses sociales supplémentaires partiellement financées par la création d’une « nouvelle cotisation assise sur les rémunérations servant de base à l’assurance chômage et à la charge de l’employeur » et différentes autres recettes, à hauteur de 33 milliards. Enfin, 30 milliards d’investissements publics « financés par l’emprunt » sont prévus, soit une augmentation de 39 % de la formation brute de capital fixe des administrations publiques.

Le dispositif comporte un élément de « bouclage macroéconomique » : il affiche 5,7 milliards de « cotisations sociales supplémentaires induites par la hausse des salaires et la création d’emploi ». On peut estimer que cela correspond à une hausse d’environ 0,5 % du PIB et peut-être à la création de 150 000 emplois. Ces chiffres peuvent paraître modestes si on considère la vigueur du stimulus budgétaire qui est censé les expliquer. Les auteurs du « contre-budget » pourront répondre qu’il ne s’agit là que des premiers effets de leur politique, et qu’il faut plus d’une année pour que l’augmentation de la dépense publique produise ses pleins effets sur la demande. Mais le vrai problème est que ces effets risquent de ne jamais se produire car la « France insoumise » ne vise absolument pas à influencer le comportement des entreprises en matière de création d’emplois et de valeur ajoutée.

Premier tabou : le pouvoir du capital dans l’entreprise

Les mesures fiscales sont axées sur la fiscalité des ménages, la principale étant l’instauration d’un « nouvel impôt sur le revenu » censé rapporter 10 milliards d’euros supplémentaires. Étonnamment, rien n’est prévu pour alléger les taxes sur la consommation (TVA, TICPE…), d’un poids bien supérieur dans les recettes publiques, et particulièrement dans les prélèvements qui pèsent sur les budgets modestes.

La fiscalité des entreprises est abordée pour l’essentiel sous l’angle d’un alourdissement de la « fiscalité écologique » : abrogation de la niche kérosène, abrogation du remboursement de la TICPE sur le transport routier, abrogation du remboursement de la TICPE sur le gazole non routier, abrogation de la niche fiscale sur les pick-up, abrogation du taux réduit de la taxe sur les consommations du gaz et du charbon en faveur des entreprises intensives en énergie, taxe sur les polluants, création d’une contribution carbone sur le transport de marchandises. Le renforcement et l’élargissement de l’assiette de la taxe sur les transactions financières sont exclusivement envisagés sous l’angle du rendement de cette mesure (5 milliards de recettes supplémentaires attendues) et non sous celui de la lutte pour réduire le poids et l’influence des marchés financiers. En revanche, aucune modification n’est prévue en ce qui concerne l’impôt sur les sociétés.

Le contre-budget de la « France insoumise » supprime certaines aides aux entreprises mais il en introduit une nouvelle : « un crédit d’impôt orienté réellement au service de l’emploi et de l’augmentation des salaires ». Au bout d’un an, ce crédit d’impôt serait remplacé par un « fonds de solidarité interentreprises » financé par « une nouvelle cotisation assise sur les rémunérations servant de base à l’assurance chômage et à la charge de l’employeur ». Les grosses entreprises cotiseraient à un taux plus élevé que les petites, mais sans tenir compte de la politique d’emploi, de salaires et de formation des entreprises, comme le proposent le Parti communiste et la CGT. Son objet se bornerait en effet à une sorte de redistribution, des grandes entreprises vers les petites, d’une masse de profits considérée comme fixée. En revanche, aucune contribution n’est demandée aux banques sous forme de crédits susceptibles d’aider les PME à faire face à leurs difficultés de trésorerie ou à leurs besoins d’investissements. Au total, la « France insoumise » ne propose donc rien pour s’attaquer au coût du capital.

Ces choix sont cohérents avec la doctrine de Jean-Luc Mélenchon telle qu’elle ressort de son programme et de ses déclarations1 : la gestion des entreprises, c’est l’affaire des chefs d’entreprises. La politique économique n’a pas à interférer dans leurs décisions d’investissement, d’embauche, de placements financiers, de localisation des productions.

Mais, devant un budget comportant une batterie de mesures fiscales inspirées par l’espoir de « faire rendre l’argent à la finance », quelle serait la motivation des chefs d’entreprises pour investir, embaucher, augmenter les salaires ? Le surcroît de demande engendré par l’augmentation des dépenses publiques, répond la « France insoumise » en se réclamant de Keynes. C’est oublier l’importance que l’auteur de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie accordait, dans le processus de décision des entrepreneurs, à ce qu’il appelait l’efficacité marginale du capital, un concept qui renvoie au taux de profit que la théorie marxiste identifie comme le régulateur fondamental de l’économie capitaliste. Sans les rapports de force créés par l’intervention des travailleurs dans la gestion des entreprises, rien n’incitera le patronat et les banques à faire des choix favorables à l’emploi et à la hausse des salaires. Dans ces conditions, la suppression de différentes niches fiscales prévue par le contre-budget de la « France insoumise » leur servira de prétexte tout trouvé pour faire la grève des investissements et des embauches. Rappelons-nous l’impact de la campagne sur le « ras-le-bol fiscal » jusque dans les milieux populaires après les mesures pourtant bien timides prises au début du quinquennat Hollande.

En se limitant à une relance de la demande publique et en renonçant à contester les décisions relatives à l’utilisation de l’argent des entreprises et des banques, qui soumettent l’« offre » aux critères de gestion capitalistes, le contre-budget de la « France insoumise » ne se donne pas les moyens d’être crédible aux yeux des Français. Nos concitoyens ont en mémoire l’échec des tentatives du même style auxquelles se sont bornés les gouvernements de gauche depuis quarante ans.

Vu l’état de l’opinion sur ce sujet, on aurait au moins pu s’attendre à ce que la « France insoumise » inclue dans son projet de budget une action énergique contre la fraude fiscale ; ce n’est même pas le cas. La seule mesure spécifiquement conçue dans ce sens est une « taxation différentielle des Français de l’étranger ». Décidément, le pouvoir dans l’entreprise est tabou pour Jean-Luc Mélenchon.

Deuxième tabou : la BCE

Un tabou encore plus inviolé est celui du crédit bancaire. Le stimulus fiscal préconisé par la « France insoumise » se compose de 30 milliards d’euros d’investissements « financés par l’emprunt », d’une impasse budgétaire d’1,7 milliard et 3,5 milliards de déficit supplémentaire de la Sécurité sociale, soit un total de l’ordre de 40 milliards d’euros (un peu moins de 2 % du PIB). Le « contre-budget » dit que cet argent sera emprunté mais il ne dit pas à qui.

On peut donc en déduire qu’il le sera, comme c’est le cas aujourd’hui, sur les marchés financiers. Cela signifie que la politique de la France s’enfoncera encore davantage dans sa dépendance envers la finance libéralisée et mondialisée. C’est dangereux au moment où le FMI lui-même avertit les gouvernements et les agents économiques que « les conditions financières mondiales, qui sont encore aujourd’hui accommodantes, pourraient se durcir brutalement sous l’effet d’un resserrement plus prononcé des politiques monétaires dans les pays avancés ou de la matérialisation d’autres risques susceptibles d’altérer le climat des marchés »2.

Pourtant, la « France insoumise » ne peut pas ignorer qu’il existe une autre solution, puisque cette solution figurait dans le programme du Front de gauche L’humain d’abord. Au lieu de rémunérer grassement les détenteurs de portefeuilles financiers (compagnies d’assurance, fonds de placement, fonds de pension, multinationales…) pour qu’ils consentent à investir dans la dette française, on peut se tourner vers les institutions qui ont le pouvoir de faire du crédit sans accumulation préalable de capital, par création monétaire : les banques et les banques centrales.

Ainsi, le Parti communiste, de façon convergente avec beaucoup d’autres courants politiques et syndicaux, demande que la Banque centrale européenne finance le développement des services publics par l’intermédiaire d’un fonds de développement économique, social et écologique européen. Ce financement échapperait aux aléas des marchés financiers ; il peut être accordé à un coût très bas : actuellement, la BCE prête aux banques à 0 % ou moins, jusqu’à un taux négatif de 0,4 %, c’est-à-dire que dans ce cas une partie de la somme prêtée n’est pas remboursée.

L’absence de toute mention de ce combat dans le « contre-budget » de la « France insoumise » peut sembler paradoxale au regard des critiques exprimées par ce mouvement contre la construction européenne actuelle. Elle confirme son choix de ne pas considérer la prise de pouvoir sur l’utilisation de l’argent des banques et des entreprises comme un enjeu structurant de la bataille politique. Or il s’agit là, très précisément, du pouvoir du capital.

Des idées communistes
pour dépasser les archaïsmes de la gauche

En d’autres termes, le « contre-budget » de la « France insoumise » peut être considéré comme un concentré des archaïsmes hérités par la gauche du modèle étatiste social-démocrate qui l’a inspirée tout au long du siècle dernier : la mise en cause du coût du capital et des ressorts profonds de sa mainmise sur l’économie est, au mieux, remise à plus tard, au profit d’une action de l’État a posteriori pour corriger les inégalités et les effets de cette mainmise, dans l’optique de « solidarité inter-classe » dont se réclame le « contre-budget » de la « France insoumise ».

On mesure la difficulté que cette prise de position représente pour le rassemblement, à gauche, entre courant réformiste et courant révolutionnaire. Il faut pourtant la surmonter car on a besoin de ce rassemblement pour imposer une alternative à la politique de Macron et à la domination des marchés financiers. On n’y parviendra pas en passant sous silence les divergences mais en ouvrant le débat, avec les citoyens, sur les différentes options en présence. C’est là l’apport irremplaçable du Parti communiste.

Une façon d’ouvrir ce débat serait de faire connaître quelles mesures d’urgence un gouvernement de gauche devrait prendre, selon le Parti communiste, dans sa première année d’exercice :

– adoption par le Parlement d’une loi de sécurisation de l’emploi et de la formation reprenant les disposition qui figurent dans la proposition de loi déposée en janvier 2017 par André Chassaigne et ses collègues du Front de gauche. Cette loi comporterait les moyens de mettre en place un nouveau service public de l’emploi et de la formation investi de la mission d’éradiquer graduellement le chômage. Elle conférerait ainsi des pouvoirs nouveaux d’information, de contrôle et de propositions aux institutions représentatives du personnel, avec un droit d’accès au crédit bancaire pour le financement des projets de développement des entreprises proposés par les salariés, les citoyens et leurs élus ;

– réunion immédiate, dans toutes les régions et au niveau national, de conférences pour l’emploi et la formation réunissant l’ensemble des acteurs sociaux, économiques, financiers et administratifs. Ces conférences adopteraient des objectifs chiffrés, immédiats et sur cinq ans, de créations d’emplois, de programmes de formation, de création de valeur ajoutée dans les territoires, de lutte contre le réchauffement climatique et contre les atteintes à l’environnement. La mobilisation des salariés et des citoyens en ferait une « ardente obligation » pour la société, pour ses acteurs économiques et pour ses banques. Celles-ci seraient mises sous pression pour financer à taux réduit les projets d’investissements nécessaires à la réalisation des objectifs démocratiquement adoptés par les conférences pour l’emploi et la formation ;

– à la place des aides aux entreprises actuelles, création d’un Fonds national et de fonds régionaux pour l’emploi et la formation qui donneraient aux élus nationaux, régionaux et locaux le pouvoir d’attribuer sélectivement des bonifications d’intérêts et des garanties d’emprunts en faveur de projets répondant à des critères économiques, sociaux et écologiques précis. Ce serait en quelque sorte le « bras armé » de l’État et des collectivités territoriales pour peser sur les banques, à l’appui des mobilisations sociales et politiques ;

– adoption d’un budget conçu pour venir à l’appui de cette mobilisation : modulation de l’impôt sur les sociétés en fonction de la politique d’emploi, de formation et de salaires des entreprises ; prélèvement sur les revenus financiers des entreprises au même taux que celui des cotisations sociales assises sur les salaires ; baisse de la TVA sur les produits de première nécessité ; réforme de l’impôt sur le revenu pour le rendre plus progressif ;

– interpellation de la Banque centrale européenne pour qu’elle mobilise sa puissance de création monétaire en faveur du développement des services publics, en finançant à 0 % un fonds de développement économique, social et écologique européen à la place du quantitative easing par lequel elle a injecté 2 600 milliards d’euros supplémentaires sur les marchés financiers.

En ciblant l’emploi et sa sécurisation, le gouvernement se donnerait ainsi les moyens d’agir non seulement sur la demande (l’augmentation des salaires) mais aussi sur l’offre (l’efficacité économique, écologique et sociale des entreprises), tout en s’appuyant sur les mobilisations sociales pour conquérir des pouvoirs sur l’utilisation de l’argent des banques et des entreprises.

Cette première phase d’une action gouvernementale de gauche ouvrirait la voie à la mise en place d’un nouveau service public de l’emploi et de la formation, à la création d’un pôle financier public, au développement des pressions sur la BCE en France et en Europe, jusqu’à créer le rapport des forces nécessaire à l’abrogation des traités européens actuels et à leur remplacement par de nouveaux traités, et à une action du gouvernement en faveur de nouvelles règles du commerce international, avec de nouveaux traités internationaux.

La bataille d’idées menée dès aujourd’hui en faveur de cette cohérence, à la fois réaliste et radicale, contribuerait fortement au développement des mobilisations sociales et politiques.

Cet apport original du PCF sera indispensable pour libérer la gauche des archaïsmes qui « plombent » encore le « contre-budget » de Jean-Luc Mélenchon. 

 

1. Voir la note de la commission économique : Le programme de la « France insoumise » : des choix contraires à ce pour quoi nous combattons » <http://www.pcf.fr/93807>.

 

 

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