Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Pour une autre globalisation ! Une perspective marxiste et au-delà

le 15 October 2018

Nous reproduisons ici la première partie d'une présentation faite par l’auteur au IIe congrès mondial de marxisme à l’Université de Beijng, les 5 et 6 mai 2018. La deuxième partie paraîtra dans notre prochain numéro.

L'héritage de Marx

Marx a écrit Le Capital, et non Le Travail

En disant cela, je veux insister sur le fait qu’il a montré le rôle central du capital dans la logique du capitalisme et dans les crises. Cette logique a apporté un énorme progrès, par rapport au féodalisme comme non seulement Marx mais aussi Lénine aimait à le rappeler, mais le capital est aussi, selon les propres mots de Marx, une « barrière » à l’accumulation elle-même, et à un véritable développement social durant les crises de suraccumulation. Marx a souligné tout particulièrement le rôle du taux de profit (dans le livre III du Capital), le taux de profit étant le régulateur central du système, comme nous le désignons aujourd’hui (« nous », étant celles et ceux qui se rattachent à l’école de pensée marxiste française ouverte par Paul Boccara). Un régulateur n’est pas une personne. Un régulateur tend à imposer sa logique, son niveau, etc., à travers des institutions, des pouvoirs et une culture.

La question de la « régulation » du système, de changer cette régulation elle-même, a été bien trop négligée après Marx. La régulation capitaliste opère au cours de la vie économique « normale » aussi bien que par le biais de crises catastrophiques, crises dans lesquelles nous devons distinguer celles qui correspondent à des cycles de moyen terme et celles qui correspondent à des cycles de longue période.

La régulation comprend trois aspects : les régulateurs (la rentabilité, les taux d’intérêt…), les règles (règles de marché, de circulation des capitaux…) et les réglages (politique économique, gestion des entreprises...).

Par contraste, il a été donné trop d’importance à la question de la propriété du capital. La propriété du capital est importante, seulement dans la mesure où elle aide à imposer une autre logique que celle de la rentabilité, à changer cette logique.

Dans le même ordre d’idées, la question de la monopolisation devrait aussi être comprise comme celle d’un monopole sur l’utilisation des moyens financiers, assurant le monopole sur les décisions économiques, comme la production et l’emploi, ou encore sur les décisions technologiques, avec un niveau national et un niveau international voire mondial.

Ainsi, au cœur du message principal de Marx, il y a l’idée que le capital et la monnaie, c’est politique. Il faut bien comprendre cela. Cela implique les institutions existantes, mais aussi de possibles institutions nouvelles, à créer pour conquérir des pouvoirs communs sur les moyens financiers, et les orienter, en visant à faire dominer une autre logique et non pas à compenser la logique dominante ni à l’accompagner.

Bien sûr, dans Marx il y a aussi la dialectique, le matérialisme historique, l’aliénation et l’exploitation (couples jumeaux qui s’entretiennent), l’analyse de la marchandise et de la valeur, la force de travail comme marchandise spécifique au capitalisme, la découverte de la plus-value, etc.

Le monde contemporain : problèmes et caractéristiques

Révolution informationnelle et capitalisme

Deux siècles après Le Capital de Marx, le taux de profit continue à dominer et à orienter la régulation des économies capitalistes ainsi que des firmes multinationales (FMN) dans le monde entier. Mais cette domination rencontre des conditions profondément nouvelles. Je veux insister ici sur la technologie : le contexte d’une transformation radicale dans la technologie, que nous analysons comme une révolution informationnelle, par opposition à la révolution industrielle.

Notons qu’il y a dans le même temps d’autres révolutions « objectives », dans les forces sociales productives : révolution écologique ‒ l’être humain a par son activité le pouvoir de mettre en cause l’ensemble de sa niche écologique en tant que telle ‒, révolution démographique ‒ maîtrise de la fécondité, vieillissement, etc. ‒, révolution monétaire ‒ de rupture du lien entre monnaie et or ou argent ‒ révolution parentale, etc.

Mais, face à ces révolutions « objectives », ces révolutions dans les forces productives, il n’y a pas de révolution de la structure sociale (rapports sociaux de production et de consommation) ni dans la régulation. Ceci est au cœur de la crise systémique et de sa persistance.

La révolution informationnelle peut se définir et se caractériser par contraste avec la révolution industrielle. Autant la révolution informationnelle remplace la main du travailleur.euse maniant l’outil par une machine-outil, autant avec la révolution informationnelle se développe le remplacement de certaines activités du cerveau humain (les activités informationnelles) par des machines comme les ordinateurs. Dit autrement, le transfert des informations, leur reproduction, leurs transformations, peuvent être incorporés dans les équipements matériels et en quelque sorte « séparés », ou dissociés, des êtres humains de façon nouvelle.

Une information, c’est par exemple la formule d’un médicament. Elle peut aujourd’hui prendre la forme d’un programme informatique de spécifications de la fabrication du médicament par une machine.

La nouveauté est très profonde, bien que refoulée par la domination du capital, qui récupère, utilise les débuts de cette révolution technologique et tente de lui imprimer sa logique. D’une part, l’information recèle un potentiel fondamental de partage au contraire d’un produit matériel qui se prête à une appropriation exclusive, appropriation qui structure la logique capitaliste et marchande. D’autre part, puisque l’information, sa création et son développement, son interprétation deviennent fondamentaux, les dépenses humaines deviennent décisives pour l’efficacité elle-même, contrairement à la logique capitaliste de priorité aux dépenses pour le capital. La nécessité de faire prédominer les dépenses humaines commence à se faire jour.

La logique de coûts est elle aussi différente de celle du capital et des machines. Contrairement à une machine, une information ne s’use pas quand on s’en sert. Les coûts de création des informations (R&D…) peuvent être très élevés, alors qu’une fois celles-ci mises au point, les coûts d’utilisation des informations tendent à être négligeables. Une fois les informations mises au point, les dépenses réalisées pour les créer (R&D…) tendent alors à fonctionner comme des coûts fixes à répartir. C’est une incitation très puissante au développement de nouveaux types de FMN, mondialisées et le plus étendues possibles, des FMN de partage des coûts au sein de leur réseau privatif, mais au service du capital et de ses profits.

Il ne s’agit pas d’une dématérialisation, mais d’une autre relation êtres humains/moyens matériels/information, du moins potentiellement, car il y a refoulement du nouveau, et distorsion profonde, voire perversion, avec la domination maintenue de la recherche de rentabilité maximale. C’est aussi une révolution qui touche à la culture et à la vie hors travail, pouvant tendre à bouleverser la séparation entre travail et hors travail, ainsi que le travail lui-même.

Le capitalisme saisit cette révolution technologique dans sa propre logique, la « vieille » logique capitaliste. Mais les contradictions tendent à être encore plus radicales et systémiques dans la mesure où le partage, intrinsèque à l’information, est contraire à l’essence même de la logique du capitalisme ‒ appropriation et monopoles ‒, logique qui s’est historiquement développée avec la révolution industrielle fondée sur la prédominance des moyens matériels de production.

L’ouverture d’une longue phase de difficultés au début des années 1970

La dite crise financière de 2008-2009 a été l’éclatement d’une sur-accumulation de capital, en ligne avec l’analyse de Marx, montrant que le taux de profit est au cœur de la régulation du capitalisme, régulation qui agit par crises de surproduction et par le chômage.

Marx montre aussi que la recherche du taux de profit le plus élevé correspond à un type de croissance de la productivité du travail total, par croissance prioritaire des dépenses pour le capital (matériel et financier).

Mais il existe une contradiction croissante entre le taux de profit (Profit/Capital) et l’efficacité du capital (Valeur ajoutée/Capital), ainsi qu’une contradiction entre la masse de profit et ce que nous appelons la « valeur ajoutée disponible » pour la population et le territoire (VAd). Ces contradictions tendent à mettre en question les conditions sociales et même la durabilité écologique de notre système économique. C’est une base potentielle fondamentale, et considérable, pour d’ambitieuses alliances d’un nouveau type (entre motifs sociaux et motifs écologiques).

La crise prend place au sein d’une longue tendance dépressive ouverte au début des années 1970. En effet, poussant l’analyse des crises par Marx, notre analyse marxiste (développée par P. Boccara) distingue les cycles de moyen terme (Juglar) et ceux de long terme (Kondratiev), dont les tournants à la baisse correspondent à des crises de suraccumulation.

Les phases de suraccumulation de longue période ont jusqu’ici été résolues et surmontées par des transformations du système. La dévalorisation systémique du capital est au cœur de celles-ci (dévalorisation signifiant mise en valeur à un taux plus faible que le taux de profit moyen, voire à taux zéro) avec de nouvelles institutions créées et imposées par les luttes sociales (par exemple après la seconde guerre mondiale : les « Public Utilities » aux états-Unis ; en Europe les entreprises publiques et la Sécurité sociale ; sans oublier la création monétaire et le rôle des banques centrales, jusqu’à la création du FMI avec Bretton-Woods) en relation dialectique avec de nouvelles conditions objectives : technologiques et démographiques.

Ainsi, après la seconde guerre mondiale, on a eu :

– D’une part, limitation de la logique du taux de profit dans les entreprises publiques (y compris des banques) et des éléments d’une autre logique dans un certain nombre de secteurs de la vie économique (santé, éduction…).

– D’autre part, la domination du taux de profit a été maintenue, en tant que régulateur central des entreprises privées et ‒ progressivement ‒ de l’activité des banques.

Et même, la domination du taux de profit a été renforcée sur toute l’économie durant la phase de globalisation financière.

Car le système réagit de l’intérieur. Il a réagi par l’accélération des transformations technologiques ‒ qui nous amène actuellement aux débuts d’une révolution informationnelle. Il a réagi par une phase de financiarisation sans précédent, par des attaques contre les dépenses publiques et sociales, ainsi que par une pression nouvelle contre les salaires. On notera cependant que dans les pays capitalistes développés on n’a pas assisté à une baisse des salaires, mais à des mouvements plus contradictoires contrairement à des analyses unilatérales parlant de « dévalorisation du travail » (voir encadré).

Réponses à la crise financière

Après la crise de 2008-2009, la réponse dominante a été une intervention publique considérable… mais en faveur du profit et du capital. Particulièrement par les banques centrales (i) apportant aide et liquidités au secteur bancaire sans conditions (ii) mais imposant aux gouvernements des conditions anti-sociales.

Les mouvements et partis communistes dans les pays capitalistes n’ont pas réussi à mettre au centre du débat les conditions de l’intervention publique – ses critères. Dans ces conditions, les raisons de l’échec flagrant des réponses capitalistes ne sont pas claires. Les enjeux politiques non plus. C’est la responsabilité commune des partis communistes. Nous devons affronter cela pour une remontée du mouvement et des idées communistes, particulièrement dans les pays capitalistes développés, ce qui est une nécessité absolue.

à présent, en 2018, dix ans après la profonde crise de 2008-2009, après la crise de la dette publique en Europe, se manifestent les signes d’un nouvel éclatement d’une suraccumulation, relativement proche. Cette fois-ci de tels signes sont aussi observables venant des pays émergents, y compris la Chine, et le FMI a produit des graphiques très intéressants en ce sens.

Le moment doit être aussi considéré comme la recherche d’une nouvelle phase dans la globalisation par les pays impérialistes. En particulier :

1. Par les états-Unis, d’importants efforts pour attirer les capitaux, utilisant le privilège du dollar ainsi que des baisses d’impôt sur les entreprises.

2. Dans les autres pays capitalistes développés : continuation des attaques systématiques contre les dépenses sociales, les services publics, les retraites, les salaires et le statut des salariés.

3. Dans l’ensemble du monde, remise en question des traités internationaux sur le commerce et les investissements et le commerce international (comme le TAFTA, le TPP) en cherchant une configuration dépassant celle issue de la mise en place de l’OMC, et en parallèle restrictions US sur les échanges internationaux.

4. Fusions financières pour des monopoles informationnels par les firmes multinationales (FMN) afin d’obtenir des gains d’efficacité et des transferts en faveur du capital (ils conjuguent gains d’efficacité informationnels et appropriation de rente sur la nature).

5. Plus généralement, un moment d’intenses efforts des capitaux dominants, particulièrement étatsuniens et des FMN étatsuniennes, pour rétablir leur propre taux de profit et renforcer leur avance technologique afin de faire un nouveau pas en avant.

Un certain nombre de statistiques sur le Brésil, la Chine, la France et les états-Unis montrent un mouvement assez clair en ce sens. C’est-à-dire : des transferts croissants, depuis 2009-2010, de profits vers les États-Unis et en provenance des autres pays, sous forme de paiements technologiques, droits, dividendes et rapatriements de profits à travers les filiales de FMN US situées à l’étranger (cf. graphiques). Cela semble être à la fois le cas de leurs filiales situées dans les pays émergents et de celles situées dans les pays moins développés comme la Tunisie, avec pour ces derniers un double prélèvement : les FMN et la dette publique.

Ces nouveaux efforts du capital financier heurtent de plein fouet les aspirations et besoins des peuples au développement dans le monde entier. Ils incluent aussi des efforts considérables pour intégrer les pays émergents à la logique du capital financier, ou tout du moins pour amener certains des secteurs de la société à « collaborer » avec le capital financier. Ces efforts d’intégration sont aussi en cours au sein de nos pays capitalistes développés, en direction d’un certain nombre de couches sociales (cadres, indépendants, petits patrons…). Ainsi en France notre président est un ancien banquier de chez Rothschild…

Le capital financier (voir encadré) est au cœur de cette logique, interconnecté avec le dollar US et son circuit. Le capital financier constitue une sorte d’articulation avec ce qu’il est convenu d’appeler « capital productif ». C’est la forme la plus achevée (pour l’heure) du capital. Une sorte de capital « pur », l’essence du capital. Il combine une double logique : 1. celle de « l’argent pour l’argent » et 2. celle d’un pouvoir sur la production et la gestion (investissement, embauche, répartition) pouvant en outre agir à distance dans différentes localisations et différents pays.

Il apparaît aujourd’hui comme notre ennemi, ou notre adversaire, commun dans le monde entier. C’est notre adversaire commun contre l’emploi, particulièrement dans les pays du Nord, contre la sécurité sociale dans tous les pays, contre les services publics, contre la sécurité de vie, contre la santé et l’écologie, et contre les biens communs – même si la production sous-jacente, dont il tire au fond ses profits, a besoin de toutes ces dépenses.

Notre tâche

Face à la logique du capital, notre tâche ne peut pas être simplement de la limiter ou d’en compenser les conséquences. Il faut une autre logique. Et ceci d’autant plus avec les défis des changements considérables, effectifs et potentiels, apportés par la révolution informationnelle, la révolution écologique et la révolution monétaire (d’émancipation de la monnaie par rapport à l’or).

Cela nécessite un nouveau progrès des idées, de la théorie, mais aussi du programme et des propositions, et même un dialogue international et une recherche de coordination nouvelle entre forces au niveau international.

Si on ne change pas cette logique elle-même, nous allons être affectés par l’éclatement d’une nouvelle suraccumulation, y compris cette fois-ci de l’intérieur des pays émergents (Brésil, Turquie, Argentine, voire Chine…) avec des conséquences encore plus terribles pour les peuples que la fois précédente. Venant après la précédente et ce qui avait été prétendument mis en place pour prévenir une nouvelle crise, elle pourrait faire surgir un désarroi aux conséquences politiques d’une grande gravité.

Que signifie « une autre logique » ? C’est la logique du développement des capacités humaines et d’une nouvelle efficacité économique.

Les services publics, la protection sociale et l’emploi sont au cœur de cette logique en lien étroit avec, du côté des entreprises, des critères de gestion alternatifs à ceux de la rentabilité. Et ceci à la fois pour tirer la demande et pour agir sur l’offre, pour un nouveau type de productivité.

L’abolition de la logique capitaliste n’est pas la suppression mécanique de ce qui existe dans la société capitaliste. Une abolition réussie demande de répondre aux problèmes objectifs auxquels le capitalisme lui-même tente de répondre : non pas régresser par rapport aux marchés mais dépasser les marchés.

Ainsi, nous avançons l’idée d’un dépassement « cohérent » des 4 marchés fondamentaux du capitalisme : marché du travail / marché des produits (avec les entreprises capitalistes et leurs critères de gestion) / marché financier et de la monnaie / marché international, qui est transversal aux trois précédents. Je n’entrerai pas ici dans le détail de cela.

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Références

‒ Boccara Frédéric (2013), Firmes multinationales et balance des paiements dans la globalisation financière et la révolution technologique informationnelle - une analyse théorique et appliquée, Thèse de doctorat de l’Université de Paris 13, tomes 1 et 2, 608 p.

‒ Boccara Frédéric (2005), A la recherche de la firme globale - Localisation industrielle et globalisation financière des firmes multinationales, in L’industrie en France et la mondialisation, ministère de l’Industrie de l’économie et des finances

‒ Boccara Paul (2013), Théories sur les crises - La suraccumulation et la dévalorisation du capital, édition Delga, 557 p.

‒ Boccara Paul (2012), Le Capital de Marx, son apport, son dépassement au-delà de l’économie, Le Temps des Cerises, 174 p.

‒ Boccara Paul (2011), “We must incriminate the basic rules of capitalism”, p. 61-68, in All the Same - All Being New. Basic rules of capitalism in a world of change, Peter Herrmann editor, Europäischer Hochschulverlag, Bremen, 198 p.

‒ Boccara Paul (1985), Intervenir dans les gestions des entreprises avec de nouveaux critères, Messidor-Éditions sociales, 566 p.

‒ Dimicoli Yves (2000), « ‘Nouvelle économie’ ou nouvelle phase de la crise systémique ? », La Pensée, n° 23, p.37-51

‒ Durand Denis (2005), Un autre crédit est possible, Le Temps des Cerises, 367 p.

‒ Marx Karl (1867, 1885 et 1894), Le Capital, Editions sociales, Livres 1, 2 et 3

‒ Mills Catherine, Caudron José (2009), Protection sociale - Économie et politique, débats actuels et réformes, Gualino, 272 p. zzz

 

La pression sur les salaires dans les pays développés

Premièrement, dans une première phase (années 1970), les salaires ont tendu à accélérer pour ralentir seulement ensuite (à partir du début des années 1980). Deuxièmement, les transformations technologiques ont exigé des qualifications accrues et des travailleurs mieux formés mais moins nombreux, d’où plus de chômeurs mais une composition du collectif de travail avec moins de salariés mais plus de techniciens ou ingénieurs/cadres, donc ayant en moyenne des salaires plus hauts, et dans le même temps explosion de la précarité qui pèse sur l’ensemble des salaires, schématiquement : 1 ingénieur + 3 techniciens à la place de 1 ingénieur, 1 agent de maîtrise et 15 ouvriers, cela fait des salaires moyens plus haut, même si le salaire de l’ingénieur est plus faible qu’auparavant ; s’y ajoutent peut-être 5 ouvriers précarisés, intérimaires ou sous-traitants, sans parler des emplois délocalisés. Ainsi, la suraccumulation croît en parallèle avec le chômage et la précarité, d’autant plus que la demande devient insuffisante mais on a des évolutions contradictoires pour le travail et l’emploi. Dans le même temps, les dépenses publiques et sociales tendent malgré tout à continuer à croître, exprimant les besoins objectifs de la société et de l’économie, exprimant aussi la pression sociale des luttes et des peuples – facteur « subjectif ». Ces dépenses publiques et sociales se sont ainsi accrues de phase en phase mais en ralentissant de plus en plus, et en tendant à être de plus en plus intoxiquées par la logique du capital. Elles n’ont cependant pas encore décru, jusqu’à la période récente ouverte par la crise 2008-2009 : c’est un défi majeur aux politiques d’austérité. Elles ont commencé à reculer dans un certain nombre de pays d’Europe du Sud, en réponse à la crise de 2008-2009. Le défi, posé au capital, de faire baisser ces dépenses devient très aigu à présent pour les pays capitalistes développés ou intermédiaires. Le capital peut de moins en moins concilier.

 

Qu’est-ce que le capital financier ?

 

Bien entendu, le capital financier ne doit pas être confondu avec les équipements matériels, ou avec l’argent, voire simplement avec le financement. Déjà, dans l’analyse de Marx, le capital ne se réduit pas aux machines ou à l’argent. Il est les deux, et autre chose : il est une valeur cherchant à s’accroître, par du profit (A cherchant à s’accroître en A’= A + ΔA). C’est une logique. Ainsi, le capital financier s’appuie sur la forme « titre financier » pour tendre à imposer cette logique de façon encore plus pure et constitue un système d’articulation entre capital et activité productive, avec ses pouvoirs et ses institutions (banques, holdings, sociétés par action et liens de contrôle financier au sein des groupes, fonds de pension, bourse...…). C’est du capital « au carré » comme disait Paul Boccara, où la logique de l’argent pour l’argent tend à s’imposer. Mais le capital financier ne perd pas un certain lien avec l’activité dite « réelle ». Ce n’est pas « de la finance » totalement autonome de l’activité dite « réelle », productive. C’est à la fois des pouvoirs, des institutions et une logique. Le titre financier est en effet marchandisable (revente, valorisation…), porteur de dividendes ou d’intérêts, mais aussi porteur de pouvoirs de décision et d’influence sur la gestion des entreprises sous-jacentes, ou sur les États, surtout de la part des gros détenteurs.

C’est très en phase avec la définition qu’en donnaient Hilferding comme Lénine :

« Fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création, sur la base de ce “capital financier”, d’une oligarchie financière » (in Lénine, L’impérialisme stade suprême du capitalisme, 1917, p. 159 de l’édition de 2001 du Temps des Cerises).

Dès la préface de son ouvrage de 1909, Hilferding explique qu’on assiste à « une liaison de plus en plus étroite entre capital bancaire et industriel. Par cette liaison, le capital, nous le montrerons plus loin, prend la forme de capital financier, qui est sa manifestation la plus haute et la plus abstraite » (p. 55).

Plus loin Hilferding explique ainsi le capital financier. « Par rapport aux propriétaires, il conserve toujours sa forme d’argent [...] portant intérêt et peut toujours être retiré sous forme d’argent. La plus grande partie du capital ainsi placé par les banques est transformée en capital industriel, productif [...]. Mais la disposition du capital bancaire, c’est la banque qui la possède [...]. Si l’industrie tombe ainsi sous la dépendance du capital bancaire, cela ne veut pas dire pour autant que les magnats de l’industrie dépendent eux aussi des magnats de la banque. Bien plutôt que, comme le capital lui-même devient, son niveau plus élevé capital financier » (p. 318, Le Capital Financier, 1909, éditions de Minuit, 1970).