Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Sortir l'Europe du ventre fécond des marchés : incontournable pour combattre le capitalisme mondialisé

Pour les internationalistes que nous sommes, la construction d’une coopération entre les peuples va de soi. Une coopération fondée sur un idéal de justice sociale, de paix partagée et de recherche du bien commun. Cet idéal est celui du mouvement ouvrier. Il est aussi celui de grands intellectuels et hommes politiques qui l’ont accompagné, à l’instar de Marx et Jaurès. Mais il est à l’opposé de ce qui est depuis 30 ans la colonne vertébrale de l’Union européenne (UE), à savoir la mise en œuvre active de toutes les exigences du capital financier et le déploiement de l’idéologie néolibérale.

De l’opposition à l’Acte unique européen de 1986, aux grandes batailles démocratiques contre le traité de Maastricht de 1992, puis contre le traité établissant une constitution pour l’Europe de 2005, les communistes ont sans aucun doute été les plus constants opposants à une construction européenne qui tournait le dos aux intérêts des peuples. Ils l’ont été en cherchant toujours à faire vivre une voie politique et sociale alternative, à l’opposé de réponses simplistes et populistes. Aujourd’hui, la dictature du marché, défendue sans relâche par les libéraux qui se sont succédés au pouvoir, n’a jamais autant produit de conséquences désastreuses sur la vie et la conscience des peuples européens comme sur ceux du Sud ou de l’Est. L’idéologie des vertus innées des marchés et des effets inclusifs supposés de la concurrence libre et non-faussée recouvre une dictature féroce du capital et de son bras armé, les marchés financiers. Dans les faits, c’est la course au moins-disant salarial, social, fiscal et écologique au sein même du cadre communautaire. Pris en défaut par la réalité économique et sociale du modèle politique qu’ils défendent, pris en flagrant délit de montée des nationalismes et de la xénophobie au sein même de l’Union européenne, les serviteurs politiques des forces d’argent, comme Emmanuel Macron, n’ont d’autre choix que de parer leur européisme de la toge de « progressistes », opposants aux replis nationalistes, pour tenter de prolonger la mise en œuvre de la doxa néolibérale dont ils sont les dévots.

Cette tentative entend imposer aux autres forces politiques un cadre déterminé et binaire pour le débat politique européen qui s’ouvre jusqu’aux prochaines élections de mai 2019 : « plus ou moins d’Europe » sans parler contenu, pouvoirs, institutions.

Quelle tromperie ! La fuite en avant dans le fédéralisme, tout autant que le repli nationaliste, entretiennent la domination du capital et s’opposent à la coopération entre peuples et nations librement associées que notre époque exigerait pourtant. Cette opération peut tétaniser les vrais progressistes refusant cette UE tout autant que les égoïsmes nationaux. Il faut la déjouer, car elle cible l’ensemble du mouvement social et progressiste européen, et plus particulièrement les communistes que nous sommes, porteurs d’une construction politique alternative permettant de contester efficacement l’hégémonie du capitalisme financier mondialisé.

Plus que jamais, il nous appartient donc de démontrer que nous ne plongerons pas dans le piège qui nous est tendu. Ne cédons pas à la tentation de replis dans le combat d’idées, quel que soit le confort politique qu’ils puissent procurer. Repli sur un combat politique « nationalisé » sur des bases populistes, sous-entendant qu’il suffirait de régler les choses « entre nous » avec « notre » patronat français, ou repli autour d’une perspective européenne fantasmée, les deux occultent d’un revers de main tout projet émancipateur européen et son adversaire : la domination du capital.

Aussi, je crois que nous devons répondre par la force de l’intelligence collective aux côtés de toutes celles et tous ceux qui luttent déjà, en s’appuyant sur leurs combats et en rassemblant leurs volontés de changer les choses au niveau européen. Pour une véritable mutualisation européenne, visant la promotion de l’emploi, des capacités humaines et des biens communs et non pour viser « la concurrence libre et non faussée ». Bref une toute autre mondialisation.

Car le plus grave risque est de déboucher demain sur une Europe néolibérale sans vision autre que les calculs égoïstes de taux de profit, une Europe tancée et corsetée en permanence par des gouvernements nationalistes et leurs appuis au sein des institutions européennes, une Europe qui dresse des murs entre tous les peuples tout en restant une vaste zone de circulation du capital et de concurrence antisociale, appuyant de fait le dollar US, une zone d’aspiration de dividendes captés sur une production en Europe ou dans des pays dominés.

Soyons exigeants dans la construction d’une vision progressiste de l’Europe. Mettons dans le débat public de véritables propositions d’action.

Pour cela, il nous faut mettre au cœur de la bataille idéologique les points d’affrontement les plus saillants avec l’Europe du capital. Car sous les « marchés » il y a le capital : dénoncer non pas le niveau des dettes mais leurs conditions antisociales illégitimes et le poids des intérêts qui vampirisent les peuples ; les méfaits de la compétition fiscale et sociale au sein de l’Union européenne ; le contresens économique d’une Banque centrale européenne (BCE) au service du capital financier, celui des banques et des multinationales ; une course aux délocalisations et exportations de capitaux, à l’évasion fiscale qui empêche toute coopération ; une Europe des monopoles sur l’utilisation de l’argent et sur les données ; le chômage de masse, la précarité, le creusement des inégalités sociales et territoriales ; l’accélération des impacts écologiques du capitalisme financier ; l’alignement sur la politique militaire de l’OTAN… Levons le voile sur cette supposée toute-puissance des « marchés » et le manque de leviers disponibles. Qui peut croire à la fable de l’impuissance quand 14 600 milliards d’euros de richesses ont été produites l’an dernier, faisant de l’UE la seconde zone économique mondiale. C’est le fruit de l’activité des travailleurs et des créateurs d’Europe, dans les services publics comme dans les entreprises. Il faut admettre que c’est à eux, comme à celles et ceux qui y vivent, et non aux marchés, de décider quelles richesses produire, avec quelles techniques, et quels financements. Révolutionnaire !

Première priorité: porter la perspective d’un développement des services publics à la hauteur des défis de notre siècle dans tous les pays d’Europe. Cette nécessité pose inévitablement deux questions : celle des ressources nouvelles à affecter et permettant d’ouvrir la porte de nouvelles dépenses financées en coopération ; celle de la nature et des objectifs de ces nouvelles dépenses.

Commençons par le scandale absolu que représentent les milliards d’euros déversés à des taux nuls, voire négatifs, par la BCE ‒ institution publique ‒ sur les marchés financiers pour être accaparés par les grandes banques et les multinationales, qui les utilisent pour spéculer, délocaliser, racheter des entreprises en supprimant des emplois, ou… pour écraser les États en les leur reprêtant plus cher. La raison en est que la BCE les accorde sans contrepartie ni fléchage sérieux sur ce qu’elles en font. Et le résultat est là : les effets de l’action de la BCE sur l’économie réelle sont quasi invisibles, sauf pour les détenteurs d’actifs qui voient la valeur de leurs portefeuilles grimper en flèche, aggravant encore les inégalités. Être innovant et audacieux sur le plan européen, ce n’est pas faire abstraction de ce problème de fond.

‒ C’est proposer que les 700 milliards de crédits bancaires refinancés par la BCE aillent à des investissements répondant à des critères précis en matière économique (création de valeur ajoutée dans les territoires), sociale (sécurisation des emplois et des revenus, formation) et environnementale (économie de matières et de capital consommés, réduction des émissions de gaz à effet de serre, des pollutions et des atteintes à la biodiversité).

‒ C’est appeler à la lutte pour créer une nouvelle institution, un Fonds européen pour le développement solidaire des services publics, afin que les 2 600 milliards déversés par la même BCE sur les marchés financiers sous forme d’achats de titres servent à financer des projets démocratiquement élaborés dans chaque pays membre, avec le soutien de la population, en faveur du développement des services publics : enseignement, formation, recherche, santé, transports, énergie, environnement, culture…

‒ Hors zone euro, il faut un mécanisme similaire pour appuyer l’élévation du niveau de protection sociale dans l’Europe de l’Est afin de calmer le jeu de la concurrence au moins-disant social.

C’est clairement une politique de rupture.

Deuxième priorité: ce Fonds européen, comme les budgets nationaux devrait être renforcé par une lutte sérieuse contre l’évasion fiscale et une taxe sur les transactions financières conséquente. La fraude fiscale concerne les plus riches Européens, actionnaires des grands groupes et héritiers des grandes familles, qui spolient les budgets publics de 510 millions d’Européens. Ce trou noir fiscal représente chaque année 1 000 milliards d’euros de recettes soustraites au bien public dans l’Europe des 28 ! C’est plus, en une seule année, que la totalité du budget actuel de l’Union sur six ans ! Poussons avec détermination la construction d’un programme d’harmonisation fiscale vers le haut et d’une vraie force européenne d’intervention contre l’évasion fiscale à l’appui de services fiscaux nationaux renforcés. Faisons sauter les verrous comme celui de Bercy, maintenu en l’état malgré les effets de manche. Que l’Europe prenne l’initiative d’une COP fiscale mondiale, associant très largement les citoyens, les syndicats, les ONG, les États. Portons ainsi jusqu’au bout une ambition fiscale fidèle aux valeurs de progrès européennes et de coopération entre les peuples.

Fonds européen, autre refinancement des banques, sérieuse lutte anti évasion fiscale et harmonisation vers le haut, permettraient ainsi d’orienter nos investissements d’avenir. Mais avec une ambition forte, dans la clarté, brisant le marbre du dogme néolibéral de l’austérité et de la rentabilité financière par une stratégie économique, sociale et écologique portée dans la durée. C’est la bataille politique autour de cette ambition qui rendra possible une remise en cause du Pacte de stabilité et son remplacement par de nouveaux traités de coopération.

Troisième priorité : répondre au défi du réchauffement climatique par une politique commune de l’énergie qui intègre la spécificité des situations des différents pays membres et qui soit puissamment contributrice à la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. La maison brûle, mais les néolibéraux pointent encore et toujours le doigt vers les vertus du marché. L’énergie, à la base de toute activité et de toute perspective de développement humain durable, doit être définie comme un « bien commun » au niveau européen et être dégagée des logiques de rentabilité et de concurrence promues actuellement. Il s’agit de marcher sur deux jambes : un financement dégagé des marchés financiers avec leur dogme de rentabilité, des règles de coopération territoriale, sociale et écologique s’opposant au dogme de la concurrence. Les contraintes actuelles de la concurrence amplifient en effet les déséquilibres au sein de l’UE comme la précarité et les inégalités d’accès à ce besoin fondamental. Cette politique de l’énergie nécessite à la fois un grand plan européen d’investissement matériel, de recherche, d’embauches et de formation, en faveur de la transition énergétique et le déploiement d’infrastructures communes, notamment en matière de transport (électrique, ferroviaire…). Elle exige une coopération européenne des acteurs de l’énergie, depuis la production jusqu’à la distribution, s’appuyant sur une agence européenne de l’énergie et encourageant de grands services publics nationalisés de l’énergie, pour maîtriser aussi la demande d’énergie et être en capacité de répondre aux objectifs de réduction drastique des émissions de CO2, sinon ils ne seront jamais atteints. Seule cette politique coordonnée et solidaire sera en capacité  de convaincre tous les pays de renoncer à court terme aux énergies carbonées.

Quatrième priorité: les droits des salariés. Pas seulement le droit du travail qui doit être protecteur, les salaires qui doivent être tirés vers le haut et encadrés par un salaire minimum calculé dans chaque pays de l’UE. Mais aussi de tout autres droits d’information, d’intervention et de décision des travailleurs comme des citoyens sur les décisions des entreprises de taille européenne ou mondiale.

Autre priorité enfin, à laquelle je suis très attaché, trop souvent occultée. Le volet agricole et alimentaire. Il nous faut porter la perspective d’une transformation de la PAC en Politique agricole et alimentaire commune (PAAC). Ne laissons pas filer entre nos doigts la seule politique européenne coordonnée, progressivement défaite par le fanatisme de marché. Replaçons la « souveraineté alimentaire » et la « transition écologique de l’agriculture » au cœur de cette politique. Pour cela, la rupture avec tous les accords de libre-échange ratifiés ou en cours de négociation est indispensable. Mais cela ne suffit pas. La refondation d’une PAAC doit s’appuyer sur des mesures structurelles avec une garantie des prix d’achat et de revenus pour les actifs agricoles, et une stratégie assumée de montée en gamme de toutes nos productions européennes, qui s’appuie notamment sur le développement de l’ensemble de nos productions sous signes officiels de qualité et d’origine. Voilà des bases solides pour garantir à la fois la qualité de l’alimentation de 510 millions d’Européens et changer globalement et efficacement nos pratiques culturales et modes de production.

Plus généralement, on le voit, il faut de toutes autres relations économiques de l’Europe avec le reste du monde: une politique de co-développement, de paix, daccueil. Cela appelle deux priorités : de nouveaux types de traités visant une maîtrise des investissements et du commerce en les soumettant au co-développement de l’emploi, de la santé, des productions et des biens communs, à la place des accords actuels à abroger, et une monnaie commune mondiale alternative à l’impérialisme du dollar, en agissant pour transformer les institutions internationales (OMC, FMI…) et pour de nouvelles relations avec les BRICS et les pays du Sud.

Je mesure certes les difficultés de notre tâche dans cette bataille idéologique de grande ampleur. Mais l’enjeu est énorme. Pas seulement dans la perspective des prochaines élections européennes, mais aussi parce que c’est l’avenir des peuples européens qui est en jeu. C’est aussi, plus largement, l’avenir de la vie sur notre planète, livrée aux prédateurs sans scrupule, qu’ils soient les agents du capitalisme mondialisé ou des aventuriers de la politique. 

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