Il est de bon ton aujourd’hui de brandir l’étendard de la lutte contre l’évasion fiscale. Tout le monde ou presque y va de son discours plein d’engagements tous plus prometteurs les uns que les autres — « croix de bois, croix de fer, si je mens… »-, à prendre des mesures concrètes et efficaces pour lutter contre l’évasion fiscale. Une évasion fiscale devenue une sorte d’auberge espagnole où se côtoient pêle-mêle fraude fiscale pur sucre et méthodes d’optimisation fiscale qui consistent à tirer la quintessence des textes existants pour échapper à l’impôt. Ainsi après le scandale des Paradise Papers, Pascal Saint-Amans, directeur du centre d’administration fiscale de l’OCDE, dénonçait les pratiques d’évitement fiscal assurant « que les États, conscients de cette situation, allaient bâtir de nouvelles coopérations pour lutter contre celles-ci ». Il reconnaissait volontiers dans le journal Le Monde du 7 novembre 2017 que d’importantes fraudes à la TVA existaient, notamment par un procédé appelé « carroussel » qui consiste à récupérer frauduleusement des crédits de TVA par le biais d’un circuit rapide de cette taxe entre plusieurs pays au sein desquels on retrouve très souvent l’île de Man. Et pour cause cette dernière pratique un taux de TVA zéro. Avec un cynisme rare, ce monsieur n’hésitait pas à déclarer que : « L’île de Man a toujours été en avance en termes de coopération. Mais sa fiscalité zéro peut conduire certains opérateurs à vouloir en abuser. » Du grand art !
Après l’épisode Cahuzac, ministres, Présidents et hauts responsables français et de l’Union européenne ne s’étaient-ils pas dits prêts à renforcer les échanges automatiques d’informations bancaires entre pays. Quelques années plus tard, quelle évolution législative est intervenue ? Les pratiques ont-elles vraiment changé ? à part les déclarations fiscales spontanées de quelques contribuables que cette annonce a suscité, peu de choses ont changé dans le quotidien de l’action des services de contrôle et les échanges d’informations sont toujours aussi difficiles à activer.
Au centre de ces choix éminemment politiques est la question de l’évolution et du devenir du contrôle fiscal. Une mission centrale du ministère des Finances et de ce qui demeure sa principale administration, la Direction générale des finances publiques. Une mission qui justifie à elle seule, l’existence même d’une l’administration fiscale organisée et dotée de moyens d’interventions adaptés. Une mission qui constituait jusqu’à la fusion des administrations des impôts et de la comptabilité publique le cœur de métier du ministère des Finances. Car la mission de contrôle fiscal, pour être efficace dans la lutte contre la fraude, nécessite l’organisation et l’existence en amont et en aval d’un ensemble d’autres tâches et missions allant de la gestion des dossiers des contribuables concernés (entreprises et particuliers à hauts revenus), c’est-à-dire de la connaissance du terrain, à la recherche et à la collecte d’informations jusqu’à leur traitement. Une mission qui doit pouvoir s’exercer sur les lieux même de la production, les entreprises, ou en contact direct avec les contribuables à hauts revenus. Une mission qui suppose des moyens matériels et humains importants en nombre et en niveau de qualification, c’est-à-dire tout le contraire de l’orientation suivie depuis de nombreuses années avec une nette inflexion au cours du quinquennat Sarkozy ; ses successeurs continuant dans le même sens mais en accélérant le rythme des opérations de démantèlement.
Depuis des années la mission de contrôle fiscal des entreprises et des contribuables les plus fortunés, appelé dans le jargon du ministère des Finances le contrôle fiscal externe, est sur la sellette. Jusqu’à l’ère Sarkozy, tout l’art des gouvernements successifs, par la voix des Ministres des Finances et des directeurs généraux successifs, consistait à faire croire que rien ne changeait vraiment et que le contrôle fiscal était à l’abri de tout bouleversement, à la différence des autres services qui ne cessaient de connaître restructurations sur restructurations. Tout était bon pour rassurer les personnels. « Le contrôle fiscal existera toujours, comment pourrait-il en être autrement ? D’ailleurs observez que ces services n’entrent pas dans les opérations de restructuration engagées à l’aune du processus de fusion entre la Direction générale des impôts et la Direction générale de la comptabilité publique. » Tel était le discours officiel. RGPP, MAP se succédaient sans devoir atteindre cette mission.
Ce n’était pas voir que les évolutions profondes imprimées aux autres missions participaient d’une entreprise de sape savamment organisée de ce qui fondait l’existence de la mission de contrôle fiscal externe, particulièrement les services de gestion, de programmation et de recherche. Si des retards ont été pris dans la mise en œuvre de ces restructurations, ils ne sont dus qu’aux actions de résistance des personnels, résistance qui au fil du temps et des départs en mutations et/ou en retraite, a eu de plus en plus de mal à se maintenir au niveau nécessaire même si au contact de la réalité, une nouvelle prise de conscience se construit. Une prise de conscience croissante qui fait d’ailleurs écho à la phase de radicalisation et d’accélération des projets de réorganisation des services du contrôle fiscal externe. Les évolutions suivies depuis la fin des années 1990 comme les projets actuels portés par M. Macron sont, en effet, annonciateurs d’un basculement de cette mission dans une autre dimension. Et cela est devenu trop visible pour que quiconque puisse l’ignorer.
Avant de décrypter les récentes évolutions proposées, nous tenterons de retracer le cheminement des réformes ayant jalonné les années passées. Mais au préalable, une précision de langage. Pour le grand public, parler de contrôle fiscal évoque presque automatiquement la lutte contre la fraude, sous-entendu : le contrôle des milieux d’affaires, des entreprises et des contribuables les plus fortunés. Ce contrôle qui s’effectue au sein des établissements concernés ou en présence du contribuable est connu sous l’appellation de contrôle fiscal externe. La procédure propre aux entreprises s’intitule, VG (vérification générale de comptabilité) et celle concernant les contribuables fortunés, ESFP (examen de la situation fiscale personnelle). Or le contrôle fiscal ne se résume pas au contrôle fiscal externe. On peut même affirmer que le contrôle fiscal externe n’est que l’aboutissement d’un processus d’actions, de recherches et de contrôles mis en œuvre par l’ensemble des services qui gèrent et analysent les dossiers des contribuables et qui recoupent renseignements et informations. Cet ensemble de tâches est appelé dans le milieu professionnel, contrôle sur pièces. Ce travail effectué dans les services de gestion par du personnel sédentaire est à la base même de l’exercice du droit fiscal en France. Il est également le point de départ d’opérations de contrôle plus approfondies, le contrôle fiscal externe, déclenchées en dernier ressort lorsque la prise de connaissance des pièces du dossier ne permet pas de se forger une opinion précise du comportement fiscal d’un contribuable. Rappelons enfin que la vérification des dossiers des contribuables qu’elle soit accomplie par des personnels sédentaires ou mobiles est la contrepartie du système déclaratif, lui-même garantie d’une conception républicaine et démocratique de l’impôt.
Le contrôle fiscal externe a toujours été considéré par les pouvoirs publics comme une vitrine de l’action de l’administration fiscale et de la lutte contre la fraude. Une vitrine que chaque gouvernement s’évertue à lustrer alors que l’étale est de plus en plus vide. Les coups de boutoir répétés n’ont en effet pas laissé indemne cette mission. Au premier rang de sa remise en cause est la baisse importante de ses moyens, principalement de ses moyens humains. En fait, depuis le milieu des années 1990, les effectifs de vérificateurs dédiés au contrôle fiscal externe sont restés constants, soit environ 5 000 agents. Mais cette apparente stabilité cache une véritable diminution. Le passage aux 35 heures s’est effectué sans aucune compensation en créations d’emplois. Les emplois d’assistance dans les services de contrôle ont fondu comme neige au soleil au rythme de plus d’un agent sur deux. S’ajoute à ce tableau l’introduction de la bureautique et de techniques informationnelles très chronophages contrairement aux discours dominants. Au final, le même nombre de vérificateurs dispose de facto de moins de temps pour traiter chaque dossier, alors que l’objectif de rendu total qui leur est demandé individuellement est toujours le même. Cela constitue un premier élément de poids de la fragilisation de la mission de contrôle fiscal externe.
Une seconde étape de la dégradation du contrôle fiscal externe est matérialisée par la perte de substance et la raréfaction des informations contenues dans les dossiers des contribuables. Suite au dégraissage massif des effectifs dans les services de gestion, le travail élémentaire de compilation des informations, de suivi des dossiers et de connaissance du terrain ne peut plus être effectué dans des conditions correctes. La qualité de la programmation des affaires proposées en contrôle fiscal externe en est profondément altérée, ce qui pèse fortement sur l’efficacité et la crédibilité de cette mission. S’y ajoute la disparition quasi complète des dossiers papiers et, avec elle, une importante perte de connaissances de l’historique fiscal, économique et social des entreprises. Une perte qui est loin d’être compensée par les informations contenues dans les banques de données informatiques, avec qui plus est d’énormes problèmes de conservation sur le long terme.
Ces conditions matérielles ont un impact considérable sur le contenu de la mission de contrôle fiscal externe désorganisant le travail des vérificateurs en même temps que les démotivant. Pire encore, l’accroissement de la charge de travail a permis aux technocrates parisiens à l’instar de leurs homologues libéraux de par le monde, de proposer des solutions aux effets totalement pervers. Qu’elles soient de nature informationnelle, en multipliant des applications informatiques visant à encadrer de plus en plus l’action du vérificateur et à soi-disant réduire sa charge de travail, ou qu’elles soient juridiques, en proposant une évolution régressive des procédures pour les services de vérifications et permissive pour les entreprises, toutes les évolutions proposées n’ont eu qu’un résultat : pousser insidieusement, au prétexte de faire mieux en moins de temps, à une accélération des cadences de travail en standardisant les investigations et en incitant à un survol des affaires par la généralisation d’une sorte de méthode par sondage. Pour donner le change, quelques affaires emblématiques sont mises en lumière, et ont fait monter les statistiques de la sphère répressive en pénalisant de manière beaucoup plus forte et systématique qu’avant certains manquements qui ne relèvent pas forcément de la grande fraude.
L’outil informatique, outre qu’il est souvent mal maîtrisé par les personnels car n’ayant été précédé d’aucune formation informatique initiale, revêt une dimension très structurante des modes et méthodes de travail. Pratiquées de façon empirique et conceptualisées sur fond d’hyper centralisation, les techniques informationnelles vident pour une part le travail d’analyse et de conception de son sens. Elles ont tendance à procurer parmi les personnels du contrôle fiscal un sentiment de désappropriation et de désincarnation de leur mission. Ce ressenti, qui reflète d’ailleurs une évolution bien réelle, est renforcé par le fait que l’outil informatique est très souvent utilisé par la hiérarchie comme une sorte de cheval de Troie pour faire passer dans la pratique de radicaux changements d’orientation du travail et de procédure en même temps que de nouveaux modes managériaux.
Les applications proposées travaillent en effet une seule et même logique. Il s’agit d’instaurer dans les services de vérifications une véritable culture de la rentabilité passant d’une obligation de moyens à une obligation de résultats. Et cela se traduit par l’accroissement des rythmes de travail, par une course à la réduction des coûts avec l’obsession de faire baisser la dépense publique en réponse aux objectifs fixés par les traités européens.
Sur fond d’économies et de volonté de réduire la présence de l’administration fiscale dans les entreprises et auprès des détenteurs de grandes fortunes et du capital, ces applications fournissent le prétexte à une transformation fondamentale de la nature même du contrôle fiscal dans notre pays. Il s’agit là encore d’en finir avec une spécificité française dans l’œil du cyclone depuis longtemps, de services de contrôle sur place des entreprises répartis sur l’ensemble du territoire, intervenant à intervalles réguliers et appréhendant l’ensemble des problématiques fiscales, comptables et juridiques ; cela à la différence du modèle anglo-saxon.
Par la normalisation des modes de travail et le recentrage des interventions sur place vers du travail au bureau qu’elles induisent, naturellement sous le label de l’amélioration et de la qualité et de la rapidité des interventions, les nouvelles applications informatiques aboutissent à faire sortir les vérificateurs des entreprises et de chez les contribuables les plus riches pour les sédentariser autour d’un travail de bureau consistant à faire tourner des algorithmes qui devraient trouver la fraude tout seuls. Au-delà, elles engagent une déqualification de la mission de contrôle elle-même. Elles réduisent en effet considérablement le travail de conceptualisation et d’analyse justifiant ainsi le transfert de cette mission vers du personnel d’un moins haut niveau de qualification. Effectivement faire tourner des algorithmes et en transmettre le résultat aux contribuables, c’est à la portée du plus grand nombre et, surtout, cela ne justifie pas un très haut niveau de qualifications, ce qui permet de facto de moins dépenser en coût de personnels. Ainsi sera atteint le double objectif de réduire la dépense publique et d’alléger la présence fiscale auprès des entreprises et des contribuables fortunés. Au-delà encore, cette nouvelle conception de la mission de contrôle fiscal externe peut très rapidement conduire à remplacer du personnel fonctionnaire titulaire par des agents contractuels recrutés à la mission ou à la tâche. Ceux-ci intervenant dans le cadre d’agences hors statut de la Fonction publique, on ferait ainsi sauter l’ensemble des garanties statutaires qui y sont attachées et permettant une réduction importante du nombre de vérificateurs. Enfin, transformer du personnel mobile en personnel sédentaire permet une autre économie, celle du remboursement des frais de déplacements qui sont dans le collimateur depuis plusieurs années. Du pain béni pour le Medef qui ne cesse de demander une réduction du temps de présence des représentants de l’administration fiscale dans les locaux des entreprises et qui veut toujours plus capter d’argent public à son profit. C’était le sens profond du « choc de simplification » mis en œuvre au cours du quinquennat de F. Hollande. Depuis E. Macron s’est engagé à faire mieux [voir l’encadré].
De telles évolutions ne tombent pas du ciel. Leur origine remonte à une réflexion engagée il y a plus de vingt ans. Un rapport comparatif des pratiques du contrôle fiscal externe dans divers pays européens et de l’OCDE a même été publié en décembre 2002 sur cette question. Du nom de son rédacteur, M. Strainchamps, ce rapport qui concluait à une bonne efficacité du contrôle fiscal français par rapport à celui de ses voisins, a vite été rangé au fond des tiroirs. Mais pour autant la piste ouverte n’a pas été refermée. Plus discrète mais tout aussi efficace, elle a pris la forme d’échanges annuels sur la politique fiscale entre divers pays, notamment avec l’Allemagne, modèle économique à suivre s’il en est un, mais aussi avec un pays comme le Canada grand fournisseur d’algorithmes et d’applications censés remplacer le cerveau du vérificateur.
La transposition dans la pratique française de ces échanges d’information s’incarne aujourd’hui dans des projets très avancés portés par les plus hauts responsables du ministère des Finances. Leur objectif est la concentration des services de vérifications de niveau départemental et interrégional en une seule et même structure. Celle-ci accueillerait également les services de recherche et du renseignement, de telle sorte que se créerait une administration du contrôle fiscal externe quasi autonome, coupée de l’ensemble des autres services de la DGFIP. La fusion des niveaux départementaux et interrégionaux s’accompagnerait dans un premier temps de la disparition de la moitié des effectifs de vérificateurs départementaux, processus d’ailleurs déjà engagé dans certains départements (Bouches-du-Rhône, Ardèche…). Si des emplois sont redéployés au plan interrégional, il n’y a pas d’équivalence en nombre et pour l’heure l’essentiel est d’ouvrir la voie. Se profile ainsi pour les services du contrôle fiscal externe une destinée à la mode Domaines. Le service des Domaines, dont la mission est d’évaluer les biens publics et les biens entrant dans les transactions publiques de l’État et des collectivités territoriales, a été sorti du bloc foncier de la Direction générale des impôts au moment de la fusion de cette dernière avec la Direction générale de la comptabilité publique. Il a été créé pour la circonstance, une structure appelée « France Domaines », directement rattachée à l’administration centrale et ainsi structurellement coupée des autres services, notamment des services fonciers et cadastraux. Aujourd’hui « France Domaines » est mise en concurrence avec des services d’évaluation foncière privés, par exemple de la BNP Parisbas, que l’administration rétribue pour effectuer quasiment les mêmes contrôles que ceux réalisés par France Domaine. Actuellement, il ne reste plus que quelques agents des domaines par département rattachés d’ailleurs administrativement à quelques départements référents. En fait, la mission est en voie d’extinction, on attend son avis de décès.
C’est à cette sauce que sont destinés à être mangés les services du contrôle fiscal externe. Une organisation en agence de service public avec à sa tête quelques encadrants relevant du ministère des Finances et des exécutants, contractuels, sous statut privés, missionnés sur quelques opérations à grand retentissement. Tel est un des schémas d’organisation plausible de cette mission, jusqu’à présent non seulement pas démenti mais que confirment chaque jour un peu plus les nouvelles orientations proposées.
Ainsi plusieurs responsables nationaux du contrôle fiscal externe ont clairement annoncé la volonté du gouvernement d’avancer vers la mise en place d’un traitement de masse et sédentaire du contrôle fiscal des entreprises, ce que permettent les nouveaux outils informatiques, mais ce qui pose aussi indirectement la question du devenir du statut des personnels et des missions de ce service.
Si c’est du pain béni pour le Medef, ce nouveau type de relations entre l’administration fiscale et les entreprises réorienterait fondamentalement la pratique du contrôle fiscal externe vers un traitement de masse qui concerne principalement les catégories d’entreprises les moins importantes. Mais une question se pose. Sera-t-il encore longtemps possible d’afficher un rendement budgétaire correct du contrôle fiscal et donc de justifier auprès de la représentation nationale un certain niveau de dépenses de fonctionnement de ce service ? La réponse est sans nul doute NON. Mais alors cela prépare une purge massive des effectifs de ce service.
On assiste dans les faits à une véritable révolution conservatrice de l’exercice de la mission contrôle fiscal externe. Il faut être sérieux, ce n’est pas de la sorte qu’on luttera contre la fraude fiscale. Ce n’est pas de la sorte qu’on assurera une égalité de traitement des entreprises devant l’impôt. Se créent pour les entreprises comme pour les citoyens une fiscalité et un contrôle à deux vitesses. Un contrôle automatisé et régulier pour les petits contribuables comme pour les petites entreprises, et un contrôle aléatoire, très politique et finalement très allégé pour les grandes entreprises comme pour les contribuables relevant de l’ISF ou aux revenus essentiellement non salariaux. Penser aujourd’hui que la fraude fiscale puisse être décelée par une analyse sommaire de la comptabilité, c’est tout simplement prendre les personnels vérificateurs et l’ensemble des citoyens de ce pays pour des idiots. La lutte contre la fraude fiscale des entreprises exige avant tout d’assurer un contrôle et une présence physique de l’administration fiscale dans les locaux de ces dernières, là où peut être mené un certain nombre d’investigations qui vont de l’observation des modes de gestion, des circuits commerciaux et financiers internes à la lecture de documents impossibles de se procurer autrement qu’en étant sur place. Et rappelons-le, ce type de contrôle est pour les entreprises la juste contrepartie du système déclaratif.
La voie choisie pour la mission de contrôle fiscal externe est manifestement tout autre. Pour preuve venant chapoter les évolutions présentées ci-dessus, plusieurs projets en cours.
Il s’agit d’une part, d’une idée déjà ancienne, la généralisation du rescrit fiscal. Présenté sous le thème de la « relation de confiance » cette pratique aboutirait à un contrôle fiscal de nouvelle génération. Au motif, toujours le même d’ailleurs, d’améliorer les relations entre les entreprises et l’administration fiscale, un nouveau type de dialogue fondé sur la transparence, la célérité, la disponibilité réciproque, le pragmatisme, la compréhension et la confiance mutuelle (sic), serait promu.
Le principe est que l’administration fiscale accompagne a priori l’entreprise dans ses obligations déclaratives. Ce nouveau mode de fonctionnement garantirait aux entreprises d’obtenir de l’administration fiscale des réponses aux questions juridiques qu’elles se posent, des déclarations d’impôts validées qui ne seront plus remises en cause lors de contrôles fiscaux et la certitude que les erreurs pourront être corrigées sans pénalités.
Il est assez instructif d’observer que de l’avis même du ministère des Finances, la seule partie à avoir un intérêt dans la mise en œuvre de ce nouveau mode opératoire, est l’entreprise. Cette dernière y trouverait une plus grande liberté, étant la seule à décider de recourir au rescrit, une meilleure sécurité juridique, bénéficiant d’un avis écrit de l’administration sur lequel cette dernière ne pourrait revenir, et d’une plus grande visibilité, l’entreprise étant certaine de ne pas être incommodée par un contrôle fiscal a posteriori.
Voilà les agents chargés du contrôle fiscal des entreprises en passe de devenir des auditeurs et des conseillers permanents de ces dernières. Des sommets pourraient être atteints lorsqu’il s’agira de se prononcer sur des questions touchant directement à des enjeux d’optimisation fiscale. Généraliser le rescrit fiscal comme mode opératoire des relations entre les entreprises et l’administration fiscale, c’est signer l’arrêt de mort de la mission de contrôle fiscal externe. Une décision qui nous ramènerait rapidement à la situation du début des années 1970 au moment où la mission de contrôle fiscal externe a été généralisée. Une mission qui a mis plus de 30 ans pour assainir les comportements fiscaux des entreprises et qui a contribué, certes avec d’importantes insuffisances, à créer un traitement équitable entre contribuables. Un tel projet est en fait taillé sur mesure pour les multinationales afin de leur ouvrir toutes grandes les portes de la France et leur permettre d’y réaliser sans entraves leurs affaires. Voire le contrôle fiscal prêter main forte à une telle logique est un pur contresens. C’est tout simplement rendre une mission de régulation complice d’une phénoménale escroquerie intellectuelle et d’un formidable holdup sur l’ensemble de la société.
Face à cet acharnement à mettre l’ensemble de la structure publique, dont le contrôle fiscal externe à la botte des grands groupes et des marchés financiers, il est urgent de poser les fondements d’une alternative de progrès. La réponse aux besoins sociaux et aux exigences modernes de développement de la société, avec en leur cœur l’expansion des services publics, exige de se donner les moyens pour assurer une nouvelle maîtrise publique et sociale. La mission de contrôle fiscal, et plus particulièrement celle de contrôle fiscal externe, fait partie des outils à mobiliser pour y parvenir.
Mais pour cela, il s’agit évidemment de faire franchir un nouveau cap à ce mode de contrôle. Un nouveau cap qui, en s’appuyant sur ce qu’il y a de positif dans la mission telle qu’elle existe encore (7), intègre la réalité de la société actuelle pour construire les évolutions nécessaires à sa prise en compte. La réaffirmation de certains principes et la mise en débat de quelques propositions nouvelles sont nécessaires pour construire la mission de contrôle fiscal externe de notre temps.
Tout d’abord une remarque. Dans un environnement marqué par la globalisation et la mondialisation capitaliste, il est complètement irresponsable de vouloir faire disparaître les outils de régulation et de contrôle existants. Même s’ils ont besoin d’un sérieux toilettage, leur existence permet de ne pas se retrouver complètement pris au dépourvu face aux logiques ultralibérales.
C’est pourquoi il est prioritaire de réaffirmer que le contrôle fiscal des entreprises et des plus riches contribuables doit être maintenu dans son acception générale. Son existence est la juste contrepartie d’un système déclaratif qu’il ne s’agit pas de remettre en cause, et il répond à un besoin de maîtrise d’une complexité de plus en plus importante du monde des affaires et des règles qui le régissent. Maintenir le contrôle fiscal externe signifie, premièrement, qu’il continue à être organisé autour d’interventions régulières dans les locaux des entreprises quelle que soit leur taille et en vertu d’un principe unique qui consiste à n’en considérer aucune comme un fraudeur d’office invétéré ni également à n’en sanctifier aucune. Cela nous rappelle que le contrôle fiscal externe a d’abord un rôle dissuasif, de par la présence que l’administration assure sur le terrain. En clair, il n’y a pas de grande ou de petite fraude, il y a une fraude qui s’opère à différents niveaux quel que soit le chiffre d’affaires d’une entreprise, une fraude qui doit être traquée avec la même détermination, naturellement en adaptant les moyens face à la taille et à la complexité des affaires.
Deuxièmement, il ne s’agit absolument pas de rejeter l’utilisation des techniques informationnelles dans la recherche de la fraude. Mais ces outils doivent être des aides, des appuis techniques. Leur utilisation doit être adaptable au type de contrôle engagé et d’entreprise ou de contribuable vérifié. Elles ne doivent pas être conçues dans le but premier de faire disparaître des emplois, de « fliquer » les agents, d’encadrer les procédures de contrôles dans des contingences bureaucratiques qui vont jusqu’à faire perdre tout sens à la mission de contrôle fiscal externe.
Troisièmement, il est nécessaire de s’intéresser aux conditions de travail des agents qui interviennent en contrôle fiscal externe. Le premier volet est celui des effectifs et de la situation de l’emploi. Face à l’évolution des procédures, à la croissance du nombre d’entreprises (2 767 774 entreprises imposables à l’impôt sur les sociétés en 2017 contre 1 807 584 en 2012 et 1 644 321 en 2010), à la complexité et à la mondialisation des échanges, à des conseils fiscaux et juridiques de plus en plus aguerris et au besoin d’assurer une plus grande présence de l’administration fiscale sur le terrain, il est essentiel dans un même mouvement, de créer des emplois et d’élever de façon très significative la formation professionnelle initiale et de cours de carrière. S’agissant des créations d’emplois, il convient d’intégrer la nécessité de redévelopper à la fois les effectifs de vérificateurs et ceux d’assistants des vérificateurs. Alors que le point d’indice n’a connu qu’une très faible évolution pour retourner maintenant vers la stagnation, alors qu’aucune véritable reconnaissance des qualifications n’a été observée depuis des lustres, notamment pour les inspecteurs vérificateurs qui ont dû accomplir des efforts considérables d’adaptation face à l’évolution de leurs tâches, le calcul d’une nouvelle grille indiciaire relève de la plus légitime des revendications.
Quatrièmement, il est temps de passer à une nouvelle ère de la démocratie sociale dans les services des administrations financières. Les commissions paritaires doivent disposer de réels pouvoirs quant à l’évaluation des outils et de l’organisation du travail, quant à l’efficience des décisions hiérarchiques et à l’efficacité des missions. Cela revient à instaurer un contrôle direct des personnels sur la gestion de la dépense publique à partir de critères d’efficacité sociale en lieu et place des critères de rentabilité imposés par la LOLF. Sur ce plan, il conviendrait de construire une nouvelle articulation entre missions de contrôle fiscal externe et intervention des salariés dans la gestion de leurs entreprises. Un droit d’alerte nouveau devrait permettre aux membres des Comités d’entreprises d’en appeler à l’intervention de l’administration fiscale pour lancer une procédure de contrôle.
Cinquièmement, la législation, qu’elle soit nationale ou européenne, doit être revue dans un sens permettant de juguler à l’échelle de chaque territoire les pratiques frauduleuses. Au plan national comme dans l’espace européen et mondial, une véritable prise de conscience et un réel effort doivent être consentis en matière de coopérations, d’échanges et de convergences fiscales. Notre représentation nationale doit en finir avec la distribution d’argent public à l’aveugle matérialisée notamment par des allégements de cotisations et d’impôts, avec la multiplication des niches fiscales qui sont dans la plupart des cas d’excellents supports de l’optimisation et de l’évasion fiscales. Vouloir faire remplir par le contrôle fiscal externe une sorte de tonneau des Danaïdes, c’est à plus ou moins brève échéance condamner cette mission à l’échec et à la disparition. Le contrôle fiscal doit être un des outils fiscaux au service d’une politique économique de relance d’une croissance saine et durable s’appuyant sur une production de biens utiles au développement de toutes les capacités humaines.
Sixièmement, la mission de contrôle fiscal externe ne peut être externalisée. Elle doit demeurer étroitement associée, imbriquée à l’ensemble des autres missions de la DGFIP. L’activité de contrôle fiscal externe a partie liée avec l’action de tous les services de la DGFIP. En dépend la qualité de la programmation des affaires à vérifier et donc l’efficacité de la mission de contrôle fiscal externe. Mais en dépend également la cohérence, l’image et l’existence d’administrations financières unifiées sur l’ensemble du territoire national, et ainsi l’assurance d’un égal traitement de chaque citoyen qu’il vive en région parisienne, dans le Nord-Pas-de-Calais, sur la Côte d’Azur ou dans des campagnes reculées.
À l’évidence, les tirades gouvernementales sur le renforcement de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales ainsi que des services en charge de la mission de contrôle fiscal externe, par exemple avec la mise en place d’une nouvelle brigade nationale d’intervention, ne sont que des leurres face à l’ampleur de l’entreprise de destruction engagée contre les missions essentielles. De même, les effets de manche sur le contrôle patrimonial ne suffiront plus longtemps à masquer le laxisme renvoyé par la suppression de l’ISF et l’indigence du contrôle des grandes entreprises et des multinationales, particulièrement lorsque ces dernières sont régulièrement arrosées de dizaines de milliards d’euros de deniers publics. Le contrôle fiscal externe comme l’ensemble de la politique fiscale doivent rapidement prendre un autre cap, celui du développement humain contre celui de la finance, celui du progrès social contre le recul de civilisation.
« Un État au service d’une société de confiance » Tel est le titre enjôleur d’un projet de loi adopté par l’Assemblée Nationale au cours de la session 2017/2018 suivi d’une note interne aux services du contrôle fiscal de la Direction Générale des finances publiques. Une première remarque consiste à souligner l’empressement mis par la DGFIP à transcrire dans les pratiques concrètes cette loi alors que celle-ci arrivée devant le Sénat en janvier 2018 est en attente d’une seconde lecture vu les désaccords affichés au sein de la commission mixte paritaire. Tout y est dit et confirmé. Le rescrit est gravé dans le marbre. Les procédures d’allégement de la présence fiscale dans les entreprises sont confirmées avec la mise en place d’une nouvelle procédure dite « examen de comptabilité » (EC) conduite depuis le bureau, le dialogue administration/contribuable se passant au téléphone. Mais aussi avec un transfert de tâches des services sédentaires, notamment le contrôle sur pièces des dossiers (CSP), vers les services de vérifications. Tout est fait pour réduire au maximum la présence des vérificateurs dans les locaux des entreprises. Mais le cynisme n’a pas de limites. Partant d’un constat objectif des difficultés du contrôle fiscal en termes de résultats et d’efficacité dans sa lutte contre la fraude. Constatant à juste titre que les objectifs quantitatifs (nombre de vérifications) imposés aux vérificateurs peuvent constituer un handicap à une analyse lucide de l’impact des actions de contrôle fiscal externe en fonction d’objectifs et de résultats tangibles en matière de lutte contre la fraude plutôt qu’à partir d’un nombre d’affaires rendues annuellement par chacun, l’administration en arrive à une conclusion ahurissante. Pour elle il faut augmenter de 5 % le nombre d’affaires rendues par chaque vérificateur. Le prétexte est l’introduction des nouvelles procédures (EC et CSP) dites plus légères. Cette décision revient à ignorer volontairement qu’un des problèmes majeurs des vérificateurs est le manque de temps à consacrer à l’approfondissement des dossiers pour débusquer la fraude. Une manifestation concrète de plus de la volonté du pouvoir de liquider la mission de contrôle fiscal externe et de son choix délibéré de tenir les entreprises le plus à l’écart possible des « tracasseries » fiscales. Pour faire bonne figure, Bercy a en même temps fait le choix d’annoncer à grands renforts médiatiques la création d’une super brigade de contrôle fiscal à compétence nationale. Véritable police fiscale, sorte d’IGPN du fisc, cette structure serait dotée dans un premier temps d’une cinquantaine d’agents, placés sous l’autorité d’un magistrat. Cette brigade pourra être saisie par le Parquet national financier (PNF) dans le cas de dossiers nécessitant une expertise fiscale pointue, avec des enjeux budgétaires considérables. Ce « fisc judiciaire », censé épauler la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF), pourra par ailleurs procéder à des écoutes et des perquisitions, comme le fait la police judiciaire. Une nouvelle confirmation du dévoiement total de la mission de contrôle fiscal externe est ainsi sous nos yeux. Alors que les brigades de contrôle et de recherche départementales sont en voie de fusion avec d’autres services ce qui revient à les vider de leur contenu, alors que les brigades départementales de vérifications sont elles aussi en voie de disparition, une super brigade, à compétence nationale, type shérif du contrôle fiscal, est constituée. En fait elle servira à alimenter la vitrine de la lutte contre la fraude à partir d’affaires déjà juridiquement connues pour d’autres entorses aux lois et règlements. Directement placée sous l’autorité d’un magistrat cette brigade aura tendance à s’émanciper du droit fiscal et de la procédure qui y est attachée pour se soumettre à une procédure civile, de type pénal essentiellement. À la dimension cache-misère de cette structure, puisqu’il n’y aura plus de réelle connaissance de la diversité du tissu fiscal sur tout le territoire et donc plus de contrôle correspondant, s’ajoute un risque de remise en cause du droit fiscal lui-même, un peu à la façon dont cela se passe en matière de droit du travail avec la remise en cause du droit prud’homal, laissant ainsi en déshérence juridique des secteurs entiers. Il faut d’ailleurs remarquer que la campagne contre le verrou de Bercy si nous n’y prenons garde, peut constituer un accélérateur de cette déstructuration, les députés LREM n’enfourchant pas cette campagne par hasard. Un dernier élément contenu dans la loi « Un État au service d’une société de confiance » concernant l’allégement des obligations déclaratives proposé aux entreprises jusqu’à 5 millions d’euros de chiffre d’affaires, confirme le choix de faire sortir du champ du contrôle fiscal externe l’ensemble de ces entreprises. Le contrôle fiscal ne s’adresserait plus finalement qu’aux grandes entreprises et comme celles-ci bénéficient de largesses fiscales de plus en plus importantes, on devine aisément le sort final de la mission de contrôle fiscal. |
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