C’est l’Acte unique européen de 1986 qui, en adoptant la proposition de J. Delors, alors président de la Commission européenne, de réaliser le « marché intérieur européen unique » au plus tard en 1992, qui a vraiment enclenché un processus européen de libéralisation des services publics et sociaux nationaux.
Le choix fait de la « libre concurrence » a été si radical que « à la différence de la plupart des régimes “anti-trust” en vigueur, notamment aux États-Unis, les règles de concurrence concernent non seulement les entreprises mais aussi les autorités publiques »1.
Face au vide juridique dû au fait que n’existait aucune définition commune des services publics2, et qu’il n’en existe toujours pas, la Cour de Justice des communautés européennes a élaboré deux concepts en lieu et place de celui de service public.
Il s’agit d’abord des services d’intérêt général (SIG), marchands et non marchands, que les autorités publiques considèrent comme étant d’intérêt général et soumettent à des obligations de service public ». Le SIG renvoie à la fois au service rendu et au statut de fournisseur de service, et mêle service public administratif et service public industriel et commercial.
Il s’agit, ensuite, des services d’intérêt économique général (SIEG) qui sont des services de nature économique que les États membres ou la Communauté soumettent à des obligations spécifiques en vertu d’un critère d’intérêt général. Cela concerne, pour l’essentiel, les grands services de réseaux (transports, énergie, poste.) qui tous étaient adossés à des entreprises publiques.
C’est en développant progressivement la notion de SIEG que l’UE a prétendu réussir à « concilier » la spécificité des missions de services publics avec les exigences nécessaires à la réalisation du marché unique européen. C’est-à-dire, en pratique, la recherche obsessionnelle de compétitivité par la baisse du « coût du travail » et l’appel, au nom de l’efficacité, à des objectifs et des indicateurs de gestion pilotés par les critères de rentabilité financière.
La notion de SIEG n’a été conçue que comme une exception au droit de la concurrence et aux règles du marché et dans la mesure où la mission particulière de ces services le nécessite.
Dès les années 1990, ils ont été ouverts à la concurrence. Des autorités nationales dites « de régulation sectorielle » ont été chargées de faire disparaître les anciens monopoles publics nationaux au profit de « nouveaux acteurs » dans le cadre de règles propres à ouvrir un marc hé.
Au nom de la modernisation, du progrès d’efficacité et de l’impératif de coopération de services et entreprises publics étatisés, alors circonscrits aux frontières nationales et en crise, une méthode a été mise au point pour tenter de faire se résigner les salariés et les usagers à la déréglementation des SIEG :
– On commence par faire démanteler chaque entreprise publique en situation de monopole en secteurs rentables et non rentables. Les premiers sont filialisés et voués à être tôt ou tard cédés au privé. Les seconds sont appelés à rester dans le giron de la collectivité publique mais au risque de voir s’accentuer ainsi l’inefficacité relative des unités étatisées et, donc, leur charge pour la collectivité.
– Puis, le « régulateur » s’attache à faire perdre de son « pouvoir de marché » à l’ancienne entreprise publique en favorisant systématiquement l’entrée sur son marché domestique de nouveaux acteurs susceptibles de la concurrencer en utilisant, sans avoir eu à les financer, ses infrastructures de réseaux existants.
– Enfin, les autorités concernées s’attachent à ce que « la régulation du marché soit compatible avec l’objectif d’un cadre de gouvernement d’entreprise aussi efficace que possible »3. En bref, il s’agit d’interdire à l’opérateur historique de bénéficier d’aides publiques et il est sommé de recourir, pour sa gestion, à des critères de rentabilité financière.
Le processus général de mise en concurrence des services de réseau comporte deux étapes préalables : la séparation de l’infrastructure et des services associés ; la séparation entre missions de service public et entreprise publique.
La première s’est avérée particulièrement nocive pour les transports ferroviaires4 notamment. En effet, pour que des trains exploités par des entreprises distinctes puissent rouler sur les mêmes lignes, on a séparé la gestion des services ferroviaires de celle de leur infrastructure.
Or, il y a des interactions très fortes entre infrastructures et mobiles (technique, sécurité, efficacité) qui nécessitent de considérer le chemin de fer, insiste P. Mühlstein, comme un « système intégré où réseaux et services sont interdépendants ».
Du coup, la libéralisation de la SNCF a conduit à une extrême multiplication des acteurs, à l’opacité croissante des circuits de décision et à des dysfonctionnements graves liés à l’insuffisant partage des informations, sur fond de pénurie croissante de personnels et de rivalités au sommet entre les différents états-majors.
N’est-il pas plausible de se demander si des catastrophes aussi graves que celle entraînée par l’accident de Brétigny-sur-Orge en 2013 soient liées à cela5 ?
Mais des problèmes analogues ont pu être constatés pour le service public d’électricité et EDF, avec une inflation des « coûts administratifs », que ce soit pour la séparation entre les différentes entités d’EDF ou pour l’adaptation aux règles générales de la concurrence. On a pu notamment relever le coût de duplication des systèmes informatiques, entre EDF, ERDF et RTE, estimé à 84 millions d’euros. Comment, dans ces conditions, s’étonner de la hausse continue de la facture des usagers, de l’ordre de 30 % depuis 2007, alors même que ces processus étaient censés améliorer le rapport qualité/prix du service rendu6 ?
Quant à la séparation entre mission de service public et entreprise publique, elle ouvre la voie, avant même sa privatisation qui finit par tomber comme un fruit mûr, à l’appel aux critères de rentabilité du privé dans la gestion des entreprises publiques. Elle pousse aussi au lancement de politiques fébriles de croissance externe pour faire face à la concurrence des « nouveaux acteurs » venus sur le marché domestique et, en même temps, tenter de prendre des parts de marché aux monopoles historiques nationaux démantelés à l’étranger. Tout cela contribue à une envolée de l’endettement sur les marchés financiers.
Il faudra faire un inventaire complet de ce que ces procédures ont coûté à la collectivité en vies brisées, accidents et fatigue au travail, coûts de remise en état des installations, mauvaise ou sous-utilisation des équipements, abandon d’atouts et de compétences, désertification de territoires, inflation du coût du capital avec la folle croissance externe au lieu de la coopération entre acteurs…
Mais c’est pourtant ainsi que la libéralisation des activités exercées sous monopole public a pu être accompagnée par le maintien formel d’obligations de service public et de garanties prétendues pour les usagers. L’irritation grandissante de ces derniers contre la perte d’efficience de ce qui leur était offert était alors utilisée pour mieux justifier l’avancée dans ces réformes réactionnaires.
C’est ainsi qu’a été pondu le concept de « service universel ». D’origine anglo-saxonne, il est censé fixer l’obligation de service public minimale que doit respecter le secteur public ouvert à la concurrence. On se doute, alors, combien ce « service de base » a vocation à devenir de plus en plus misérable.
Au total, dans la pratique du mouvement de libéralisation au plan européen, tout ce qui ressemble de près ou de loin à du service public est resté étroitement cantonné à une « exception » aux règles du marché, alors qu’il aurait fallu que ses principes deviennent la règle de construction d’une Europe digne d’être qualifiée « de progrès social ».
C’est l’article 16 du traité d’Amsterdam, approuvé en 1997 et mis en œuvre en 1999, qui finit par reconnaître aux SIEG « la place qu’ils occupent parmi les valeurs communes de l’Union » ainsi que le « rôle qu’ils jouent dans la promotion de la cohésion sociale et territoriale de l’Union ».
Mais cette reconnaissance laborieuse, tardive et très formelle n’est intervenue qu’une fois largement engagé la libéralisation et une profonde pénétration concomitante de la culture de rentabilité financière et de recherche prioritaire d’économies sur les moyens humains et la réponse aux besoins populaires. L’affirmation de valeurs sans des critères « ad’hoc » de gestion et des pouvoirs d’intervention décisionnelle et de contrôle des salariés et des usagers dans la gestion « c’est du flan »7 !
Le service public de réseau ainsi coupé de l’entreprise publique ayant, dès lors, vocation à être un jour ou l’autre privatisée, peut alors faire l’objet de concessions à des entreprises privées. Celles-ci n’auront qu’à respecter un cahier des charges rappelant, sur le papier, les missions d’égalité de traitement, d’égalité d’accès et de qualité attendues d’un service public.
Mais ce cahier se transforme rapidement en peau de chagrin face à la double pression de la concurrence et des exigences de rentabilité financière. Simultanément, les compensations financières de type étatique nécessaires aux SIEG sont progressivement rationnées et étroitement surveillées par Bruxelles pour s’assurer qu’elles ne constituent, en aucun cas, une aide d’État.
Au bout du compte, selon l’intensité des luttes, l’entreprise publique s’engage alors dans un processus de privatisation qui, le moment venu, sera défendu par les décideurs au nom des besoins de coopération européenne, de financements nouveaux, de gestion non bureaucratique efficace et d’implication des salariés et des usagers transmutés en clients.
À partir du moment où un large consensus, transmissible entre générations grâce aux grandes écoles rivalisant sur les formations « pro-business », s’est installé chez les élites nationales sur le sort à réserver aux SIEG, la Commission européenne, en dialogue permanent avec les gouvernements successifs, a décidé de progresser dans l’unification des concepts relatifs à tous les services à la personne relevant du public.
C’est ainsi que l’article 2 du protocole n° 26 du traité de Lisbonne8 a mis en avant la notion nouvelle de services non économiques d’intérêt général (SNEIG), précisant que « les dispositions des traités ne portent en aucune manière atteinte à la compétence des États membres pour fournir, faire exécuter et organiser des SNEIG »9.
Ces derniers recouvrent des services sociaux d’intérêt général (SSIG) qui, outre les services de santé, concernent aussi les régimes légaux et complémentaires de sécurité sociale, de même que les autres services rendus directement à la personne et jouant un rôle de prévention.
Ces SNEIG deviennent donc, eux aussi, une exception aux règles de la concurrence sur le marché intérieur des services, lequel a été unifié par le Conseil de l’UE du 24 juillet 2006 et ratifié par le Parlement européen le 15 novembre 2006.
Rien ne permet donc d’affirmer que ce type de services publics échapperait définitivement au mouvement de libéralisation et ne finiraient pas par entrer un jour, si l’on n’y prend garde et en partie du moins, dans la catégorie des services ne devant plus faire exception aux règles du marché. Et, sans doute, de ce point de vue, les immenses plateformes numériques et bases de données que monopolise le GAFAM au plan mondial constituent un nouveau défi considérable, à l’heure du passage aux services publics numérisés10.
Il y a là un défi considérable face auquel aucun pays européen n’est armé et qui exige, d’emblée, de faire émerger à l’échelle de toute l’Europe les infrastructures coopératives de services publics et sociaux, les règles et critères permettant de véritables maîtrises nationales et européennes de l’utilisation des données personnelles et une non-marchandisation des services publics à la personne.
Les gouvernements successifs, libéraux et sociaux-démocrates d’abord, puis hyperlibéraux et sociaux-libéraux, ont été les principaux acteurs de ces évolutions. Ils ont placé, à chaque étape, à la tête des entreprises et services concernés des bureaucrates issus des grands corps de l’État convertis aux règles libérales et, donc, comme après l’implosion de l’URSS les convertis de l’ex-nomenklatura, acharnés à démontrer qu’ils en sont les meilleurs exécutants.
Comme l’a bien souligné Jean Gadrey11, au niveau national et en France en particulier, a été mis en œuvre un protocole pour faire systématiquement reculer les services publics.
Cela commence par un rationnement continu du financement public des services publics. Pour le justifier, on invoque le pacte de stabilité, la dette et les déficits mais aussi la faible croissance et, sur toutes les ondes, on blâme les Français de « vivre au-dessus des moyens de la France ».
Or, le caractère public du financement conditionne dans une large mesure le respect des « obligations » de service public, lesquelles renvoient à des principes fondateurs bien connus : égalité, continuité, adaptabilité et accessibilité.
Ce faisant, les décideurs peuvent apparaître, en alternance et hypocritement, comme ne faisant que respecter des « engagements européens de la France ». En fait, ils s’appuient dessus pour faire résolument reculer, dans chacun de leur pays, la part des prélèvements publics et sociaux sur les richesses produites au profit de celle des prélèvements financiers du capital.
Bien évidemment, dans ces affaires, la BCE demeure à l’abri du pacte de stabilité et de l’engagement forcené des dirigeants politiques pour le faire respecter. Pourtant, son immense capacité de création monétaire, au lieu d’alimenter les marchés financiers, pourrait financer, à taux nuls voire négatifs, les services publics et, notamment, les investissements matériels et immatériels nécessaires pour progresser en efficacité sociale, sous condition chiffrée de création d’emplois et de formations correctement rémunérés.
La dégradation continue de la qualité des services publics et de leur accessibilité sur tous les territoires, malgré les hausses continuelles de tarifs dévorant le pouvoir d’achat des salariés et de leurs familles, n’est pas qu’une conséquence du rationnement financier. Les pouvoirs publics l’ont, en quelque sorte, accompagnée.
Cela a été notamment le cas en France pour le transport ferroviaire de voyageurs en donnant la priorité à la réalisation de lignes TGV le long des sillons reliant les métropoles de haute rentabilité pour les capitaux. Et cela au détriment des réseaux de banlieue, surtout en Île-de-France, et des lignes secondaires en province vouées au délabrement, voire à l’abandon.
Mais cela a été aussi le cas avec la mise en déclin volontaire du fret ferroviaire qui a accompagné la promotion continue du fret routier dont la rentabilité financière, les émissions de CO2 et de nano-particules ainsi que les risques d’accident sont autrement plus élevés.
L’émergence de grands groupes privés de transports routiers a été systématiquement encouragée. Les salariés y sont soumis au dumping social grâce aux règles européennes des « travailleurs détachés ». Le plus gros de ces groupes, et donc le principal concurrent routier de la SNCF, c’est sa filiale privée Geodis.
La loi propulsant les « bus Macron » a renforcé encore cet arsenal, deux ans après la libéralisation du marché du bus. Celle-ci a fait proliférer de nombreuses compagnies à rayon d’action européen entrées en guerre des prix (et en gare) sur le territoire français.
C’est ainsi que la SNCF a créé sa propre filiale « Ouibus » et a intégré Starshipper, consortium de 32 transporteurs routiers français indépendants. Son principal concurrent, Flixbus, a pour actionnaire l’allemand Daimler. Ces deux sociétés ont fait l’objet d’une enquête de l’association « UFC - Que Choisir » révélant que leurs opérations comportaient « une myriade de clauses (qui) apparaissent comme pouvant être qualifiées d’abusives et/ou d’illicites au regard des législations nationales et de l’Union européenne ». Elle en recense « 28 pour Ouibus et 43 pour Flixbus ».
Mais Ouibus est aussi concurrencé par Eurolines, filiale de Transdev (Veolia environnement) et ALSA (Automoviles Luarca SA), filiale espagnole du groupe britannique National Express Group.
N’y-t-il pas dans ces processus d’auto-destruction du public de quoi rappeler un peu ce qui, chez les humains est appelé maladies auto-immunes12 ?
Tout cela finit par engendrer des endettements dont l’ampleur n’est pas aussi préoccupante que la nature des opérations qui l’ont généré. Et on le met sans cesse sous les yeux des usagers en leur jurant que cela nécessite une grande réforme bien réactionnaire de la SNCF ouvrant la voie à une future privatisation… même si les dirigeants font serment qu’il n’en sera jamais question.
Face au goulot d’étranglement du financement des services publics ainsi traités, on a importé en France la pratique britannique des partenariats public-privé (PPP) au nom même de la défense du service public.
Il s’agit d’un mode de financement par lequel une autorité publique fait appel à des prestataires privés pour financer et gérer un équipement qui assure un service public. Il permet à un État (ou des collectivités territoriales), endetté au-delà des 60 % du PIB requis par Maastricht, de continuer à assumer des investissements et afficher des réalisations en les déléguant au privé. En transférant les investissements lourds nécessaires au secteur privé, c’est ce dernier qui contracte les emprunts pour les financer. Ceux-ci ne viendront donc pas alourdir la dette publique surveillée par Bruxelles.
Mais l’avantage n’est qu’apparent et de court terme, car les loyers que les autorités publiques concernées sont contraintes ensuite de payer pendant des années au partenaire privé fait s’apparenter ce système à un tonneau des Danaïdes pour l’argent public.
La Commission européenne encourage le recours aux PPP, généralement pour la construction de routes ou pour des projets concernant les technologies informationnelles. Cependant, un récent rapport de la Cour des comptes européenne13 relève que « souvent les PPP n’ont pas permis d’obtenir les avantages potentiels en raison des retards, de l’augmentation de leur coût et de leur sous-utilisation »14.
Entre 2000 et 2014, l’UE a dépensé 5,6 milliards d’euros pour 84 projets de PPP dont le coût totalisait 29,2 milliards d’euros. La Cour des comptes souligne que « pour la plupart des projets audités, le calendrier et les limites budgétaires n’ont pas été respectés »15. La Cour critique particulièrement « la répartition des risques entre les partenaires publics et privés […] souvent inappropriée […] tandis que les taux de rémunération élevés (jusqu’à 14 %) du capital-risque du partenaire privé ne reflétaient pas toujours les risques supportés par celui-ci » 16. Au final, elle conseille de « ne pas promouvoir un recours accru et généralisé aux PPP […] »17.
En France, il est significatif que les dirigeants de la SNCF ont eu recours à ce système critiqué pour la construction de la ligne grande vitesse (LGV) Tours-Bordeaux. Sur les 7,8 milliards d’euros qu’a coûté l’investissement, le partenaire privé (le consortium Lisea dont Vinci est le principal actionnaire) n’en a assumé qu’un tiers environ. Or, il va bénéficier de la totalité des recettes moyennant des péages payés par la SNCF pendant les 44 ans que va durer la phase dite d’exploitation du contrat de concession. Les pertes évaluées par la SNCF pourraient atteindre 100 millions d’euros par an. Quant aux actionnaires, ils bénéficieront d’un rendement de quelque 14 % ! Qui défend le « vieux monde » ?…
Les pressions à la libéralisation des services publics dans l’UE ont aussi pour origine les négociations commerciales internationales visant des accords de libre-échange.
La Commission de Bruxelles, très « libre-échangiste », présente d’ailleurs comme un avantage comparatif le fait que l’UE constitue, avec son marché unique et la course-poursuite des États nationaux pour « simplifier » les procédures et flexibiliser les salariés, l’aire commerciale régionale la plus ouverte et la plus libéralisée au monde. Cela, nous dit-on, permettrait aux dirigeants européens de négocier en position de force face aux partenaires commerciaux pour qu’ils déprotègent leur marché domestique.
Cette façon de jouer avec le feu contribue, en pratique, à mettre en exergue ces « exceptions » au marché que sont les SIG dont ils exigent alors la banalisation. Les Anglo-saxons s’en privent d’autant moins qu’il n’existe pas de définition unifiée des services publics dans l’UE en dehors de ce qui relève de la sphère régalienne, ce qui favorise les divisions et les calculs sournois intra-européens.
Les accords de libre-échange visent traditionnellement la réduction des barrières tarifaires entre États afin, prétend-on, de favoriser les échanges commerciaux. Les accords dits « de nouvelle génération » se distinguent par le fait qu’ils ne se contentent pas de diminuer les droits de douane mais ils tentent d’amoindrir toutes les entraves existantes au commerce. Cette réduction des barrières non-tarifaires est d’ailleurs aussi appelée « commerce derrière les frontières »18. et concerne donc également les services, les marchés publics, la protection de la propriété intellectuelle…
C’est ce qui se joue dans les négociations très secrètes en cours de l’accord sur le commerce des services (ACS), plus connu sous son acronyme anglais TISA (pour Trade In Services Agreement) ouvertes en juillet 2013 grâce, notamment, côté français, au vote très majoritaire des députés UMP et PS.
Wikileaks, l’organisation non gouvernementale créée pour donner une large audience aux lanceurs d’alerte, tout en protégeant ses sources, a rendu public sur Internet, le 19 juin 2014, l’annexe du projet d’accord.
Une plus grande restriction du champ des services publics serait envisagée. Tous les services, publics comme privés, seraient soumis aux mêmes règles, car implicitement considérés comme à but lucratif. Ils seraient donc ouverts à la concurrence avec, en corollaire, la pénétration des critères de rentabilité financière dans leur gestion jusqu’à d’éventuelles privatisations. Quant aux entreprises contrôlées par l’État, elles seraient forcées de fonctionner selon les règles, critères de gestion et codes éthiques du privé.
L’Accord économique et commercial global (AEGC), ou CETA (pour Comprehensive Economic and Trade Agreement) est un traité international de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, signé le 30 octobre 2016, à l’issue de négociations dénoncées comme très opaques. Suite au refus de la Wallonie d’autoriser la Belgique à parapher l’accord, le sommet a été annulé pour, finalement, être signé le 30 octobre 2016.
Le CETA doit réduire la quasi-totalité des barrières d’importations, permettre aux entreprises canadiennes et européennes de participer aux marchés publics, de services et d’investissements de l’autre partenaire. Il prévoit qu’en cas de désaccord avec la politique publique menée par un État, une multinationale peut porter plainte auprès d’un tribunal spécifique, indépendant des juridictions nationales qui pourraient être suspectées de trancher plus souvent en faveur de leur État. Comme cette disposition a été très vivement critiquée, la Commission européenne a été contrainte de donner le change avec de nouvelles dispositions prétendant renforcer l’indépendance, l’impartialité et la transparence de ce système d’arbitrage.
Après son entrée en vigueur provisoire en septembre dernier, le CETA fait toujours l’objet d’une large défiance en France, ce qui a fait repousser sa ratification par le Parlement. Pour l’heure, huit pays européens ont déjà ratifié le CETA : la Croatie, le Danemark, l’Espagne, la Lettonie, Malte, la République tchèque, l’Estonie et le Portugal.
Tout cela rappelle, bien sûr, ce qui s’est tenté avec la négociation d’un accord de partenariat trans-atlantique sur le commerce et l’investissement ou TTIP (pour Transatlantic Trade and Investment Partnership) également appelé TAFTA (pour Trans-Atlantic Free Trade Agreement) négocié depuis 2013 entre l’UE et les états-Unis, visant à créer la plus grande zone de libre-échange du monde. Mais il a rencontré l’opposition de certains pays et une très forte mobilisation citoyenne, tandis que le Brexit est encore venu compliquer la donne.
On voit beaucoup mieux désormais combien prétendre traiter ainsi des enjeux objectifs de coopération intime, de mutualisation des coûts, de partage de toutes les informations au sein de l’Union européenne pour, soi-disant, offrir des services de meilleur qualité aux usagers, en France et à l’échelle de tout l’espace européen, conduit en réalité à son contraire : une guerre économique acharnée entre Européens sur le marché unique, des gâchis inouïs de moyens et de compétences, la domination par de nouveaux monopoles informationnels privés mondiaux à base américaine, l’accroissement du chômage et la double insuffisance grave de formation et de demande. Enfin, et ce n’est pas le moindre, les besoins populaires et la démocratie sont piétinés comme jamais. C’est dire s’il faut faire autrement en prenant appui sur les luttes populaires et l’avancée douloureuse de l’expérience des citoyens, avec des propositions novatrices.
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1. Conseil d’État : « Neuvième conférence : Quelle place pour les services publics dans l’Union ? », Dossier du participant, 07/12/2016, p. 3.
2. La conception à la française des services publics repose, en particulier, sur le préambule de la constitution de 1946, repris dans notre constitution actuelle (1958) qui stipule que « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait doit devenir la propriété de la collectivité », laquelle ne saurait se réduire à l’État. Mais cette conception n’est aucunement reconnue par le droit européen.
3. Revue économique de l’OCDE- numéro spécial « réforme de la réglementation », n° 312, 2001/1.
4. On pourra se reporter à une note de P. Mühlstein sur « La “libéralisation” ferroviaire pour l’UE et ses conséquences ». 24/03/2018. Il y signale, page 2, que « les systèmes ferroviaires les plus performants au monde sur un plan strictement économique, celui des États-Unis pour le fret et celui du Japon pour les voyageurs, sont certes privatisés mais demeurent intégrés », leurs dirigeants affirmant que « séparer infrastructure et son ouverture forcée à des services en concurrence sont des absurdités techniques et économiques ». Accessible sur le site <http://hussonet.free.fr/spub.htm>.
5. I. du Roy : « Accident de Brétigny – Comment l’exigence de rentabilité a eu raison de la sécurité ferroviaire », Basta !, 3 novembre 2014.
6. J.-L. Tur : « Électricité : un rapport accablant pour les privatisations », Blog Paul Jorion, 30 juillet 2015.
7. Cette expression du xie siècle fait référence à de la fausse monnaie, et par extension à tout mensonge.
8. Conseil d’État, op. cit., p. 6.
9. Protocole n° 26 sur les services d’intérêt général annexé au traité de Lisbonne.
10. L’objectif officiel de la démarche « Action Publique 2022 » est « de simplifier tout ce qui doit l’être et de numériser tout ce qui peut l’être ». Macron a ainsi fixé l’objectif d’offrir aux Français « 100 % de services dématérialisés d’ici 2022 ».
11. J. Gadrey : « Destruction des services publics : asphyxie financière, dégradation de la qualité et dette “insupportable” », 02/03/2018, Blog <alternatives-économiques.fr>.
12. Les maladies auto-immunes résultent d’un dysfonctionnement du système immunitaire qui va alors s’attaquer aux constituants normaux de l’organisme.
13. Cour des comptes européenne : Les partenariats public-privé dans l’UE : de multiples insuffisances et des avantages limités – Rapport spécial n° 09/2018, 20/03/2018, 65p.
14. Ibid., résumé.
15;, Ibid p. 29. Elle a notamment audité 12 PPP cofinancés par l’UE en France, Grèce, Irlande et Espagne pour un coût total de 9,6 milliards d’euros (2,2 milliards cofinancés par l’UE). Elle a pu constater des retards considérables de réalisation allant jusqu’à 52 mois et une forte augmentation des coûts.
16 300 millions d’euros, à la charge du partenaire public, pour des autoroutes espagnoles ; 13 millions d’euros (+73 %) pour le projet TIC Pau-Pyrénées en France ; un retard de quatre ans en moyenne et un surcoût de 1,2 milliards d’euros, à la charge du partenaire public, pour trois autoroutes en Grèce.
17. Ibid., p. 12.
18. Toute l’Europe : « CETA, TAFTA, JEFTA… qu’est-ce qu’un accord de libre-échange “nouvelle génération” » ?, 13.04.2018 .
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