Lorsque Philippe le Bel au tournant du xiiie et du xive siècle crée le Conseil d’État du Roi, fait venir le pape Clément V en Avignon ; lorsque plus tard François 1er impose le français comme langue administrative officielle contre le latin, langue du sacré, ils entendent manifester qu’ils ne sont pas seulement roi « par la grâce de Dieu » mais aussi en raison de leur autorité propre. S’amorce ainsi une sécularisation du pouvoir politique qui requiert des moyens administratifs correspondants. Débutant son long règne sous la proclamation « l’État c’est moi ! » Louis XIV sur son lit de mort aurait reconnu une relative autonomisation de l’État : « Je m’en vais ; mais l’État demeurera toujours ». Dès lors se pose la question de la légitimité du souverain que, dans l’inspiration des Lumières, Jean-Jacques Rousseau tranche dans Du contrat social en désignant : le Peuple. La Révolution française abolit les privilèges, pose des principes de l’accès et de l’occupation des emplois publics, crée de nouvelles structures administratives. Les luttes sociales opposent les différentes fractions du peuple dans la conquête du pouvoir d’État au xixe et au xxe siècle.
C’est la fonction publique de l’État qui lui a conféré ses principales caractéristiques aujourd’hui étendues à d’autres collectivités publiques. Sous la monarchie les fonctions publiques sont, au début, exercées dans le cadre d’offices tenus par des officiers qui bénéficient de l’inamovibilité, puis de la patrimonialité et de l’hérédité, moyennant droits de mutation par l’édit de Paulet en 1604, ce qui constitue une source de revenu pour la royauté, laquelle perd peu à peu le contrôle du système. Sont alors créés des commissaires placés plus directement sous l’autorité hiérarchique du Roi, ce qui entraîne la constitution d’une administration d’État plus centralisée. En même temps se met en place une fonction publique technique avec, par exemple, la création de l’École des Ponts et Chaussées en 1747. Le système s’étend aux tâches d’exécution avec la création de postes de commis placés sous l’autorité de chefs de service. Les tentatives de remise en ordre buttent à tous niveaux sur des pratiques de népotisme, de corruption qui entraînent un profond discrédit de cette fonction publique. La Révolution française supprime la vénalité des charges et la Déclaration des droits de 1789 fait du mérite le critère de l’accès aux emplois publics (article 6). Toutefois les changements sont limités et les emplois publics forment un ensemble hétéroclite. Les principales fonctions sont souvent confiées à des personnalités élues qui doivent faire allégeance aux autorités. Toutefois, quelques progrès sociaux sont enregistrés comme l’esquisse d’un système de retraite pour les employés de l’État. Une certaine exigence de qualité s’affirme également.
Une conception autoritaire du pouvoir hiérarchique s’affirme sous le Consulat et l’Empire. Sous la Restauration, la Monarchie de Juillet et le Second Empire, les grands corps (Conseil d’État, Cour des comptes, Inspection des finances) très conformistes, sont honorés et participent activement aux activités industrielles et financières tandis que l’affairisme se développe. La IIe République supprime le cumul de l’exercice d’une fonction publique et d’un mandat parlementaire. La Commune de Paris accorde une attention particulière à l’organisation des services publics et à la condition sociale des agents publics et ce nouvel état d’esprit, en dépit de la brièveté de l’expérimentation se prolonge sous le gouvernement de défense nationale puis dans les débuts de la IIIe République. Une reprise en main politique de l’administration se traduit par une plus grande attention portée à la loyauté et à la compétence des agents publics recrutés davantage dans des milieux plus modestes. L’affaire Dreyfus puis celle des « fiches » (mention des orientations politiques dans les dossiers personnels) soulignent la nécessité de la neutralité des agents publics.
Les fonctionnaires sont écartés du bénéfice des lois de 1864 sur le droit de grève et de 1884 sur le droit syndical. Leurs associations, puis plus tard leurs syndicats en feront leur revendication au cours des décennies suivantes tout en demandant plus généralement un « contrat collectif ». Des garanties leur sont progressivement accordées par la loi ou la jurisprudence ou encore par une reconnaissance de fait, comme celle du droit syndical par le Cartel des gauches en 1924. La notion de statut est le plus souvent évoquée par les gouvernements conservateurs comme instrument coercitif du pouvoir hiérarchique, ce qui conduit les organisations représentatives des fonctionnaires à dénoncer la menace d’un « statut carcan ». De fait, le premier statut des fonctionnaires est l’œuvre du gouvernement de Vichy, la loi du 14 septembre 1940. Les agents des collectivités locales suivent avec retard l’évolution de la situation des fonctionnaires de l’État mais dans une condition inférieure et un cadre administratif instable. Par l’arrêt Cadot de 1889, le Conseil d’État reconnaît sa compétence à leur égard et, par là, les reconnaît comme agents publics. En 1919 il est fait obligation aux communes de prévoir des dispositions statutaires pour leurs personnels. Mais la loi de finances du 31 décembre 1937 interdit aux communes de faire bénéficier leurs agents de rémunérations supérieures à celles versées à leurs homologues de l’État. Les établissements hospitaliers sont placés jusqu’au milieu du xixe siècle sous administration de l’Église. Un édit du 12 décembre 1698 en avait uniformisé la gestion, l’évêque présidant l’assemblée générale de l’établissement. Une sécularisation se développe qui améliore la situation administrative des personnels et écarte progressivement les religieux.
Le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) ne prévoyait pas de réformes spécifiques pour la fonction publique, mais l’appel à une large démocratisation créait des conditions favorables à leur conception. C’était aussi la volonté du général de Gaulle qui souhaitait pouvoir s’appuyer sur une administration loyale et efficace. Il en chargea le ministre de la Fonction publique d’alors Jules Jeanneney, avec le concours de Michel Debré. Des commissions furent alors constituées dont une commission syndicale composée de dix représentants de la CGT et cinq de la CFDT, seuls syndicats alors existant. Mais elle ne fut d’aucune utilité car les réformes furent adoptées par la voie d’ordonnance du 9 octobre 1945. Elle concernait les créations suivantes : l’École Nationale d’Administration (ENA), une Direction de la Fonction publique, un corps interministériel d’administrateurs et un autre de secrétaires administratifs, un Conseil permanent paritaire de l’administration civile, les Instituts d’études politiques (IEP). Le 21 novembre 1945 Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français, devint ministre d’État, chargé de la Fonction publique, peu avant la démission du général de Gaulle le 20 janvier 1946.
Le groupe de travail constitué par le ministre de la Fonction publique dut surmonter de nombreuses difficultés pour élaborer un projet. Ce fut tout d’abord la position de la Fédération générale des Fonctionnaires (FGTF-CGT) qui continuait à revendiquer un « contrat collectif ». Cependant, l’un de ses dirigeants, Jacques Pruja, défendit l’idée d’un statut législatif prenant le contre-pied du « statut carcan » jusque-là dénoncé par le mouvement syndical. À force de ténacité il parvint à convaincre son organisation sur la base d’un projet qu’il avait personnellement élaboré. Il fallut aussi surmonter la forte réserve de hauts fonctionnaires et notamment du directeur de la Fonction publique. La CGT et la CFTC divergeaient également sur le mode de représentation des syndicats. Un premier projet fut vivement critiqué, notamment en ce qu’il créait un poste de secrétaire général de l’administration suspecté de vouloir être substitué pour des raisons de mainmise politique à celui de directeur de l’administration, essentiellement juridique. Les opposants au projet se mobilisèrent alors pour le modifier au fond, puis pour tenter d’en freiner la discussion afin qu’il ne puisse achever son parcours parlementaire et que, finalement, on y renonce. Le projet fut à nouveau contesté lorsqu’il passa en Conseil des ministres le 12 avril 1946 où il fut vivement attaqué. Maurice Thorez transigea sur la création du secrétariat général de l’administration qu’il abandonna mais tint bon sur le reste. Son entreprise fut à nouveau contrariée par le rejet, le 5 mai 1946, d’un premier projet de constitution qui rendit nécessaires de nouvelles élections législatives. Après la formation d’un nouveau gouvernement ; le M. parti démocrate chrétien d’alors, de concert avec la CFTC déposa un projet qui entraîna aussitôt un nouveau dépôt du projet antérieur du ministre de la Fonction publique.
Finalement, Maurice Thorez obtint du président du Conseil, Georges Bidault – à la suite d’une tractation sur laquelle on continue de s’interroger – l’assurance que son projet viendrait bien en discussion avant la fin de la deuxième constituante. Le rapport de force s’établit en faveur d’un projet amendé. Il vint en discussion le 5 octobre à l’Assemblée lors de sa dernière séance. Il fut adopté à l’unanimité, sans discussion générale, après seulement quatre heures de débat pour 145 articles.
Le statut ne concernait que les fonctionnaires de l’État, c’est-à-dire, 1 105 000 agents publics. Les agents des collectivités territoriales n’étaient pas pris en compte par ce statut. Ils bénéficièrent cependant de dispositions statutaires nouvelles par une loi du 28 avril 1952 codifiée dans le livre IV du Code des communes, tandis que les personnels des établissements hospitaliers étaient également l’objet de dispositions statutaires par un décret-loi du 20 mai 1955 codifiées dans le livre IX du Code de la santé publique. Le statut mit dans la loi de très nombreuses garanties pour les fonctionnaires en matière de rémunération, d’emploi, de carrière, de droit syndical, de protection sociale et de retraite. La novation la plus surprenante aujourd’hui était, pour la première fois, la définition d’un « minimum vital » (on dirait du SMIC aujourd’hui) : « Par minimum vital il faut entendre la somme au-dessous de laquelle des besoins individuels et sociaux de la personne humaine considérés comme élémentaires et incompressibles ne peuvent être satisfaits. » (Art. 32, 3e alinéa). C’était la base d’une autre disposition du même article prévoyant qu’aucun traitement de début d’un fonctionnaire ne soit inférieur à 120 % de ce minimum vital.
Au terme du périple, Jacques Pruja manifesta quelque amertume, regrettant les dénaturations portées au projet d’origine et critiquant sévèrement l’esprit routinier et rétrograde des hauts fonctionnaires du Conseil d’État, l’arrogance de certains ministres, les préoccupations partisanes et électorales. Mais Maurice Thorez livra en conclusion la conception nouvelle : « Le fonctionnaire […] garanti dans ses droits, son avancement, et son traitement, conscient en même temps de sa responsabilité, considéré comme un homme et non comme un rouage impersonnel de la machine administrative. » 1
Lors de l’avènement de la Ve République, l’ordonnance du 4 février 1959 abrogea la loi du 19 octobre 1946, mais les dispositions essentielles du statut furent conservées si le nombre d’articles fut ramené de 145 à 57 en raison d’une nouvelle définition des champs respectifs de la loi et du décret dans la constitution. Le mouvement social de 1968 ne modifia pas ce dispositif statutaire, mais les fonctionnaires, qui participèrent activement au mouvement, bénéficièrent de retombées des évènements : la reconnaissance de la section syndicale d’entreprise par exemple. Une large concertation s’ouvrit ensuite sur des questions importantes qui déboucha sur des conclusions connues sous le nom de constat Oudinot. L’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République le 10 mai 1981 permit d’ouvrir un nouveau chantier statutaire.
Le président François Mitterrand ayant fait de la décentralisation l’une de ses priorités, il avait chargé son ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, maire de Marseille, d’élaborer un projet de loi sur le sujet. Nommé le 23 juin ministre délégué auprès du Premier ministre, chargé de la Fonction publique et des Réformes administratives, je m’aperçus rapidement que le projet n’envisageai pour les agents publics de l’administration territoriale qu’un renforcement des garanties figurant dans le Code des communes. Craignant la constitution, à côté de la fonction publique de l’État, fondée sur le système de la carrière, d’une fonction publique d’emploi liant celui-ci à la notion de métier, et par là présentant moins de garanties, je me suis rapidement opposé à ce projet qui risquait de précariser la fonction publique dans son ensemble, selon une règle que les économistes connaissent bien : « La mauvaise monnaie chasse la bonne. » Je souhaitais une unification statutaire globale au niveau des garanties de carrière prévues pour les fonctionnaires de l’État que je me proposais d’augmenter. Avant même l’arbitrage du Premier ministre, Pierre Mauroy, maire de Lille mais aussi ancien fonctionnaire et syndicaliste de la Fédération de l’Éducation nationale (FEN), j’intervins à l’Assemblée nationale le 27 juillet 1981, à la suite de la présentation par Gaston Defferre du projet de loi de décentralisation, en faveur de « la mise en place pour les personnels locaux d’un statut calqué sur celui de la fonction publique de l’État, c’est-à-dire sur le statut général des fonctionnaires »2. Olivier Schrameck, alors conseiller technique de Gaston Defferre, analysera plus tard : « Pour [Anicet Le Pors] la construction d’un nouveau statut général, qui constituait sa tâche essentielle, était l’occasion d’assurer l’unification de la fonction publique autour des principes qu’il avait proclamés. Jacobin de tempérament et tout particulièrement méfiant à l’égard des tentations clientélistes des élus, il n’était résolu à n’accorder à l’autonomie des collectivités locales que ce qui leur était constitutionnellement dû. Il voyait aussi, dans une nouvelle construction statutaire homogène, l’occasion d’étendre son influence et celle de son ministère […]. À l’occasion d’une communication en Conseil des ministres du 31 mars 1982, il avait d’ailleurs d’emblée fait adopter un cadre d’orientations générales qui portait fortement sa marque. »3
Après bien des péripéties, Pierre Mauroy arbitra en ce sens, ce qui provoqua le mécontentement de Gaston Defferre, qu’en politique chevronné il sut surmonter, mais aussi ce commentaire quelque peu désabusé d’Olivier Schrameck : « Et le dispositif cohérent mais complexe en définitive adopté d’une loi constituant, un socle commun partie intégrante des statuts des deux fonctions publiques différentes, dans l’attente de la fonction publique hospitalière, fut acquise par l’arbitrage du Premier ministre particulièrement sensible pour des raisons plus politiques qu’administratives à l’argumentation de [son ministre de la Fonction publique]. Ce compromis fut ainsi la traduction d’un rapport de force. »
Le statut unifié fut ainsi inauguré par une loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires suivie de trois lois concernant respectivement des fonctions publiques de l’État (loi du 11 janvier 1984), territoriale (loi du 26 janvier 1984) et hospitalière § loi du 8 janvier 1986) caractérisant une fonction publique « à trois versants ». Le nouveau statut intégra dans la loi des droits qui ne s’y trouvaient pas (droit de grève, liberté d’opinion, capacité de négociation des organisations syndicales, garantie de mobilité, droit à la formation permanente, etc.) et étendit considérablement son champ d’application à près de 5 millions de salariés à l’époque. Les organisations syndicales, après quelques hésitations pour certaines d’entre elles, soutinrent la réforme. Les associations d’élus étaient réservées voir hostiles craignant que ce statut ne limite leurs prérogatives. Au Parlement, l’opposition se découragea vite faute d’arguments.
François Mitterrand, qui ne s’intéressait guère à ces questions, sembla les découvrir sur le tard. Jacques Fournier, alors secrétaire général du gouvernement, le raconte : « Anicet Le Pors, lui, n’était plus au gouvernement, lorsque le président s’interrogea à haute voix, le 29 mai 1985, sur l’utilité de l’ensemble législatif concernant le statut de la Fonction publique dont il avait été l’artisan. Passait ce jour-là en Conseil des ministres le projet de loi sur la fonction publique hospitalière, dernier volet de cet ensemble. Le commentaire de Mitterrand est en demi-teinte. “L’adoption de ce texte s’inscrit dans la logique de ce que nous avons fait. À mon sens ce n’est pas ce que nous avons fait de mieux.”. Il évoque une “rigidité qui peut devenir insupportable” et des “solutions discutables”. “On ne peut plus recruter un fossoyeur dans une commune sans procéder à un concours”. “ Il est vrai que j’ai présidé moi-même à l’élaboration de ces lois. Peut-être n’ai-je pas été suffisamment informé. Tout ceci charge l’administration et conduit à la paralysie de l’État. Il reste que c’est la quatrième et la dernière partie d’un ensemble. Je ne suis par sûr, en définitive, que ces lois auront longue vie”. » 4 C’était il y a trente-trois ans…
À ce stade, il est utile de s’interroger sur les tendances lourdes qui, au-delà des circonstances contingeantes, expliquent l’état social actuel. Trois tendances peuvent, à mon sens, être distinguées.
En premier lieu, il s’agit de la sécularisation du pouvoir politique qui, au fil des huit siècles parcourus, a entraîné une autonomisation de l’appareil d’État et une forte expansion administrative. Ce mouvement peut être analysé comme le passage de l’hétéronomie à l’autonomie de la société théorisé par Marcel Gauchet, et qui se développe en ruptures et bipolarisations successives précédemment décrites de la distanciation Dieu-monarque à la dialectique anthropologique individu-genre humain de notre temps. Il nécessite des organisations de plus en plus complexes ayant recours aux technologies les plus avancées.
En deuxième lieu, on observe une socialisation des financements nécessaires pour garantir la cohésion sociale et répondre à des besoins fondamentaux devenus inéluctables. Cette évolution se mesure par la progression de la dépense sociale et des prélèvements obligatoires qui ne dépassaient pas 15 % du produit intérieur brut (PIB) en France avant la première guerre mondiale pour atteindre aujourd’hui 45 % et marqués par un « effet de cliquet » dont les gouvernements successifs n’ont su se défaire depuis quarante ans en dépit de leurs engagements. Cette socialisation se caractérise aussi par la part prise par l’emploi public dans la population active totale. Une récente étude de France Stratégie a montré qu’avec 89 agents publics pour 1 000 habitants, la France se situe en moyenne haute des dix-neuf pays développés comparés, mais nullement en position atypique5.
En troisième lieu, on observe sur le long terme une maturation et une affirmation de concepts concourant à la sécularisation et à la socialisation qui viennent d’être évoquées. L’intérêt général, catégorie éminente en France qui ne se réduit pas à la somme des intérêts particuliers, selon la conception courante dans les pays anglo-saxons, catégorie très contradictoire de forte densité politique. Le service public, que Montaigne évoquait déjà dans ses Essais en 1580, qui participe d’une tradition de notre pays et qui n’a cessé d’affirmer sa théorie. La fonction publique, dont l’histoire a été longuement retracée ci-dessus et dont il résulte qu’elle est le produit de deux lignes de forces antagoniques : d’une part, une conception autoritaire dominée par le principe hiérarchique qui débouche sur la conception du fonctionnaire-sujet, d’autre part, la conception démocratique, fondée sur la responsabilité de l’agent public et qui aboutit à la conception du fonctionnaire-citoyen retenue depuis 1946 comme on l’a vu.
Les thuriféraires du néolibéralisme font peu de cas de l’histoire. De même, leur exigence théorique et scientifique des fondements idéologiques des politiques publiques a moins d’importance que pour les tenants de services publics opérateurs de l’intérêt général. La « main invisible » n’est pas interpellée par le principe d’égalité, ce dont ne peut se dispenser la main visible. Si, à la fin du xixe siècle, l’École de Bordeaux du service public, réunissant des juristes de renom, impulsée par Léon Duguit, structure la théorie du service public, à la même époque s’élabore la théorie libérale néoclassique qui a aussi l’ambition de définir l’intérêt général hors même du champ politique. Mais elle n’est jamais parvenue qu’à la proposition d’un « optimum social » supposant un comportement rationnel d’acteurs économiques bien informés, poursuivant leur intérêt personnel dans des conditions de concurrence parfait, conditions jamais réalisées. Mais surtout, cette théorie réduit le citoyen à un acteur économique, producteur ou consommateur, et elle se révèle incapable d’intégrer les principales caractéristiques du monde réel : l’existence d’un État stratège, de biens indivisibles, de monopoles, d’une concurrence imparfaite, d’effets externes. Les tentatives d’ajustement ont donné lieu à une abondante production mathématique qui, devant les difficultés rencontrées, a prétendu légitimer une politique normative et dénonciatrice, de l’intervention excessive de l’État, de la propriété publique, des contraintes du Code du travail, du principe d’égalité, des statuts législatifs et réglementaires, etc. Théorie disqualifiée dans le monde tel qu’il va.
Le début des années 1980 apparaît comme un point haut de la sphère publique dans la société française, tant en ce qui concerne le secteur public entendu comme le champ de la propriété publique, le service public principalement mais non strictement et de moins en moins lié à la propriété publique (délégation de service public, externalisation, etc.), et la fonction publique, dont nous avons retracé l’édification, qui recouvre environ les quatre-cinquièmes du service public6. La loi de nationalisation du 11 février 1982 ajoute aux nationalisations de la Libération plusieurs grands groupes industriels, certains par appropriation totale, d’autres partiellement et une partie importante du secteur bancaire7. L’État et les autres collectivités publiques disposent de moyens d’expertise importants : Commissariat général du Plan, INSEE, Direction de la prévision, DATAR, etc. La loi de décentralisation du 2 mars 1982 est alors regardée comme un acte de profonde modernisation de l’aménagement du territoire. Enfin, la loi du 13 juillet 1983 relative aux droits et obligations des fonctionnaires, précédemment évoquée, outre l’approfondissement des garanties pour tous, place aussi sous statut législatif, au-delà des fonctionnaires de l’État, les agents publics des collectivités territoriales et des établissements publics hospitaliers et de recherche, faisant passer leurs effectifs totaux de 2,1 à 4,6 millions de fonctionnaires.
Cependant, la régression intervient très vite après le « tournant libéral » et se poursuit jusqu’à nos jours. Sous l’effet de vagues de privatisations successives (les plus importantes intervenant sous le gouvernement Jospin), le secteur public industriel et financier s’effondre des trois-quarts8. Les moyens d’expertise sont fortement affaiblis ou supprimés, remplacés par le recours à des « experts » privés et des opérations sans base scientifique ni concertation et visant exclusivement la réduction des dépenses publiques (LOLF, RGPP). Les réformes des collectivités territoriales des Actes II et III (se substituant à l’aménagement du territoire) provoquent une profonde déstabilisation des collectivités traditionnelles au bénéfice d’entités concentrant les moyens : intercommunalités et métropoles.
Il est clair, après l’orientation libérale choisie par François Mitterrand au printemps 1983, que la conception française du service public et la traduction juridique qu’en donne notamment le statut général des fonctionnaires, expriment une logique inacceptable dans un monde dominé au niveau mondial par quelques oligarchies financières qui s’efforcent de faire « ruisseler » leur idéologie libérale à tous niveaux quand bien même celle-ci est aujourd’hui disqualifiée théoriquement et contredite par le mouvement du monde. D’où la violence obstinée des agresseurs des initiatives de dé-marchandisation de la vie publique, des statuts législatifs ou réglementaires et tout spécialement du statut général des fonctionnaires, soit sous forme d’offensives brutales, soit par l’action de « transformations souterraines »9. Offensive rancunière, celle de la loi Galland du 13 juillet 1987, changeant pour le symbole de différenciation les corps des fonctionnaires territoriaux en cadres et rétablissant le système dit des « reçus-collés » dans la fonction publique territoriale10, nuisant ainsi à la comparabilité des fonctions publiques et, par là, à la mobilité des fonctionnaires, que le statut a érigé au rang de « garantie fondamentale »11. Faux-pas du Conseil d’État préconisant dans son rapport annuel de 2003 de faire du contrat une « source autonome du droit de la fonction publique ». Proclamation imprudente de Nicolas Sarkozy appelant en septembre 2007 à une « révolution culturelle » dans la fonction publique et disant son intention d’y promouvoir le « contrat de droit privé négocié de gré à gré », mais forcé d’y renoncer face à la crise financière de 2008, l’opinion publique reconnaissant que la France disposait d’un précieux atout anti-crise dans l’existence d’un important service public, efficace « amortisseur social ». Les attaques frontales ayant échoué, s’est développée une entreprise plus sournoise : d’une part l’expansion du paradigme de l’entreprise privée dans le service public sous la forme du New public management (NPM12), d’autre part un « mitage » du statut : 225 modifications législatives et plus de 300 modifications réglementaires en trente ans, la plupart des dénaturations, démontrant malgré tout, à la fois la solidarité et l’adaptabilité du statut. Aucune attaque frontale contre le statut n’est intervenue sous le quinquennat de François Mitterrand, qui a cependant manqué de courage en ne revenant pas sur les dénaturations commises par les gouvernements de droite, et d’ambition en ne mettant en place aucun chantier de modernisation de la fonction publique, si l’on excepte le rapport Pêcheur contenant des appréciations positives sur le statut, la loi de Marylise Lebranchu sur la déontologie et le rapport commandé par le Premier ministre Manuel Valls au Conseil économique social et environnemental (CESE) sur l’avenir de la fonction publique, en juillet 2016… à moins d’un an de l’échéance du quinquennat.
Au total, la régression néolibérale est incontestable, mais elle apparaît de portée limitée : un secteur public demeure important en France, la fonction publique n’a jamais été aussi nombreuse malgré les attentes, le statut général des fonctionnaires est toujours en place, les prélèvements obligatoires n’ont pas régressé, la libre administration des collectivités territoriale sdemeure vivace, l’attachement à la conception française du service public demeure une composante essentielle de la culture populaire. Il n’est au pouvoir d’aucun gouvernement d’inverser les trois tendances lourdes que révèle la rétrospective historique présentée. « On empêchera plutôt la Terre de tourner que l’homme de se socialiser », selon l’opinion de Pierre Teilhard de Chardin, paléontologue et jésuite, homme de science et prophète13.
Emmanuel Macron a été mandaté par les dominants de ce pays et au-delà : la finance internationale dont il émane, les cercles dirigeants de l’Union européenne, le MEDEF, la technocratie administrative, les flagorneurs du show business, la quasi-totalité des médias. Instruit et talentueux, dès avant son élection, il a pu dessiner une démarche confirmée depuis et que l’on a pu ainsi résumer : vénération de l’élite et mépris des travailleurs, mise au pas des collectivités territoriales, abaissement du Parlement, Gouvernement aux ordres, exécutif opaque et autoritaire14. À tous niveaux l’administration, à la disposition du Gouvernement selon la constitution, est concernée et la tentation de modeler la fonction publique selon les vœux du président est particulièrement forte. Emmanuel Macron a su tirer les enseignements des tentatives passées. La priorité donnée à la réforme du code du travail lui a permis de donner satisfaction au patronat, mais aussi de faire du contrat, et spécialement du contrat individuel privé d’entreprise, la référence sociale majeure susceptible d’être généralisée à l’ensemble des salariés des secteurs privé et public.
Pour autant il n’a pas cessé de marquer son intention de s’attaquer directement aux statuts des personnels du secteur public. Durant la campagne de l’élection présidentielle, il a notamment jugé le statut des fonctionnaires « inapproprié » et prévu la suppression de 120 000 emplois. Il a stigmatisé ceux qu’il a appelés les insiders15, selon lui des nantis. Dans un premier temps, il a souhaité développer sa stratégie progressivement. Le Premier ministre s’est tout d’abord adressé aux ministres par une lettre du 13 octobre 2017 pour leur annoncer la création d’un Comité Action Publique 2022 dit CAP 22, aux objectifs d’une grande généralité mais envisageant néanmoins « des transferts au secteur privé, voire des abandons de mission ». Ce CAP 22 était présenté comme la pièce maîtresse d’un ensemble complexe, véritable « usine à gaz » avec une succession de conseils interministériels, un forum en ligne, 21 domaines d’investigation et 5 chantiers transversaux, l’opacité du système devant attester le sérieux de la démarche. Les conclusions de ce dispositif étaient annoncées pour la fin mars 2018, mais elles étaient en réalité déjà arrêtées depuis des mois. Ce qui s’est trouvé vérifié par le Premier ministre : le 1er février, devant la multiplication de mouvements sociaux, il a soudainement livré certaines des décisions du pouvoir : plans de départs volontaires de fonctionnaires, recrutement accéléré de contractuels, rémunérations dites « au mérite » et en réalité discrétionnaires, multiplication des indicateurs individuels de résultat, etc. C’est le lancement de la croisade contre les statuts, à commencer par celui des cheminots en attendant de s’attaquer aux autres, et à la pièce maîtresse : le statut général des fonctionnaires16. Emmanuel Macron veut aller vite car il sait que le temps ne travaille pas pour lui.
Les dominants ont, malgré tout, cru pouvoir annoncer la victoire définitive du libéralisme, la fin de l’histoire, et consacrer l’horizon indépassable d’un capitalisme hégémonique sur la planète. Sauf que, en ce début de xxie siècle, le monde tel qu’il est ne dit pas cela. Comme sous l’effet d’une loi de nécessité, une socialisation objective se développe, quand bien même elle s’exprime dans des contextes capitalistes. Dans une crise qu’Edgard Morin analyse comme une « métamorphose » 17, des valeurs universelles émergent et s’affirment : les droits humains, la protection de l’écosystème mondial, l’accès aux ressources naturelles indispensables, le droit au développement, la mobilité des personnes, le devoir d’hospitalité, la sécurité ; d’autres sont en gestation qui exacerbent les contradictions entre le vieux monde et ce qui advient. La mondialisation n’est pas seulement celle du capital, elle touche toutes les formes d’échange et d’hominisation : révolution informationnelle, coopérations administratives et scientifiques, conclusion de conventions internationales, foisonnement de créations culturelles. Bref, ce siècle promet d’être celui des interdépendances, des interconnections, des coopérations, des solidarités, toutes formules qui se condensent en France dans le concept de service public. Contrairement aux espoirs et aux proclamations des propagandistes du libéralisme, le xxie siècle pourrait bien, in fine, s’affirmer comme l’« âge d’or » du service public18.
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* Ministre de la Fonction publique et des réformes administratives (1981-1984), conseiller d’État honoraire.
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1. Cité par René Bidouze, Les Fonctionnaires, sujets ou citoyens ?, Éditions sociales, 1979.
2. JO des débats de l’Assemblée nationale, 28 juillet 1981, p. 321-322.
3. Olivier Schrameck, La Fonction publique territoriale, Paris, Dalloz, 1995. Olivier Schrameck est aujourd’hui président du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA).
4. Jacques Fournier, Itinéraire d’un fonctionnaire engagé, Paris, Dalloz, 2008.
5. Loin derrière les pays scandinaves, autour de 150/1 000, devant le Canada, juste devant le Royaume-Uni et les États Unis, France Stratégie, « Tableau de bord de l’emploi public », décembre 2017.
6. Rappelons la situation singulière de la France à cette époque : François Mitterrand est élu en 1981 sur une option volontariste de gauche, alors que le choix du libéralisme est celui de la Grande-Bretagne avec Margaret Thatcher en 1979, des États-Unis avec Ronald Reagan en 1980 et sera celui de l’Allemagne avec Helmut Kohl en 1982.
7. Sont nationalisés les groupes industriels suivants : Thomson, Saint-Gobain, Usinor et Sacilor, Ugine Kuhlman, Suez ; une quarantaine de banques et holdings financiers. L’indemnisation s’est élevée à 39 milliards de francs. En 1983, un salarié sur quatre travaille dans le secteur public.
8. « Tableaux de l’économie française », INSEE, 2018.
9. Christian Vigouroux, « Trente ans après la loi du 13 juillet 1983 », AFJA n° 21, 17 juin 2013.
10. Système dans lequel les résultats d’un concours sont proclamés non par ordre de mérite mais par ordre alphabétique ce qui est contraire au critère du mérite dans l’accès aux emplois publics et favorise le clientélisme, les plus méritants pouvant ne jamais être nommés.
11. C’est l’article 14 du Titre 1er du statut général des fonctionnaires, loi n° 83-634 du 13 juillet 1983, qui reconnaît la mobilité comme « garantie fondamentale » du fonctionnaire. C’est l’un des nombreux points sur lesquels est délibérément entretenue une confusion entre le statut et la gestion. La mobilité est une garantie statutaire mais sa mise en œuvre est sous la responsabilité des autorités administratives qui préfèrent parfois mettre en cause une soi-disant rigidité du statut plutôt que de reconnaître leur refus, leur manque de volonté ou le défaut de moyens.
12. Le Nouveau management public (NMP) a pour effet de privilégier le métier (caractéristique du système de l’emploi) contre la fonction, le contrat contre la loi, la performance individuelle contre l’efficacité sociale du collectif de travail.
13. Cité par Gérard Donnadieu, Comprendre Teilhard de Chardin, Saint Léger Productions.
14. Anicet Le Pors, « Emmanuel Macron : cet homme est dangereux, Médiapart, 5 mai 2017.
15. Le Point, 31 août 2017.
16. Anicet Le Pors, « Les fonctionnaires, voilà l’ennemi », Monde diplomatique, avril 2018.
17. EdgardMorin, « L’idée de métamorphose, dit qu’au fond tout doit changer », l’Humanité, 19 juillet 2013. Dans le même esprit, Anicet Le Pors, Pendant la mue le serpent est aveugle, Albin Michel, 1993.
18. Gérard Aschieri et Anicet Le Poirs, La Fonction publique du xxie siècle, Éditions de l’Atelier, 2015.
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