Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

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Vaincre Macron, de Bernard Friot (La Dispute, Paris, 2017, 132 p.)

La parution de Vaincre Macron, le dernier ouvrage de Bernard Friot, est une occasion de revenir sur le travail de cet auteur, qui se réclame du communisme et de l’ambition d’une transformation révolutionnaire de la société, et dont les propositions ont fait l’objet d’une promotion active en diverses occasions récentes pour les opposer à celles du PCF, et aussi de beaucoup de critiques1. Cet ouvrage se présente comme une synthèse des analyses et propositions de l’auteur, spécialiste de la Sécurité sociale et de son histoire. Sa référence à l’actuel président de la République exprime la conviction que résister efficacement à la démolition aujourd’hui engagée de notre système social exigera de dépasser les insuffisances qui ont mené à l’échec les politiques de gauche des dernières décennies. « Passer d’une lutte pour la répartition à une lutte pour la production » : c’est ce qu’il annonce comme « la thèse essentielle de cet ouvrage » et on ne saurait trop l’en approuver !

Pourtant, on ne trouve pas trace dans l’ouvrage d’une analyse des contradictions du capitalisme financiarisé et mondialisé contemporain, des spécificités de la crise qu’il connaît, ni des luttes concrètes qui pourraient s’appuyer sur ces contradictions pour créer les conditions d’un dépassement de ce système, jusqu’à la construction d’une nouvelle civilisation, émancipée de la dictature du taux de profit et des fléaux du salariat capitaliste.

Pour mieux comprendre, il convient de dépasser l’impression étrange que donne le mot d’ordre, cher à Bernard Friot, de l’instauration d’un « salaire à vie » – celle d’un Spartacus qui écrirait sur ses drapeaux « l’esclavage, c’est la liberté » – et d’examiner plus précisément ce qui inspire les propositions de l’auteur.

Une façon de résumer le propos du livre pourrait consister à dire que Bernard Friot préconise de généraliser à l’ensemble de l’économie des institutions présentes au sein même du capitalisme contemporain depuis les lendemains de la Deuxième guerre mondiale, qu’il interprète comme du « communisme déjà là ». La Sécurité sociale, le statut des fonctionnaires et les conventions collectives des branches du secteur privé où le mouvement syndical exerce la plus forte influence auraient, dès le milieu du XXe siècle, émancipé du capital une partie des salariés en fondant leur rémunération, non sur l’emploi occupé à tel ou tel moment, mais sur la reconnaissance d’une qualification personnelle. S’il se fixait pour but la généralisation de ce régime à tous les salariés et à toute la population âgée de plus de 18 ans, le mouvement ouvrier – principalement les organisations auxquelles l’auteur souligne son attachement, le PCF et la CGT – retrouverait l’efficacité dont il a fait preuve lorsqu’avec Ambroise Croizat et Maurice Thorez il a fondé la Sécurité sociale et le statut des fonctionnaires, attaqués avec de plus en plus de violence depuis les années 1980 et exposés à une menace sans précédent par la politique de Macron.

Ce récit mériterait sans doute une discussion historique dans laquelle on ne s’engagera pas ici. On se contentera d’observer que les réformes révolutionnaires de la Libération s’inscrivent très profondément dans l’histoire longue du capitalisme et de ses transformations. Elles ont fait partie de la réponse apportée à la crise de ce système qui a précédé la Deuxième guerre mondiale, et qui présente une caractéristique absente du propos de Bernard Friot. Ces réformes font en effet partie d’une modification d’ensemble de la régulation du système capitaliste, dont on retrouve la réalisation non seulement en France mais dans tous les pays industrialisés. L’extension des systèmes de protection sociale et l’instauration de règles salariales traduisant des compromis plus favorables aux travailleurs n’ont pas mis fin au capitalisme. Elles n’ont pas émancipé les salariés de la précarité intrinsèque du contrat de travail, ni de la subordination qu’il instaure vis-à-vis d’un employeur et des moyens de production qu’il possède. Mais elles ont participé à une modification profonde des conditions de mise en valeur du capital. Elles sont en effet allées de pair avec l’extension de l’intervention publique dans la production – les public utilities américaines, les nationalisations et la planification à la française – et dans le financement – l’étatisation des banques centrales et, en France, la nationalisation des grandes banques de dépôt. Il s’agissait fondamentalement de répondre à la suraccumulation de capital qui, au lendemain de la Première guerre mondiale, avait conduit à la crise, et de créer les conditions d’une remontée des taux de profit privés par une mise en valeur de capital public avec un taux réduit – sa dévalorisation, pour reprendre l’expression adoptée par Paul Boccara à la suite de Marx. Il s’agit donc d’un phénomène beaucoup plus complexe et contradictoire qu’une supposée introduction d’éléments de communisme fonctionnant comme tels au sein du mode de production capitaliste. Il s’agit plutôt d’une réponse provisoire aux contradictions de ce système, imposée par l’avancée révolutionnaire du mouvement social à la Libération mais qui a conduit à un approfondissement de ces contradictions. Au bout d’une vingtaine d’années, les mécanismes qui définissaient ce capitalisme monopoliste d’État social sont entrés eux-mêmes dans une crise qui s’est manifestée par l’impuissance des interventions publiques, dans tous les pays industrialisés, à relancer la croissance et à faire reculer le chômage. C’est bien pourquoi l’issue et la riposte aux politiques actuelles ne peut pas seulement consister en un retour au programme du Conseil national de la Résistance et aux institutions mises en place à la Libération. Il s’agit aujourd’hui de porter atteinte encore plus profondément à la régulation du capitalisme, avec les prémisses d’un dépassement de l’économie de marché elle-même. La révolution informationnelle, par laquelle le traitement des informations devient prédominant jusque dans la production matérielle, fait partie des transformations de notre civilisation qui nous y obligent, et elle peut nous le permettre en rendant immédiatement concrètes les possibilités de réalisation d’un principe de partage des informations, des coûts et des pouvoirs, qui serait au communisme ce que l’appropriation privée des moyens de production a été aux civilisations qui l’ont précédé.

De ce point de vue, la revendication d’une « redéfinition par les travailleurs de leur propre valeur », dont Bernard Friot fait l’essence d’un processus révolutionnaire, est particulièrement mal ciblée. La valeur – telle que Marx la dégage de son analyse minutieuse des contradictions de la marchandise – est ce qui rend comparables des produits du travail humain, et qui leur permet de s’échanger entre eux bien qu’ils diffèrent du tout au tout les uns des autres par leurs usages. La valeur abstraite n’a pas d’existence en-dehors des marchandises concrètes dont elle règle la valeur d’échange (avec laquelle elle ne doit pas être confondue). En ce sens, dépasser le marché des produits, et avec lui le capitalisme, c’est dépasser la notion même de valeur.

En attendant que ce processus soit parvenu à son terme, reconnaître un potentiel de création de valeur à des individus indépendamment de leur participation effective à un processus de production de marchandises concrètes (sous forme de biens ou de services) ne dit rien des conditions dans lesquels ce potentiel sera ou non réalisé. Deux situations doivent donc être distinguées. S’il n’y a pas de production de marchandises, il n’y a pas de valeur. Si, en revanche, par un contrat conclu sur le marché du travail, un individu met sa force de travail à disposition d’un employeur contre rémunération en argent, il devient l’objet de l’exploitation capitaliste, quelles que soient les modalités juridiques du contrat et les limites à l’arbitraire patronal que les luttes sociales ont pu inscrire dans le droit du travail.

Accepter que la situation des individus dans la société soit définie par leur capacité à créer de la valeur ne constitue donc en rien un dépassement du capitalisme, c’est même tout le contraire. La reconnaissance en comptabilité nationale de la capacité des fonctionnaires à créer de la valeur ajoutée, invoquée par Bernard Friot pour soutenir le contraire, témoigne en réalité de la place majeure prise par les services publics dans les processus de production mais signifie aussi que dans notre société toute activité économique a tendance à être mesurée dans les termes de l’économie de marché, même lorsqu’elle ne crée pas de valeur marchande.

On touche là une incohérence, souvent relevée, du système de Friot. Si les retraites et autres prestations sociales sont payées par un prélèvement sur la valeur créée par les travailleurs qui occupent un emploi, c’est que les autres membres de la société ne créent pas de valeur, quelle que soit l’utilité personnelle ou sociale des activités auxquelles ils peuvent consacrer leur temps.

Bernard Friot pourrait répondre que son système redeviendrait cohérent s’il faisait l’objet d’une application intégrale. Plus précisément, il propose de remplacer la « propriété lucrative » associée à l’exploitation des travailleurs par une propriété collective et de financer les investissements « par la subvention » elle-même financée par des cotisations, et non plus par le crédit. Il fait même de l’instauration de ce régime de propriété une condition préalable à toute véritable satisfaction des revendications sociales en matière de lutte contre le chômage, de salaires, de conditions de travail.

Le processus qu’il préconise peut être traduit dans les termes macroéconomique suivants : la valeur ajoutée créée dans chaque entreprise se décompose en trois. Une partie est versée sous forme de salaire aux salariés de l’entreprise. Une deuxième partie sert à verser un « salaire à vie » aux membres de la population, âgés de plus de 18 ans2, qui n’occupent pas un emploi salarié. Une troisième partie, baptisée elle aussi cotisation, constitue, si on comprend bien, une épargne collective qui peut être affectée à des investissements décidés sur la base des pouvoirs exercés par les travailleurs dans leurs entreprises (« les travailleurs utilisant cet outil doivent être les seuls à décider de l’affectation de l’autofinancement à tel outil nouveau, du contenu des projets d’investissement à soumettre aux caisses qui les subventionneront », p. 110).

Remarquons que ce partage de la valeur ajoutée, censé supprimer les profits, conduit Bernard Friot à changer la nature de la « cotisation » puisqu’elle serait alors assise sur la valeur ajoutée et non plus sur les salaires. Cela paraît contradictoire avec l’idée, souvent exprimée par l’auteur, que les prestations sociales seraient du salaire. L’ouvrage de Bernard Friot ne fournit aucun éclaircissement sur ce point ; on aurait pu s’attendre à ce qu’il précise que dans son système le salaire et la valeur ajoutée deviennent une seule et même chose ; peut-être évite-t-il cette explication pour ne pas s’attirer la réponse que Marx adressait dans la Critique du programme de Gotha aux socialistes influencés par Proudhon ou Lassalle qui revendiquaient que « le fruit intégral du travail » revienne aux travailleurs.

Remarquons ensuite que la fonction de coordination des choix de production et des investissements, censée opérée par le marché en régime capitaliste, et par un organisme centralisé dans le régime soviétique, serait, ici, remplie par les « caisses d’investissement » distinctes des caisses de salaires mais qui prélèveraient, elles aussi, des cotisations assises sur la valeur ajoutée. On distingue mal comment ce pouvoir se concilierait avec celui des « travailleurs » dans chaque entreprise. Et surtout, le système de Bernard Friot ne comporte aucun critère – antagonique à celui de la rentabilité du capital – susceptible de guider la mise en cohérence de ces choix de gestion. C’est une faiblesse commune de ce système avec le système soviétique et c’est une conséquence logique de la conception selon laquelle la « valeur » pourrait être définie discrétionnairement, indépendamment de la participation de la force de travail à des processus de production concrets.

Bernard Friot ne définit pas non plus les modalités de l’affectation de l’épargne privée, c’est-à-dire de la partie de leur revenu que les titulaires du « salaire à vie » décideraient de ne pas consommer : affectation exclusive aux investissements des ménages (on pense par exemple aux logements, dans l’hypothèse où ceux-ci ne feraient pas l’objet d’une propriété collective) ? Recyclage vers des investissements productifs ? Cette dernière option paraît exclue en l’absence de système bancaire.

Bernard Friot prétend en effet que le financement des investissements par « subvention » permet de se passer de crédit.

Or, tout élargissement de la production (et, en particulier, toute opération d’investissement) suppose une avance préalable de fonds en argent, par création monétaire. L’épargne (transformée en « subvention » dans le système de Friot) n’est pas la condition de l’investissement, elle est une partie de la valeur créée par la dépense de travail humain, rendue possible par un investissement antérieur et par son financement préalable. Confronté à cette objection, Bernard Friot en vient alors à indiquer que les « caisses d’investissements » doivent opérer une création monétaire « sous régulation de la Banque centrale… pour subventionner au-delà de ce qu’elles avaient en caisse ». On aimerait savoir en quoi consiste cette monnaie créée « sous régulation de la banque centrale ». On imagine qu’il s’agirait d’avoirs en compte mais dans quelles institutions ? Dans les banques, dont Bernard Friot ne veut pas qu’elles fassent de crédit ? Dans les « caisses d’investissement » qui seraient alors des sortes de banques ? On ne peut échapper à l’impression que l’auteur croit, à tort, à une différence de nature entre le crédit bancaire et la création monétaire telle que la pratiquent les banques centrales. En réalité, il s’agit dans les deux cas de mettre en circulation des signes qui ne sont acceptés comme moyens de paiement que pour autant que les agents économiques considèrent qu’ils représentent des richesses réelles. Le problème posé par l’attribution d’un crédit à une entreprise ou à une collectivité publique n’est donc pas qu’il constitue une dette pour l’emprunteur mais de savoir s’il donnera lieu, dans l’avenir, à une création de valeur suffisante, à travers l’exercice d’une force de travail humaine dans des opérations concrètes de production, pour équilibrer les dépenses réalisées avec les signes monétaires mis en circulation.

Sur ce point, on doit souligner que l’affirmation de Bernard Friot selon laquelle les progrès révolutionnaires apportés par la création de la Sécurité sociale auraient eu lieu « sans employeurs, sans actionnaires et sans prêteurs » est évidemment fausse. Toute l’histoire économique de la IVe République est l’histoire de l’endettement public. « Les besoins de financements publics sont considérables au lendemain de la guerre, et le volume de la dette publique augmente mécaniquement… En 1955, le Trésor est le premier collecteur de fonds [sur le marché financier] avec 695 milliards de F. collectés contre 617 pour le secteur bancaire. » 3 La création monétaire tient la première place dans ce financement, à travers, en particulier, le dispositif des planchers de bons du Trésor imposés aux banques. C’est cet endettement qui a permis les investissements publics caractéristiques de l’époque dans le domaine des transports, de l’éducation, de la santé… Il n’a pas gonflé démesurément en proportion du PIB, comme c’est le cas aujourd’hui, parce qu’en période d’essor de l’accumulation capitaliste ces investissements ont été plus efficaces qu’aujourd’hui dans la création de valeur ajoutée. C’est cela qui a permis à la fois le remboursement des emprunts contractés et un certain développement des services publics et de la Sécurité sociale. C’est lorsque ce régime de capitalisme monopoliste d’État social est entré en crise, à partir du milieu des années soixante, qu’il n’a plus été capable de restaurer la rentabilité des capitaux les plus puissants qu’en s’attachant à démanteler les institutions qui, à la Libération, étaient allées jusqu’à certaines formes de remise en cause du taux de profit comme régulateur de l’économie.

Cette analyse marxiste du capitalisme comme un système, avec sa structure, ses opérations, sa régulation et ses contradictions, échappe à Bernard Friot parce qu’il s’en tient, comme beaucoup de ses prédécesseurs, à une condamnation morale du « lucre » et du crédit.

Une conclusion, qui pourra paraître un peu sévère, de cet examen des propositions contenues dans Vaincre Macron pourrait consister à dire qu’elles proposent d’ériger en modèle absolu les compromis sociaux du capitalisme monopoliste d’État, dans la tradition social-démocrate, au moment même où la crise de ce modèle permet à un Emmanuel Macron de s’attaquer à sa liquidation au nom d’une prétendue modernité. Les vues théoriques de Bernard Friot pourraient ainsi être caractérisées comme la résurgence d’un socialisme utopique, anti-marxiste, personnalisé par les figures de Proudhon ou de Weitling dans le film de Raoul Peck Le jeune Marx.

Le système de Friot a en commun avec ces stades dépassés de la pensée socialiste un mépris, déjà réfuté par les auteurs du Manifeste communiste, des luttes sociales et politiques visant à dépasser par étapes l’état de choses existant et à lui substituer une nouvelle civilisation. Symptomatique de cette attitude est son affirmation que la création de la Sécurité sociale aurait été réalisée « dans des conditions très défavorables » du fait qu’elle aurait été combattue avec acharnement par le patronat et la bourgeoisie ; mais quelle conquête sociale n’a pas été en butte à un tel acharnement ? Ce qui fait la différence – et ce dont Bernard Friot ne dit pas un mot – c’est la puissance du mouvement social à la Libération (les six millions d’adhérents de la CGT réunifiée, l’influence électorale du PCF), sans parler du contexte où le pays des Soviets s’affirmait – malgré les vices profonds de son modèle politique, économique et social dont on ne prit vraiment conscience que plus tard – comme la deuxième puissance mondiale, aux côtés des forces cherchant à tenir tête à l’impérialisme américain.

Une conclusion plus positive consisterait à remarquer que les propositions du Parti communiste permettent de répondre aux objectifs sociaux dont Bernard Friot se réclame – continuité tout au long de la vie d’un revenu prenant en compte les qualifications des travailleurs, émancipation vis-à-vis de la précarité du marché du travail capitaliste et vis-à-vis des marchés financiers – tout en énonçant concrètement les moyens (la prise de pouvoirs sur le crédit bancaire, en particulier) et les étapes (la construction progressive d’une sécurité d’emploi et de formation) qui permettraient d’y parvenir à travers la construction de rapports de forces dans les luttes sociales et dans les institutions. Hâtons-nous donc de construire ces rapports de forces en nous servant de ces propositions, quelles que soient les tentatives de diversion qui leur sont opposées.

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1. Le dernier numéro de la Lettre du RAPSE (http://www.economie-politique.org/sites/default/files/lettre_rapse148.pdf) réunit plusieurs de ces critiques.

2. Pour justifier cette condition, il faudrait expliquer en quoi une même activité (la pêche à la ligne, par exemple) « crée de la valeur » ou non selon qu'elle est exercée par un retraité, par exemple, ou par un enfant.

3. Laure Quennouelle-Corre, « Dette publique et marchés de capitaux au xxe siècle : le poids de l'État dans le système financier français » in Jean-Yves Grenier (dir.), La dette publique dans l’histoire, « Les Journées du Centre de Recherches Historiques », Institut de la gestion publique et du développement économique, 2013.

 

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