Economie et Politique - Revue marxiste d'économie

Economie et Politique - Revue marxiste d'économie
Accueil
 
 
 
 

Critique des théories de la régulation salariale - Retour sur les analyses de Paul Boccara

Un premier article a analysé l’anthroponomie de Paul Boccara1. Je reviens maintenant sur sa démarche critique, au sens où Marx développa une « critique » de l’économie politique anglaise ; il s’agit surtout ici d’une approche « critique » des théories de la régulation économique dite « salariale ». La critique peut alors signifier destruction, négation du fondement de la théorie adverse, mais en même temps elle est toujours chez Boccara conservation et dépassement (le haufheben hégélien) des noyaux de vérité ; ainsi la description de la lutte des classes, au bénéfice de la classe dominante n’est pas une vérité absolue, mais une vérité partielle, face à l’autre vérité, les luttes et les mobilisations collectives pour une autre politique économique. Peut-on dire par exemple que la lutte des classes ne serait pas la contradiction « essentielle », le fondement de la crise du CME (Capitalisme monopoliste d’état) ? Ce n’est pas une contradiction « secondaire » ou phénoménale, au sens philosophique du terme. C’est une réalité sociologique et une réalité symbolique. La lutte des classes est certes une réalité concrète que nous vivons, que d’autre périodes historiques ont vécues, comme le proclame le Manifeste communiste en 1848. Mais la réalité globale c’est l’articulation de deux : les médiations politiques, idéologiques, juridiques vont nous amener à préciser le contexte précis de cette lutte des classes et le décalage entre une réalité objective sociologique et une « réalité » symbolique, idéale.

Bien sûr subsiste l’énorme difficulté pour les militants, les intellectuels, comme pour tous les citoyens avides de justice sociale et de démocratie, à comprendre et s’approprier le fondement des hypothèse de Paul. Avec notamment l’idée que tous les salariés sont capables d’intervenir eux-mêmes dans la gestion économique comme dans les enjeux politiques. C’est l’idée transmise par toute l’histoire du mouvement ouvrier mondial, que l’émancipation de la classe ouvrière, l’affranchissement de la servitude intellectuelle doivent être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.

Nombre de ces citoyens « assujettis » sont aujourd’hui diplômés, capables d’une réflexion poussée sur les « techniques » de la comptabilité et de la gestion. Le véritable problème, c’est que même les salariés les plus qualifiés sont victimes, comme les couches populaires, d’un véritable blocage idéologique à l’égard de l’idée d’intervenir dans la gestion, domaine spontanément jugé hors de leur responsabilité, hors de leur culture de salariés. Même à l’époque où, en France, une représentation « populaire » de la classe ouvrière était relativement hégémonique chez les électeurs ouvriers et employés, elle renvoyait à une vision très pragmatique de l’appartenance de classe. Meilleurs spécialistes de l’évolution électorale de l’identité classe ouvrière tout au long des années 5O aux années 2000, Michel Simon et Guy Michelat souligneront le décalage entre la visée messianique du communisme idéal et leur représentation « pragmatique » de l’état réel des pays dits communistes chez les électeurs communistes

Si d’ailleurs on consulte les diverses approches se réclamant du marxisme, une bonne partie des premiers partisans de l’école française de la régulation salariale, se réclamaient du marxisme. Et pourtant on rencontre au niveau de l’horizon théorique de cette école, le même blocage à l’égard de l’enjeu politique des nouveaux critères de gestion fondés sur une économie prioritaire du travail mort, du capital matériel et financier.

La théorie de la régulation salariale est considérée, à la fin des années 1970-1980, comme très influencée par la théorie du CME et se positionne alors comme une variante marxiste de la théorie de la suraccumulation ; du moins son chef de file Michel Aglietta. En réalité, si l’on y regarde de près, l’argumentaire marxiste est centré sur l’analyse de l’extraction de la plus-value, la plus-value relative, la transformation de la plus-value en capital, soit la problématique du livre I du Capital ; sans vraiment aborder la contradiction centrale entre le travail vivant et le travail mort, le rapport capital constant/capital variable. Certes Michel Aglietta 2 parle de « suraccumulation » du capital, mais jamais de dévalorisation structurelle du capital, La dévalorisation structurelle du capital n’est pas saisie comme un moment essentiel de l’analyse marxiste de l’État, comme le fondement de l’essor des services publics et d’une nouvelle phase du capitalisme. Très significativement, l’école de la régulation salariale fait du machinisme et de la révolution industrielle les « mutations » fondamentales du capitalisme contemporain.

La théorie de « l’accumulation intensive » se présente comme une alternative aux hypothèses de Boccara sur la suraccumulation-dévalorisation du capital ; elle est directement branchée sur les théories sociologiques de la tendance mondiale à l’intensification du travail vivant. Le rapport de force entre la classe ouvrière et le capital pour la répartition de la plus-value globale serait l’enjeu central de la théorie de la régulation salariale. Au plus près donc des perceptions vécues directement par les salariés dans leur entreprise, cette théorie de la régulation contraste fortement avec la conception du CME (capitalisme Monopoliste d’État) considérée comme abstraite, loin du vécu des gens, même si la revue Économie et Politique connaît un succès important durant la période du programme commun 3.

Paul Boccara concentrera tous ses efforts à contrer la conception capitaliste de la productivité apparente du travail, pour faire émerger un nouveau type de productivité, les potentialités transformatrices d’économies sur le capital constant, dans une conception renouvelée de la productivité globale, du travail vivant et du capital (du travail mort). La problématique de l’école de la régulation salariale restera centrée sur la productivité du travail vivant et l’issue (capitaliste) à la crise de la consommation de masse, simple doublet de la production de masse.

On peut retenir quatre grandes critiques de l’école de la régulation salariale :

a. L’oubli du travail mort ; Économiser prioritairement les machines et le capital spéculatif, développer prioritairement le travail vivant, humain.

b. La Régulation salariale « institutionnelle ; une sous-estimation systématique des conflits sociaux.

c. Une consommation réduite à la consommation de masse.

d. Le mythe du taylorisme-fordisme.

L’oubli du travail mort

On assiste à une sous-estimation systématique des mutations structurelles introduites dans le système capitaliste par la révolution informationnelle : c’est l’oubli du travail mort. L’analyse de la « productivité » se limite à l’intensification du travail à travers le concept de plus-value relative et de « machinisme ; la machine-outil diminue le temps consacré à produire ; c’est au centre de la dénonciation du travail à la chaîne, et des « souffrances au travail » des OS, traités comme des objets dominés par les machines devenues « sujets du procès de travail ». Mais le travail à la chaîne ne concerne qu’une minorité des travailleurs dans la grande industrie et les services, alors même que dans les années 1970 il monopolise l’économie et la sociologie du travail.

Paul Boccara mettra lui au contraire l’accent sur les économies possibles du travail mort, du capital matériel et financier. Mais on voit bien ici que les blocages de la recherche académique sur la théorie de la suraccumulation-dévalorisation du capital, sur la baisse du rapport valeur ajoutée sur capital constant (VA/C) rejoignent les blocages à la base, dans les entreprises et la cité, sur le « tabou de la gestion ».

La non-motivation des ouvriers à l’égard des luttes pour une autre gestion, leur indifférence à l’égard des problèmes de gestion économique est indiscutable ; elle marque en réalité ce que des sociologues n’ont pas hésiter à appeler leur « servitude volontaire » à l’égard de l’idéologie managériale. Contrairement au mythe des années 1970, d’une hégémonie égalitariste dans les usines taylorisées, l’opposition à l’organisation hiérarchique dans l’entreprise et aux « petits chefs » n’aura qu’un temps, vite contrée par une aspiration massive des nouveaux OS à la promotion professionnelle et aux augmentations des salaires, pour accéder au plus vite à la consommation de masse, quitte à accepter la course à l’intensification du travail. C’est la leçon des grèves ouvrières de l’automne chaud italien (1979) qui a dressé les ouvriers qualifiés, les employés de bureau, les contremaîtres contre les délégués ouvriers.

Après l’échec des révoltes ouvrières des années 1968-1970, la chape de plomb de l’idéologie néolibérale, occultera la conscience de classe au profit du faux concept de classes moyennes des années de crise : les in et les out, les précaires et les gagneurs, etc.

L’institutionnalisation des conflits sociaux

Elle reposerait sur des « compromis salariaux » successifs qui gomment les références initiales aux différents modes d’exploitation et d’extraction de la plus-value. Cette régulation privilégie les « arbitrages institutionnalisés » entre le capital et le travail et les correspondances entre « normes de production » et « normes de consommation ». La complexité des rapports contradictoires entre forces productives et rapports de production fait place dans la théorie de la régulation salariale à une mise en rapport entre « dynamique du capital », « nouvelles donnes technologiques » et « formes institutionnelles constituées » qui jouent plus ou moins le rôle de frein. C’est le « compromis capital-travail » qui assure le couplage entre la croissance de la production et l’extension de la consommation, les luttes de classe devenant de simples luttes de classement 4, autrement dit des luttes hiérarchiques.

On notera ici les liens très forts qui unissent la sociologie « classique » du travail à une théorie de la régulation salariale de plus en plus centrée sur l’étude des formes de compromis et d’intégration capital-travail. Il n’y avait pas place alors pour ce que nous avons appelé une « sociologie du capital ». La « sociologie économique » et la « sociologie de la gestion » viendront plus tard. Mais la description des institutions économiques, l’articulation plus visible entre économie et sociologie du travail, avec le rôle décisif accordé aux normes de consommation, à l’organisation du travail, ne changeront pas fondamentalement le rapport de force entre le social et l’économique dans le gouvernement de l’entreprise capitaliste.

Le désintérêt quasi total des théories de la régulation salariale pour la crise d’efficacité du capital, et donc pour sa mesure statistique macro-économique (le ratio Valeur ajoutée sur Capital avancé), va de pair avec son désintérêt, dans le domaine micro-économique, pour l’étude des contradictions entre rentabilité et efficacité de l’entreprise. Sur ce plan aussi la théorie économique de la régulation salariale rejoint parfaitement la sociologie classique du travail.

Le développement des services

Le développement des services, et notamment des services publics, durant les trente années de croissance, est négligé par la théorie de la régulation. P Boccara va confronter ce point aveugle de la théorie de la régulation salariale à deux conséquences majeures :

– une incapacité à expliquer la croissance très rapide des activités de traitement de l’information et des relations de service, notamment des services collectifs publics (santé, éducation, administration) ;

– une approche tout à fait marginale de la nouvelle révolution sociotechnique qui commence au tournant de la deuxième guerre mondiale, la Révolution informationnelle.

Consommation de masse ou consommation « informationnelle » ?

Contrairement au mythe de l’évolution linéaire, fatale vers une » consommation de masse », Boccara a bien mis en valeur le double mouvement contradictoire de la consommation de masse et de la « consommation » informationnelle, non marchande, définie par le principe du partage des informations. L’école de la régulation salariale reste majoritairement fataliste vis-à-vis de la « consommation de masse » supposée dominer les rapports sociaux dans l’entreprise ; ce qui aboutirait à la tendance à la monopolisation des moyens de consommation collective, à l’émergence d’énormes conglomérats financiers qui poussent à la standardisation, à l’appauvrissement, et finalement au vide, à l’épuisement de l’imaginaire ; on a d’un côté la défense forcenée de la propriété privée des logiciels, et de l’autre le développement des logiciels libres, du partage, de la coproduction, de la propriété commune, du libre accès.

Si d’autre part, on prend au sérieux les modifications structurelles introduites dans le fonctionnement du capitalisme développé par la révolution informationnelle, la progression énorme des dépenses publiques et en général des dépenses pour la création des services collectifs de re-génération humaine, on s’aperçoit que la crise économique apparue depuis la fin des années 1960 et qui dure ad infinitum pour le moment, ne pourra pas être résolue par une nouvelle « organisation du travail » ou un nouvel effort d’extraction de la plus-value relative. L’intensification, l’hyperflexibilisation du travail, la précarisation généralisée, institutionnalisée, ne sont pas suffisantes ; des dépenses marginales pour le capitalisme industriel sont devenues des dépenses nécessaires pour le développement du capitalisme informationnelle fait de ne pouvoir clairement identifier la nature de ces dépenses renvoie au rapport capital constant/capital variable : les dépenses pour la formation, pour la santé, peuvent-elles continuer à être traitées comme des dépenses de consommation, de reproduction de la force de travail, alors qu’elles fonctionnent comme des capitaux mis en valeur ? comme des investissements ?, alors qu’il s’agit en réalité de frais fixes, de « stocks partagés ».

Le mythe du « Taylorisme-fordisme ».

Boccara souligne bien à cet égard la nouveauté fondamentale de la nouvelle révolution technologique : au lieu d’entrer comme ses contradicteurs dans l’issue classique d’une crise de l’accumulation du capital (accumulation intensive liée à l’intensification de travail,) Boccara rappelle que la montée nouvelle des services de développement des capacités humaines, notamment les dépenses informationnelles, sont « traitées comme des machines », comme des capitaux pour se substituer à d’autres capitaux. Capital » quasi » constant, « stocks partagés, on voit ici à quel point la révolution informationnelle s’oppose radicalement à la révolution industrielle, au point de remettre en cause… « potentiellement », la division qui fonde le capitalisme, entre la production matérielle et la production idéelle ; entre le travail productif de valeur et de plus-value et le travail « improductif ». Pour notre part nous pensons comme Paul Boccara, que l’on ne peut confondre une « tendance objective » sur longue période et la réalité objective, matérielle et sociale La pente est glissante ici entre l’interprétation, idéaliste, d’une évolution « naturelle » de la révolution technologique (de la révolution industrielle à la révolution informationnelle), selon la théorie du capitalisme » dit » cognitif » et la conception marxiste d’un rapport contradictoire entre les tendances à développer le travail improductif et la recherche du taux moyen de profit. Ne serait-ce pas ce qui démontre l’hypothèse que je soutiens, d’une nouvelle phase du capitalisme, le capitalisme informationnel, dont le moteur essentiel, l’opérateur majeur de la transformation révolutionnaire du capitalisme serait justement le concept d’information, qui s’oppose à la production matérielle qui a engendré le capitalisme industriel.

Paul Boccara a analysé de façon tout à fait nouvelle les relations entre le taylorisme comme type particulier d’organisation du travail et le type de machines-outils spécialisés utilisées, sans parler de la comptabilité analytique introduite par Taylor et ses disciples. Il critique également à juste titre la définition très vague du « fordisme » comme un mode d’organisation du travail caractérisé par le convoyage… depuis la fin du xixe siècle (et les premières chaînes d’assemblage) jusqu’à nos jours, comme si le « flux » pouvait aussi bien caractériser le travail des OS à la chaîne il y a près de 100 ans, et le travail actuel dans les usines informatisées. Cette critique du « mythe » du « taylorisme-fordisme » est toujours ignorée par l’économie et la sociologie du travail. Face au blocage des relations entre l’économie et les études centrées sur le travail, mais coupées de l’économie, ce que Boccara appellera le « travaillisme », il s’agit de trouver une méthode qui vienne à bout du « tabou de la gestion », notamment chez les militants d’entreprise qui n’arrivent pas à faire le lien entre leur vécu de la crise (la souffrance au travail, les conditions de travail) et les propositions économiques alternatives de nouveaux critères de gestion, fondés sur une économie privilégiée du capital et non du travail.

à cela s’ajoute un événement théorique majeur, la mise en lumière par Paul Boccara et un certain nombre de chercheurs marxistes, d’un nouveau concept pour définir la révolution technologique qui succède aujourd’hui à la révolution industrielle : la révolution informationnelle 5. Pour Boccara, la révolution industrielle est marquée par les traits du capitalisme industriel (production des produits marchands, hiérarchie verticale, économies d’échelle, productivité du travail privilégiant le rapport/capital matériel/homme la domination du travail mort (machines, avances en capital spéculatif), alors que la révolution informationnelle dessine des bifurcations, des potentialités qui introduisent dans la culture capitaliste des normes de qualité, de partage, de coopération, et s’opposent à la pression dominante des critères de rentabilité, même si l’avenir peut paraître bien sombre pour un usage non capitaliste des NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication). La bataille pour les logiciels libres, pour le bien commun, pour l’intérêt général montre que l’on peut toujours ruser avec les dominances marchandes. Certes on entre alors dans le domaine non plus de la rationalité cartésienne « claire et distincte », mais de l’ambigu, de l’ambivalent, et donc pour un marxiste, le domaine des contradictions, des conflits sans que le processus évolutif soit déterminé d’avance. L’enjeu c’est l’enjeu de la bataille autour de deux orientations possibles de la révolution informationnelle : soit une récupération des formes non marchandes des nouvelles technologies par la loi du profit, soit on appelle au partage, au développement des individualités humaines, à travers le triomphe des formes publiques de l’intérêt général et on aboutit progressivement à un « dépassement » des contraires, au sens hégelien du verbe « auhheben ». Il s’agirait alors de dépasser en conservant et non de détruire ex nihilo, de faire table rase. Ce qui reste des anciennes formes unilatérales des innovations n’est pas un acquis à conserver comme un trésor sacré, mais plutôt un tremplin pour aller plus loin que le passé. 

------------

1. « L’anthroponomie de Paul Boccara », à paraître dans la Pensée.

2. Régulation et crises du capitalisme. L’expérience des états-Unis., Calmann-Lévy, 1976. Ce n’est déjà plus vrai en 1982.

3. Près de 10 000 exemplaires de la revue mensuelle Économie et Politique seront vendus.

4.Voir Robert Boyer, Théorie de la régulation. L’état des savoirs, La Découverte, 1996.

5. Voir P. Boccara, Issues, n° 16, 2e et 3e trimestre 1983. Voir aussi : J. Lojkine, La révolution informationnelle, PUF, 1992.

 

Il y a actuellement 0 réactions

Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.